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Réflexions sur la victoire électorale du Hamas, par Gilbert Achcar.


27 janvier 2006.


1.La victoire électorale écrasante du Hamas n’est qu’un des produits de l’utilisation soutenue - depuis les années 1950 - faite par les Etats-Unis, dans le monde musulman, du fondamentalisme islamique en tant qu’arme idéologique contre, à la fois, le nationalisme progressiste et le communisme [les PC staliniens]. Tout cela a été fait en collaboration étroite avec le royaume saoudien qui est, de fait, un protectorat des Etats-Unis presque depuis sa fondation. La promotion de l’interprétation la plus réactionnaire de la religion islamique - exploitant des croyances religieuses profondément enracinées dans des couches populaires - a conduit à ce que cette idéologie remplisse le vide laissé par l’épuisement - au cours des années 1970 - des deux courants idéologiques qu’elle a servi à combattre.

La route était donc pavée dans l’ensemble du monde musulman pour la transformation du fondamentalisme islamique en une expression prépondérante des amertumes et désillusions ayant un caractère de masse face aux attentes déçues, nationales et sociales. Cela se produisit au grand désarroi des Etats-Unis et de leur protectorat : l’Arabie saoudite. L’histoire des relations de Washington avec le fondamentalisme islamique est une des illustrations modernes et les plus frappantes de la métaphore de l’apprenti sorcier [1].


2. La scène palestinienne ne fit pas exception à cette architecture régionale d’ensemble, bien que le processus s’effectuât avec un certain décalage dans le temps. Initialement, le mouvement de guérilla palestinien occupa l’avant-scène suite à l’épuisement du nationalisme arabe plus traditionnel et en tant qu’expression d’une radicalisation. Toutefois, le mouvement connut une très rapide bureaucratisation stimulée par une injection impressionnante de pétrodollars. Il atteint des niveaux de corruption qui n’ont pas d’équivalent dans l’histoire des mouvements de libération nationale. Néanmoins, aussi longtemps que ce mouvement restait représenté sous les traits de l’OLP (Organisation de Libération de la Palestine) - qui peut être décrite comme un « appareil d’Etat sans Etat à la recherche d’un territoire » -, le mouvement national palestinien pouvait toujours donner corps aux aspirations de la vaste majorité des masses palestiniennes, cela malgré ses nombreux tournants, contorsions et trahisons de ses engagements dont son histoire est parsemée.

Toutefois, lorsqu’une nouvelle génération de Palestiniens s’est engagée dans la lutte à la fin des années 1980, avec la [première] Intifada qui commença en décembre 1987, sa radicalisation s’engagea de plus en plus sur la voie du fondamentalisme islamique. Cela fut facilité par le fait que la gauche palestinienne - qui était la force dirigeante dans les premiers mois de l’Intifada - a gaspillé cette dernière possibilité historique en s’alignant elle-même plus d’une fois derrière la direction de l’OLP, assurant de la sorte sa propre déroute.

A une échelle plus petite, Israël a aussi joué sa propre version de l’apprenti sorcier en appuyant le mouvement islamique fondamentaliste en tant que rival de l’OLP, avant cette [première] Intifada.


3. En 1993, les Accords d’Oslo ont ouvert la phase finale de la dégénérescence de l’OLP dans la mesure où sa direction - ou, plus exactement, le noyau dirigeant de sa direction qui passa par-dessus les organes dirigeants officiels - se vit offrir une tutelle sur la population palestinienne de Cisjordanie et de Gaza. Cela s’effectua en échange de ce qui équivaut à une capitulation : la direction de l’OLP abandonna les conditions minimales qui étaient requises par les négociateurs palestiniens depuis l’occupation en 1967 des Territoires, avant tout l’engagement israélien de geler la construction des « colonies de peuplement » [« implantations »] qui organisaient la colonisation du pays et puis de les démanteler. Les conditions mêmes de cette capitulation - qui vouait les Accords d’Oslo à un échec tragique comme des critiques le prédisaient à juste titre depuis le début - ne pouvaient qu’aboutir à une accélération d’un changement de l’attitude politique des masses populaires. L’Etat sioniste utilisa à son avantage le calme dans les Territoires occupés depuis 1967, tel qu’imposé par l’Autorité palestinienne (AP) qui, elle, remplissait son rôle de force de police qu’Israël lui avait octroyé par procuration. L’Etat sioniste en profita pour intensifier fortement la colonisation et la construction d’une infrastructure qui visait à faciliter son contrôle militaire sur ces territoires. En conséquence, le discrédit de l’AP augmenta de manière inexorable. Cette perte de soutien populaire limita de plus en plus sa capacité à sévir contre le mouvement islamique fondamentaliste palestinien, ce qui lui avait été demandé [par l’Etat sioniste] et qu’elle avait mis en oeuvre dès 1994. Cette fragilisation de sa base ne pouvait que rendre encore plus difficile l’objectif de marginaliser le mouvement islamique aux plans politique et idéologique. De plus, le déplacement de la bureaucratie de l’OLP de l’exil [entre autres, depuis la Tunisie] dans les Territoires - en tant qu’appareil dirigeant voué à la tâche de surveillance de la population qui menait l’Intifada - a conduit très vite à ce que la corruption atteigne des sommets « himalayens ». Cette corruption, la population des territoires a pu la constater depuis les premières loges.

En même temps, le Hamas comme l’essentiel des fractions du mouvement islamiste fondamentaliste - à la différence du « substituisme » strictement terroriste d’organisations parmi lesquelles al-Quaïda est devenu l’exemple le plus spectaculaire - manifestait une attention zélée à offrir des réponses concrètes aux besoins essentiels des couches populaires, en organisant des services sociaux, en cultivant une réputation d’austérité dans leur comportement et d’incorruptibilité.


4. La montée irrésistible d’Ariel Sharon à la tête de l’Etat israélien est le résultat de la provocation de septembre 2000 [en entrant sur l’esplanade des Mosquées], provocation qui déclencha la « Seconde Intifada » - un soulèvement qui, à cause de sa militarisation, ne possédait pas les traits les plus positifs de la dynamique populaire de la « première » Intifada. L’AP, étant donné sa nature, ne pouvait prendre appui sur l’auto-organisation des masses ; dès lors elle ne pouvait que s’engager sur la voie qui lui était la plus familière et la renforça : celle de la militarisation du soulèvement.

L’ascension de Sharon était aussi le produit de l’impasse auquel se heurtait le « processus d’Oslo » : c’est-à -dire l’affrontement entre, d’une part, l’interprétation sioniste du cadre d’Oslo - une version mise à jour du « plan Alon » de 1967, selon lequel l’Etat israélien abandonnerait les régions les plus habitées des territoires occupées à une administration palestinienne, tout en maintenant la colonisation et la militarisation de portions stratégiques des Territoires - et, d’autre part, celle de l’AP qui envisageait de recouvrer tout, ou presque tout, les Territoires occupés en 1967 ; sans cela elle savait qu’elle perdrait ce qui lui restait d’influence auprès de la population palestinienne.

La victoire électorale du criminel de guerre, Sharon, en février 2001 - un événement tout aussi « choquant » pour le moins, selon le langage médiatique, que la victoire du Hamas - renforça inévitablement le mouvement islamique fondamentaliste. Il est, d’une certaine manière, la contrepartie, en termes de radicalisation, de l’orientation sioniste dans un contexte de compromis historique [Oslo] mort-né. Tout cela a été accentué, évidemment, par l’accession ( résistible mais à laquelle il ne fut pas fait résistance) à la présidence des Etats-Unis de George W. Bush, accompagnée du déchaînement des ambitions impériales les plus échevelées suite aux attaques du 11 septembre 2001.


5. Ariel Sharon a joué finement sur la dialectique entre lui et son véritable opposant palestinien, le Hamas. Son calcul était simple : afin de mener à bien, de manière unilatérale, sa propre version dure de l’interprétation d’une « colonie de peuplement » [implantation] face aux Palestiniens, il avait besoin de réunir deux conditions : 1° réduire au maximum la pression internationale pouvant s’exercer sur lui - plus exactement celle des Etats-Unis, la seule qui importe en Israël ; 2° faire la démonstration qu’il n’existait aucune direction palestinienne qui pouvait « conclure des affaires » avec Israël.

Dans ce but, il devait mettre en relief la faiblesse et la douteuse capacité de l’AP à flanquer une correction au mouvement islamiste fondamentaliste, en sachant pertinemment que ce dernier représentait une abomination pour les Etats occidentaux.

Ainsi, chaque fois qu’une sorte de trêve, négociée par l’AP, était passée avec les organisations islamistes, le gouvernement Sharon s’adonnait à une « exécution extrajudiciaire » - en bon français : une exécution - afin de provoquer ces organisations à engager des représailles avec les moyens qui sont leurs « spécialités », leurs F-16 comme elles le disent : les attentats suicides.

Cela avait un double avantage : souligner l’incapacité de l’AP à contrôler la population palestinienne ; accroître la popularité de Sharon en Israël. En vérité, la victoire électorale du Hamas [en janvier 2006] est le résultat que la stratégie de Sharon cherchait à obtenir, comme divers observateurs perspicaces ne manquaient pas de le souligner.


6. Aussi longtemps qu’Arafat était vivant, il pouvait utiliser ce qui lui restait de son propre prestige historique. Contrairement à ce que de nombreux analystes ont affirmé, l’enfermement (la réclusion forcée) par Sharon d’Arafat au cours des derniers mois de sa vie n’a pas « discrédité » le dirigeant palestinien. En réalité, la popularité d’Arafat était historiquement au plus bas avant sa réclusion ; elle reprit vigueur après son « emprisonnement ».

En fait, la direction Arafat a toujours été directement nourrie par le caractère démoniaque que lui attribuait Israël. Sa popularité a augmenté lorsqu’il devint le prisonnier de Sharon. Voilà pourquoi le candidat d’Israël et des Etats-Unis, Mahmoud Abbas, n’était pas capable de prendre effectivement les affaires en main aussi longtemps qu’Arafat était en vie.

C’est aussi la raison pour laquelle, aussi bien l’administration Bush que Sharon ne voulaient pas laisser les Palestiniens organiser des nouvelles élections ­ ­- ce qu’Arafat ne cessait de réclamer au moment où sa représentativité était mise en cause [par Israël et les Etats-Unis] de manière hypocrite en invoquant la nécessité de mettre en oeuvre, antérieurement, des « réformes démocratiques ». La nature même des « démocrates » soutenus par Washington et Israël - démocrates certifiés par ce qualificatif - est incarnée de manièrfe exemplaire par Muhammad Dahlan, le dirigeant le plus corrompu d’un des appareils de « sécurité » rivaux qu’Arafat gardait sous son contrôle, selon le modèle traditionnel des régimes autocratiques arabes.


7. La victoire électorale du Hamas constitue une claque retentissante pour l’administration Bush. C’est la dernière illustration spectaculairement projetée de la politique de l’apprenti sorcier conduite par les Etats-Unis dans le Moyen-Orient. C’est le dernier clou enfoncé dans le cercueil de la rhétorique néo-conservatrice, démagogique et mensongère ayant trait à l’apport de « la démocratie » dans le « Grand Moyen-Orient ». Il est certes trop tôt pour faire des prédictions fondées sur ce qui se passera sur le terrain. Il est néanmoins possible d’émettre quelques observations et d’avancer quelques pronostics.


Le Hamas n’a pas de motivation sociale à collaborer dans le cadre de l’occupation menée par Israël, du moins sous une forme ressemblant à celle qui trouvait sa racine dans l’appareil de l’OLP dont l’AP provenait. Le Hamas doit actuellement faire face à un certain désarroi sous l’effet de sa victoire. Il aurait certainement préféré la position beaucoup plus confortable d’être la principale force d’opposition parlementaire à l’AP. Dès lors, il faut beaucoup d’auto-illusion et de volonté de prédictions autoréalisantes pour croire que le Hamas s’adaptera aux conditions mises sur la table par les Etats-Unis et Israël. Une collaboration est d’autant moins crédible du fait que le gouvernement israélien, sous la direction du nouveau parti Kadima, fondé par Sharon, continuera sa politique, utilisant à fond le résultat des élections qui convient si bien à ses plans. Cela rend impossible un compromis avec le Hamas. Enfin, le Hamas doit faire face à un rival apte à la surenchère : le « Djihad islamique » qui a boycotté les élections.


Afin de tenter de sauver la composante palestinienne névralgique pour l’ensemble de la politique moyen orientale des Etats-Unis - composante que Washington a réussi à jeter dans une situation désespérée - l’administration Bush va certainement prendre en considération trois possibilités.

- La première consisterait à opérer un tournant majeur en direction du Hamas, un tournant acheté et effectué grâce à la médiation de l’Arabie saoudite. Cela est cependant peu vraisemblable pour les raisons mentionnées ci-dessus ; et le processus serait long ainsi que les résultats incertains.

- Une seconde consisterait à stimuler des tensions et des oppositions au Hamas afin de provoquer des nouvelles élections dans un futur pas trop lointain ; cela en utilisant l’avantage du vaste pouvoir présidentiel qu’Arafat s’était attribué et dont Mahmoud Abbas a hérité, ou, alors, en faisant que ce dernier démissionne et qu’une élection présidentielle doive se tenir. Pour qu’une telle opération soit couronnée de succès, ou ait un sens quelconque, il faut disposer d’une personnalité pouvant regagner une majorité en faveur de la direction palestinienne traditionnelle. Mais la seule personnalité disposant du minimum de prestige requis pour un tel rôle est, aujourd’hui, Marwan Barghouti, qui - depuis sa prison israélienne - a passé une alliance avec Dahlan, avant les élections. Il est dès lors envisageable que Washington exerce une pression sur Israël afin que Barghouti soit libéré.

- Une troisième option consisterait à mettre en place consiste en un « scénario algérien ». Je fais référence ici à l’interruption du processus électoral en Algérie, telle qu’elle fut dictée par la Junte militaire en 1992. Cette option est déjà envisagée selon divers articles de la presse arabe. L’appareil répressif de l’AP mènerait une attaque contre le Hamas, imposerait un état de siège et établirait une dictature militaire. Evidemment, une combinaison des deux dernières options (ou scénarios) est aussi possible, en reportant dans le temps la répression contre le Hamas, jusqu’à ce que les conditions politiques existantes soient plus propices à la dernière option.

Toute tentative des Etats-Unis et de l’Union européenne (UE) de soumettre par la faim les Palestiniens en interrompant l’aide économique qu’ils accordent conduirait à un désastre aussi bien au plan humanitaire qu’au plan politique. Un tel choix devrait rencontrer la plus ferme opposition.

La gestion catastrophique de la politique états-unienne, sous la direction Bush, au Moyen-Orient - couronnant des décennies de choix impériaux frappés de myopie et de « maladresses » - n’a pas fini de fournir tous ces fruits amers

Gilbert Achcar


Gilbert Achcar enseigne les sciences politiques à Paris-8 et est l’auteur, entre autres, de deux ouvrages publiés aux Editions Page deux : L’Orient incandescent, 2003, et Le dilemme israélien. Un débat entre Juifs de gauche, 2006


 Traduit de l’anglais par la rédaction de A l’Encontre.

 Source : A L’ Encontre www.alencontre.org


Après l’élection du Hamas, une seule solution : en finir avec l’occupation - UJFP.



[1Voir à ce propos mon ouvrage Le Choc des barbaries, 10/18, 2004.


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