Séduire et convaincre

Il me semble qu’on ne peut véritablement comprendre le délitement des valeurs traditionnelles – celles qui fondent la civilisation : effort, engagement, courage, éducation... – sans comprendre en quoi celles-ci ont été détournées par une autorité illégitime qui, via la pseudo-liberté offerte par la société de consommation, aura œuvré en faveur d’une culture de la séduction propre à servir ses intérêts.

Politiciens de tous bords, artistes promus et journalistes autorisés ne s’engagent définitivement plus pour la justice, l’ordre et l’esthétique – autrement dit pour le vrai, le beau et le bien –, mais se contentent désormais d’alimenter cette nouvelle culture de la séduction, héritière du règne de la publicité, qui en fait de près ou de loin des auxiliaires du pouvoir en place.

On ne cherche plus à faire, mais à plaire. À gagner toujours plus d’électeurs, d’auditeurs, de followers, comme si la quantité acquise pouvait être, au détriment de la qualité réelle, une fin en soi. Comme si l’on avait, en quelque sorte, « sacrifié le fond pour la forme ». Avec tout ce que cela comporte de dangereusement mensonger.

En ce sens, le terme de « follower » (« suiveur », en bon français), propre au monde virtuel des réseaux sociaux, est tout à fait significatif de ce conformisme de la médiocrité, qui semble davantage relever d’une incapacité avouée à l’autonomie que d’un quelconque réflexe grégaire. Ainsi, comment qualifier la popularité d’une personnalité virtuelle « suivie » par des millions de fantômes et d’attardés ? Sa « légitimité » n’en est-elle pas toute relative ?...

De la même façon, quelle est la légitimité du représentant d’un groupe humain élu par une « majorité » de votants séduits (s’ils ne sont pas fictifs...) plutôt que convaincus ? N’atteint-on pas ici, par une collusion politico-médiatique obligée et l’impunité du mensonge, les limites de la démocratie ?

Voilà le drame de la société de l’éphémère, où tout vous est accessible au nom d’un progrès déresponsabilisant et du sacro-saint « pouvoir d’achat » : la séduction s’est substituée à la conviction, produisant un monde d’enfants gâtés, de jaloux, de faux savants et de faux rebelles voués au malheur. Car un être sans principes est un être malheureux : son seul désir et ses caprices de consommateur n’en feront jamais quelqu’un d’épanoui. Il lui manquera toujours le goût de la transcendance.

C’est ainsi que l’on est passé de la politique à l’idéologie, ou de la politique à l’électoralisme, la paresse intellectuelle de rigueur le disputant au cynisme des prédateurs prêts à tout pour se maintenir au pouvoir. Le goût du travestissement et l’aptitude au bavardage étant manifestement des qualités suffisantes pour gouverner. Le fond important peu. Pourvu que l’intérêt général serve l’intérêt privé de ceux qui gouvernent.

Nous vivons aujourd’hui, avec la révolution numérique et le vertige de l’intelligence artificielle — qui semble annoncer le fichage généralisé des populations autant qu’un inévitable chômage de masse —, une crise de la temporalité. Dans cette nouvelle ère technocratique, où le faux principe de séduction parasite et dénature en tous domaines les relations, il est urgent de rappeler aux imposteurs, petits et grands, où est leur place.

Si l’on peut faire, personnellement, le choix de la vie en communauté, de l’isolement et du stoïcisme face à la tyrannie et la perfidie d’un système tentaculaire, la question est de savoir quels modèles nous entendons proposer à cette jeunesse innocente qu’on agresse au quotidien à coups d’injonctions contre-nature. La gloriole, l’illusion de la fortune et l’assurance du privilège peuvent-elles raisonnablement servir de moteurs à l’homme ? L’éphémère doit-il l’emporter sur le durable au nom d’un matérialisme régnant, produit de la dictature des ignorants et des nouveaux riches ? La pulsion doit-elle enfin triompher de l’idée de sublimation, au nom de la démocratisation des vices et de la culture morbide du selfie ?

Qu’est-ce qu’un monde où l’engagement n’est plus estimé, reconnu, encouragé ? Un monde sans pompiers, sans médecins, sans enseignants ? Ce projet dystopique, amorcé de façon plus ou moins grotesque par les leaders globalistes et autres escrocs tapageurs du progressisme, ne verra jamais le jour : l’homme, même s’il doit encaisser les coups des puissants et de ses congénères fièrement asservis, veille en silence, tel le félin prêt à bondir pour défendre son territoire et sa progéniture. Si le pelage est doux, la morsure peut être mortelle...

Tant que le domaine politique ne sera franchement purgé de ses imposteurs et séducteurs, tant que les médias et l’institution scolaire ne rempliront avec l’exigence nécessaire leur rôle d’éducation des populations — éducation à l’indépendance et à l’esprit critique —, on ne pourra espérer une société apaisée, riche de son sens de l’engagement. Tant que l’on ne sera repassé de la démagogie à la pédagogie, l’abus d’autorité sera la règle.

Car ce sont bien l’indépendance et l’esprit critique qui mènent, en un cheminement personnel basé sur l’expérience, à l’engagement. La contrainte et le mensonge — fussent-ils savamment maquillés en dogmes et en normes — étant les moyens employés par les prédateurs et les incompétents, que le pouvoir attire systématiquement comme le miel attire les mouches. Et il faudrait se satisfaire, comme seul spectacle dans la cité, de l’agitation des mouches ?

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COMMENTAIRES  

04/10/2024 16:11 par Erno Renoncourt

Le monde dérive vers les frontières obscures d’une indigente déchéance. Par effondrement de leur conscience, enchevêtrée dans les marais précaires de l’existence, les hommes ont cessé de vibrer de dignité pour s’accrocher aux droits éphémères, aux libertés virtuelles que donne le néolibéralisme pour terrasser l’humanité. C’est l’avoir qui a été dressé contre l’être dans le temps des métamorphoses trans-humanistes du néolibéralisme : avoir du succès, avoir un iphone dernier cri, vouloir être admiré, avoir peur d’être détesté pour sa radicalité, refuser d’être soi, renoncer au courage d’assumer une idée minoritaire qui choque, sécuriser le confort de son employabilité, augmenter le nombre de ses relations virtuelles. Renoncer à l’exercice de la pensée critique pour rejoindre la grande communauté des aliénés rendus artificiellement intelligents, voilà les soubresauts qui doivent nous conduire vers le GRAAL du post-humanisme.

05/10/2024 08:38 par Rorik

Erno Renoncourt,

Merci pour cette synthèse, tout est dit ! Et à ceux qui prétendent que "nous n’avons pas le choix" face à nos tyrans déguisés en démocrates, répondons qu’une cause de malheur n’en chasse pas nécessairement une autre, et que certaines sont même tout à fait complémentaires : la perversité des manipulateurs étant en grande partie possible à cause de la lâcheté et l’ignorance des manipulés, pour peu que ces derniers soient en âge et en état de penser le monde. D’où l’importance cruciale de l’éducation ; pas celle des idéologues, mais celle qui rend libre.

05/10/2024 20:37 par Erno Renoncourt

@Rorik

Vous ne savez pas à quel point vos idées résonnent dans ma propre conception des choses de ce monde. Ce que vous décrivez à la fin de votre commentaire est justement ce que je me tue à propose aux acteurs décisionnels de mon pays : rompre d’avec l’insignifiance académique et le rayonnement indigent des institutions crapules de l’Occident pour assumer l’apprentissage contextuel. C’est ce dont parlera justement la seconde partie de mon texte sur l’impunité des crimes de l’Occident et l’impuissance des peuples.

Un ami, à qui j’ai transmis le lien vers votre texte, m’a écrit après lecture pour me dire, n’était-ce le style d’écriture, il aurait juré que votre texte était de moi, car ce sont les mêmes idées que je défends avec une insolence et une défiance envers les intellectuels anoblis et insignifiants de mon pays, lesquels me le rendent bien par une haine profonde. Ce qui me vaut un blacklistage tant du point de vue professionnel que du point de vue de visibilité de mes articles dans les médias. IL vous sera difficile de trouver dans les médias (même ceux dits progressistes) en Haïti un écho de ce dernier texte que @LGS a publié.

Voilà pourquoi, je suis reconnaissant envers @LGS, d’autant plus que la richesse des idées disponibles sur ce site, en termes d’engagement pour la vérité, la justice et l’humain......Merci pour ce retour.

05/10/2024 23:02 par Safiya

@Rorik
Autre terme tout autant hallucinant que follower, celui d’influenceur.

Pour vous et pour @Arno Renoncourt :

Ex-colonisée ? Néo-colonisée ?
Ma tête écartelée
dérive
plaie vive

Faut-il enfouir et vite refermer la besace ?
Essayer de rester de glace ?
De faire comme si ?
Inextricable lacis
Avec au bout l’impasse
Où je rebois la tasse
De la démocratie dévoyée
Où la seule liberté prônée
Est celle de bien consommer
Du sexe, de la culture
Des voyages ou du blé dur

Exécrable vie en porte-à-faux
Où l’amour va à vau-l’eau
Regretter l’époque des sérails à jamais révolue ?
Vomir celle des potiches résolues ?
Rugueuse est ta liberté ô femme !
A l’enfance spoliée infâme
Irréparable fêlure de l’imposture
Qui fit mes ancêtres Gaulois
Sans crainte du mauvais aloi
Et fi ! des aïeux Imazighen-Numides
Ô yeux cessez donc d’être humides

J’endosse alors l’armure de mes rêves
Comme une écume ourle les grèves
De ma mémoire effilochée
De petite fille colifichet
Ressurgissent des fils de fer barbelés
Bèba et yemma harcelés
Par des soldats sans retenue
D’un autre continent venus
Réminiscences que je préfère taire
Pour pas sombrer et, à tâtons, être

Le coeur vrillé par ces sursauts
Corps ployé sous les assauts
Je m’agrippe au rêve du jour
Tant attendu de mon retour
Vers cette terre de lumière
Généreuse et altière
De sang irriguée
De souffrances martelée
Et de larmes pétrie
Cette terre ma patrie

Ô Algérie tant aimée
Aujourd’hui en pâture livrée
A l’économie de marché
Aux magnats aux mafias associés
Assujettie au nouvel ordre mondial
Où libéral rime si bien avec vénal
De par le monde tes enfants meurtris
Attendent que sonne l’hallali
Et le réveil du peuple nommé "ghachi"

Safiya

06/10/2024 13:20 par Safiya

Pardon Erno Renoncourt d’avoir écorché votre prénom.
Bien à vous.

06/10/2024 21:39 par Anonyme

@Safiya

Aucun souci, ces choses arrivent. Merci pour votre joli poème qui dit tant de choses de notre monde avec tant d’éloquence. Et c’est d’autant plus intéressant qu’il est de plus en plus reconnu que face à l’impuissance devant l’impunité, c’est avec ce qu’on a au plus profond de soi qu’on résiste : son authenticité, sa culture, son identité.....or ce sont là autant de dimensions enfouies dans l’oubli , au plus profond de l’inconscience collective par de pseudos droits et de pseudos valeurs.

A bientôt.

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