C’est du 3ème Heredia, le cousin des deux poètes, comme politique français dont je vais parler.
Severiano a été un personnage important de la 3ème République à ses débuts. Pendant 30 ans, il s’est identifié avec ce qu’elle signifiait, et avec ce qu’elle a fait de meilleur. Mieux : il a contribué, de 1873 à 93, à l’asseoir et à la construire. Depuis une position de gauche il l’a poussée à aller de l’avant dans un sens démocratique.
1 / Il s’est toujours placé du côté de la démocratie parlementaire, face au bonapartisme de Napoléon III, à l’autoritarisme, au militarisme et à l’aventurisme du Maréchal Mac Mahon puis du Général Boulanger.
2 / Partisan, sans réserves, de l’instauration immédiate de l’Instruction primaire gratuite, laïque et obligatoire pour les deux sexes, il a agi avec constance pour le développement d’un tel enseignement à Paris, et aussi très concrètement, pour le développement de l’enseignement professionnel laïque, notamment pour les adultes, mais aussi pour les jeunes filles, pour la mise en place de cours du soir, pour l’ouverture de bibliothèques municipales.
3 / Partisan déclaré, dès 1873, de la séparation absolue des Eglises et de l’Etat, il s’est appliqué à faire aboutir cette réforme fondatrice de notre République, et en l’attendant, il s’est battu pour la laïcisation de la société en tant que citoyen libre-penseur et figure éminente du Grand Orient de France.
4 / Severiano a été un homme avancé sur le plan sociétal et sensible aux problèmes sociaux. Conseiller municipal, il a oeuvré en pionnier pour le droit à l’incinération. Conseiller général, il a voulu qu’une femme entre dans les services administratifs de surveillance du travail des femmes et des enfants. Ministre, il a favorisé la nomination d’un ouvrier -le premier- au Conseil d’Administration des Chemins de Fer.
5 / Elu radical du quartier des Ternes en 1873, il a été successivement conseiller municipal, vice-président puis président du Conseil de Paris c’est-à -dire à l’époque (1879-80), Maire de Paris, tout en se battant pour que Paris obtienne les mêmes droits que toutes les autres villes de France. Député de la Seine (1881-84), Ministre des Finances Publics (6 mois en 1887), il a été, dans toutes ces fonctions, apprécié pour son esprit de méthode et pour ses qualités de gestionnaire financier.
6 / Homme cultivé, très travailleur, compétent dans beaucoup de domaines (l’économie, l’histoire, la littérature, les arts) il fut correspondant d’une revue d’art espagnole. S’exprimant bien, il a été un conférencier actif qui attirait des foules nombreuses et un animateur d’événements commémoratifs. Ainsi, il a été chargé de préparer une anthologie de 1000 pages pour le centenaire de la mort de Voltaire (1878) et d’organiser le 1er congrès maçonnique international pour le centenaire de la Révolution Française dont il était un admirateur enthousiaste.
7 / S’il a tardé à libérer les esclaves de la plantation dont il avait hérité de son père, dans la région de Matanzas, il a entretenu des liens autres qu’économiques avec sa patrie d’origine. Il a représenté la Franc Maçonnerie cubaine auprès du Grand Orient de France. Il a adhéré en 1896 au Comité de Cuba Libre qui soutenait le combat des Cubains pour leur indépendance. Parallèlement, il a, à l’Union française latino-américaine (qu’il a présidé pendant 5 ans) travaillé au développement des relations de la France avec l’Amérique Latine.
8 / Il a accumulé, par son prestige, son efficacité, son dévouement et sa cordialité, les présidences de nombreuses sociétés et associations. L’une est parlante car elle montre le niveau de son autorité : il a présidé durant 4 ans - alors que la règle était d’une seule année - l’Association Philotechnique (cours de formation et d’apprentissage du soir pour adultes) au début des années 80, succédant à ce poste à Victor Hugo et y précédant Jules Ferry. « Excusez du peu ! »…
Et tout cela, ces fonctions et ces honneurs, malgré ses origines : un étranger né à la Havane, un bâtard, un descendant d’esclaves africains par sa mère, un orphelin précoce, un mulâtre foncé (un « nègre » comme diront ses détracteurs d’alors).
Malgré cela, Severiano de Heredia, est, comme nous l’avons établi et pensons pouvoir continuer à l’affirmer, le premier et le seul « maire » de couleur qu’ait compté la capitale.
Puisqu’il est question de prix littéraire lors de cette assemblée, ajoutons que Severiano n’en reçut aucun, malgré les encouragements de Victor Hugo, et bien qu’il ait pu y prétendre, étant donné qu’il fut un bon poète, un bon critique littéraire, un bon essayiste, un bon orateur.
S’il n’a pas eu de prix littéraire, il en a eu trois autres,
A savoir :
1 / En 1855, à la fin de ses études secondaires au lycée Louis-le-Grand où il avait trusté les prix scolaires, lui fut décerné le prix des Anciens Elèves, un prix honorifique attribué par ses camarades et ses professeurs, pour ses mérites intellectuels, sa valeur morale et son esprit de camaraderie. Un véritable « Prix Orange » ! Il en sera toujours le plus fier. Son intégration s’est faite sans heurt. Certes, sa fortune y a contribué ainsi que sa détermination, mais aussi une société ouverte qui primait le mérite d’où qu’il vienne.
2 / Après ce « Prix Orange », il reçoit un prix « tricolore », fictif mais ô combien emblématique. Voyez la couverture de ce livre. Elle reproduit une caricature de Severiano, enveloppé dans le drapeau français, par le célèbre André Gill, exécutée en 1880. L’artiste n’a pas forcé les traits négroïdes mais il ne les a pas gommés. Severiano venait de présider le Conseil Municipal de Paris et le voilà incarnant la nation française « cocorico » dix ans après sa naturalisation.
3 / Dix ans plus tard, tout a changé. C’est le prix « Noir de noir » qui lui est décerné. Severiano est parvenu au gouvernement sans opposition ouverte, autre que politique. Mais, membre d’un gouvernement restreint à 10 ministres, il est monté « trop » haut et là , ses origines et son faciès commencent à faire problème. Alors que la Conférence de Berlin a décidé le partage, la conquête et la colonisation de l’Afrique noire, au nom de la civilisation ; alors qu’on expose, comme des bêtes exotiques, des hommes noirs au Jardin d’Acclimatation ; comment imaginer qu’un homme de couleur puisse être le porteur de ce courant « civilisateur », quand il en est, tout entier, la négation et la réfutation ?
M. de Heredia est devenu, pour une certaine presse, « le nègre du ministère », le « ministre chocolat ». Les bassesses les plus immondes sont proférées à son encontre. Un exemple : « Né à La Havane, d’un juif allemand et d’une négresse […], il a le manque de mesure du sauvage et l’excès de cupidité des fils d’Israël ».
Au milieu des années 80, il commence à être dénigré et assommé. Puis il est écarté et carrément occulté après sa mort, oublié depuis plus d’un siècle.
Oublié et bien oublié. « On nous l’a caché » (Huma de ce matin 18 avril 2013).
Aujourd’hui, pas une rue, pas une salle, aucun lieu public ne porte son nom ; pas de portrait de lui, même pas à l’Hôtel de Ville de Paris qui collectionne, pourtant, portraits et statues de ses anciens maires ; pas de trace de son existence dans la Cité Nationale de l’Histoire de l’Immigration, ni dans les ouvrages qui évoquent « ces Noirs qui ont fait la France », etc…
Severiano de Heredia a été une victime - je ne sais si centrale ou collatérale - de la politique coloniale de la France en Afrique, et de la persistance d’un état d’esprit colonialiste chez nous, même après l’étape dite de la « décolonisation ».
En lui redonnant vie, nous contribuerons un peu à l’éradication nécessaire de l’esprit colonialiste et raciste, et aussi, un peu, à l’enrichissement de l’histoire séculaire des relations culturelles franco-cubaines.
Paul Estrade.
A lire, aux éditions les Indes savantes :
« Severiano de Heredia, ce mulâtre cubain que Paris fit « maire » et la République ministre » Paul Estrade 15 Juillet 2013. 159 pages, 21 euros.
Pour commander : http://www.librairie-renaissance.fr/9782846542708-severiano-de-heredia-ce-mulatre-cubain-que-paris-fit-maire-et-la-republique-ministre-paul-estrade/
(1) L’association Cuba Coopération France avait organisé la présentation du Prix littéraire 2013 de la Maison Victor Hugo de La Havane Sous le haut patronage de M. Jean-Pierre Bel, Président du Sénat, avec la participation de M. Orlando Requeijo Gual, Ambassadeur de la République de Cuba en France.