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Trump, ou le syndrome de la balle dans le pied

Les Etats-Unis qui jettent le « multilatéralisme » aux orties, le retrait américain de l’accord sur le nucléaire iranien, la guerre commerciale qui pointe à l’horizon, le G7 qui tourne à la foire d’empoigne, l’Union européenne réduite à l’impuissance : ce qui pourrait passer superficiellement pour une série de mini-crises est révélateur de tendances profondes. C’est comme un foisonnement de signes cliniques. Il y a ce que l’on voit - de simples péripéties, dirait-on -, et puis, sous cette apparence, comme un délitement souterrain des structures.

Pour brosser le portrait d’un monde occidental à la dérive, il faut naturellement partir d’une analyse de ce qui se joue aux USA. D’abord parce que le poisson pourrit toujours par la tête, et ensuite parce que Trump contribue à ce pourrissement en s’ingéniant précisément à le conjurer. Le système politique américain étant ce qu’il est, la nouvelle administration, en effet, a les mêmes objectifs que les précédentes. Héritière d’un empire surdimensionné, elle s’efforce d’en maintenir l’hégémonie en pratiquant le déni de réalité.

Son premier cheval de bataille, celui sur lequel Trump joue sa crédibilité, c’est la lutte contre le déclin industriel. Il doit son succès électoral du 8 novembre 2016 au ralliement des cols bleus ruinés par le libre-échange. La guerre commerciale entamée avec la Chine, l’UE et le Canada n’est pas une lubie : elle accomplit une promesse de campagne. Les USA sont le premier importateur mondial, et leur déficit avec la Chine dépassait en 2017 les 345 milliards de dollars. Il faut donc enrayer l’effondrement progressif des capacités productives américaines.

Mais pour y parvenir, l’administration Trump est confrontée à un choix de méthode. Les USA ont connu une prospérité sans précédent en misant sur une mondialisation dont ils tiraient profit. Ce règne des multinationales est loin d’être achevé, mais elles produisent de moins en moins sur le sol américain. Pour conserver sa position dominante, le capitalisme américain, en réalité, a sacrifié sa propre classe ouvrière. Remplacée par des Chinois ou des robots, elle vient grossir les rangs des miséreux qui campent dans les faubourgs des grandes villes.

A l’autre bout de l’échelle sociale, en revanche, tout va pour le mieux. Tandis que les pauvres sont de plus en plus nombreux, les riches sont de plus en plus riches. Contrairement aux emplois, qui sont délocalisés, les bénéfices réalisés à l’étranger sont rapatriés. Aggravée par une financiarisation débridée, cette distorsion entre la richesse et l’emploi ruine le consensus social américain. L’intelligence de Trump est de l’avoir compris et d’en avoir fait un argument électoral. La limite de cette intelligence, c’est qu’il s’y prend très mal pour résoudre le problème.

Lorsque les règles du jeu deviennent défavorables à celui qui les a inventées, il a la tentation de vouloir les changer. Manifestement, c’est ce que fait Trump. Le libre-échange réduisant au chômage les ouvriers de la « Rust Belt », il veut instaurer des protections qui font fi des accords commerciaux internationaux. Or cette démarche représente la quadrature du cercle pour un pays comme les Etats-Unis. Ayant mondialisé son économie sous la pression des multinationales, il leur fera payer cher le moindre retour en arrière. En clair, le protectionnisme est à double tranchant, et c’est ce qu’ont montré les réactions chinoises, européennes et canadiennes.

A supposer qu’elle ait lieu - ce qui n’est pas sûr - , la guerre commerciale sera au pire un désastre, au mieux un jeu à somme nulle. Trump le sait, et c’est pourquoi sa politique néo-impériale se contentera sans doute dans ce domaine de proclamations inoffensives. Il n’entend pas passer à la postérité comme celui qui a ruiné les fondements de la puissance américaine. Il préfère nettement ouvrir d’autres fronts où il pense pouvoir obtenir l’avantage. Et l’incohérence - ou l’imprévisibilité - qu’on lui prête souvent ici n’est probablement qu’apparente.

Le meilleur exemple est celui de sa politique en matière nucléaire. En pratiquant le grand écart entre l’Iran et la Corée du Nord, Trump montre que le nucléaire, précisément, n’a aucune importance. D’abord parce que la nucléarisation de la Corée du Nord est un fait accompli - et irréversible - et qu’il n’y a rien d’autre à obtenir de ce pays - du point de vue américain - qu’un réchauffement diplomatique destiné à rassurer Séoul dans le but d’alléger la charge du parapluie militaire US. Ensuite, parce que l’Iran au contraire, bien qu’il n’ait aucune arme nucléaire, est un adversaire systémique des Etats-Unis et qu’il s’agit bel et bien de l’affaiblir par tous les moyens.

De la Syrie au Yémen en passant par l’Irak, le Liban et la Palestine, Téhéran est une épine colossale dans le pied de Washington. Chef de file de l’axe de la résistance, il est la bête noire d’Israël, Etat-colon expansionniste auquel Trump s’est empressé de faire allégeance en remerciement de la neutralisation du lobby pro-israélien durant la campagne présidentielle. En isolant l’Iran, Trump fait coup double : il satisfait Tel Aviv - et Ryiad - tout en provoquant l’étranglement économique dont il attend un « regime change » par inanition, à défaut d’un soulèvement armé piloté de l’étranger sur le modèle syrien.

Mais la partie n’est pas gagnée. Car en coupant ce grand pays des circuits économiques et financiers occidentaux, il l’ouvre à d’autres influences. Ce n’est pas un hasard si l’Iran vient d’adhérer à l’Organisation de coopération de Shangaï au côté de la Russie, de l’Inde et de la Chine, cette organisation représentant désormais 40 % de la population et 25 % du PIB mondial. Le retrait américain de l’accord de 2015 sur le nucléaire iranien, de plus, génère une série de dommages collatéraux. Il provoquera le départ de ce pays de nombreuses entreprises européennes, et notamment de Total, première capitalisation boursière du CAC40.

Entreprise multinationale dont 30% du capital est détenu par des actionnaires américains, Total devait participer à l’exploitation du gisement gazier offshore « South Pars », le plus grand au monde, situé dans le golfe Persique et les eaux territoriales iraniennes. C’est fini. Le projet passe dans d’autres mains, et pas n’importe lesquelles. Poussé au départ par Washington, Total cédera la place au géant chinois des hydrocarbures CNPC, ravi d’emporter le morceau. En voulant punir Téhéran, Trump a fait un cadeau de choix à la Chine, principal concurrent des USA à la tête de l’économie mondiale et premier responsable du déficit commercial américain. C’est un comble.

A l’entendre, Trump rêve de restaurer « la grandeur de l’Amérique ». Il a porté le budget militaire US à des sommets inégalés (700 milliards de dollars) et poursuivi une confrontation avec la Russie dont le seul intérêt - à courte vue - est de couper la Russie de ses partenaires européens, ce qui explique le rôle actif du Royaume-Uni, voltigeur de l’empire US, dans la diabolisation de Moscou. Il n’est pas néoconservateur à la façon de George W. Bush ni interventionniste à la sauce humanitaire comme l’étaient les démocrates. Mais comme il s’est fait élire pour conjurer les affres du déclin, il entretient le mythe d’une Amérique renaissante qui croit qu’il suffit d’aligner des porte-avions pour dominer le monde.

Heureusement, cette ambition démesurée rencontre le principe de réalité sur tous les fronts. Le Moyen-Orient est l’épicentre d’une confrontation où Moscou s’est placé au centre du jeu, condamnant Washington à faire tapisserie pendant que les Russes mènent la danse. En dents de scie, la politique américaine en Syrie est vouée à l’échec. L’armée syrienne reconquiert le territoire national, et le dernier carré des supplétifs lobotomisés va rendre les armes. Tandis que Moscou et Damas célébreront les 50 ans d’une alliance désormais adossée au géant chinois, le mariage de Washington avec Riyad et Tel Aviv apparaîtra peut-être un jour comme une erreur de casting.

En matière géopolitique, les apparences sont trompeuses. L’excès de puissance ne transfuse pas nécessairement en intelligence stratégique. Les Américains dépensent 2187 dollars par an et par habitant pour leur défense, contre 154 dollars pour les Chinois. On n’observe pas la même proportion dans les résultats. Les menaces proférées simultanément contre Moscou et Pékin sont à l’opposé de la stratégie - payante à l’époque de Kissinger - qui consistait à trianguler la Russie et la Chine afin de diviser les puissances continentales. Trump, lui, semble vouloir en découdre avec tout le monde (Chine, Russie, Iran, Syrie, Corée du Nord, Cuba, Vénézuéla) et - fort heureusement - il n’affronte personne pour de bon.

L’Amérique de Trump croit qu’elle peut pratiquer la politique de celui qui retire l’échelle après l’avoir utilisée pour grimper au sommet. Mais la réalité, c’est qu’elle n’est plus vraiment au sommet. La politique néo-impériale de Donald Trump enrichira comme jamais les marchands d’armes et les magnats de la finance. Le paradoxe, c’est qu’elle contribuera aussi à l’hégémonie mondiale de ceux qui, loin des Etats-Unis, investissent dans les infrastructures et non dans les industries de l’armement, et qui combattent la pauvreté au lieu de l’entretenir. Inutile de préciser qui détient les clés du futur. La politique de Trump, pour l’Amérique, c’est le syndrome de la balle dans le pied.

Bruno GUIGUE

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COMMENTAIRES  

01/07/2018 10:52 par mediacideur

Passionnant, comme d’habitude, Mister Guigue. Toutefois, ce passage

...l’Iran vient d’adhérer à l’Organisation de coopération de Shangaï au côté de la Russie, de l’Inde et de la Chine, cette organisation représentant désormais 40 % de la population et 25 % du PIB mondial.

me tarabuste parce qu’il me semble que l’Iran ne fait pas (encore ?) partie de cette Organisation de Shangaï, il participe à ses travaux en tant que pays observateur, et ce depuis 2005

01/07/2018 15:22 par Bruno Guigue
01/07/2018 16:07 par Danael

Ce n’est pas que Trump s’y prend mal pour appliquer son programme électoral c’est qu’il n’est plus en mesure de le faire. D’une part les Etats-Unis n’ont plus le statut de première puissance économique mondiale pour imposer quoi que ce soit car c’est la Chine qui l’a. Donc elle ne peut décider de sanctions qui pourraient lui rapporter. D’autre part, comme le souligne Bruno Guigue, elle mangerait sa propre tête : Ayant mondialisé son économie sous la pression des multinationales, il leur fera payer cher le moindre retour en arrière. Quant à leur domination militaire, elle ne donne aucun résultat sinon des désastres humanitaires que les États alliés (ayant participé à cette aventure) ne contrôlent même plus accélérant ainsi leur débilitation. Sur le plan diplomatique, c’est la Russie qui est devenue pour l’instant l’acteur principal dans la solution des conflits régionaux créés par l’Otan et ses alliés et dans ce sens l’Iran joue un rôle clé pour la Russie au Moyen-Orient. Vu les derniers développements infructueux mais toujours menaçants de tentative d’isolement de l’Iran par les États-Unis et leur refus d’accorder une quelconque valeur aux accords internationaux, pas étonnant que l’Iran veuille passer dernièrement du statut d’observateur de l’OCS à celui de participant, telle est leur dernière demande car elle apporterait une issue économique aux sanctions qui pèsent sur son développement et permettrait à ce pays d’avoir un certain poids diplomatique dans la région.

02/07/2018 12:27 par Gourmel Michel

Il est dommage que l’auteur :
1°) ne rappelle pas la présidentielle US ; que Trump est un choix délibéré de l’establishment US ; pour éviter Bernie Sanders, tout était bon, les Démocrates ont triché comme des malades au profit d’Hillary Parkinson, malade, corrompue jusqu’à la moelle des os, parjure, complice de la guerre en Libye pour le pétrole et le pillage des réserves nationales d’or et d’argent (et non pour un problème de droits de l’homme), la volonté d’instaurer des dirigeants hautement criminels en Libye et Syrie (réussi en Libye avec retour à l’esclavage ; mais raté en Syrie) ; et de tous ces faits, discréditée de l’opinion publique US.
2°) Ne rappelle pas les derniers échecs électoraux lourds de la politique US ; défaite des pro-US en Irak, défaite des Pro-US au Liban, car ces peuples, suites à 7 ans de guerres depuis janvier 2011 sont persuadés, à tort ou à raison, que les occidentaux sont derrière les terroristes ; ce qui est confirmé par le nom de Daes’h (terroristes non islamiques) ; et aussi par ce que ces pays ont vécu au jour le jour, les bombardements, contre les peuples et leurs armées, pas contre les terroristes.

02/07/2018 14:57 par Renard

D’une part les Etats-Unis n’ont plus le statut de première puissance économique mondiale pour imposer quoi que ce soit car c’est la Chine qui l’a. Donc elle ne peut décider de sanctions qui pourraient lui rapporter

Je ne comprends pas cette logique car nous sommes dans une situation où les US sont en déficit commercial immense face à la Chine donc si les US veulent instaurer un protectionnisme n’est-ce pas eux qui tiennent par les c.. les chinois ? La puissance économique chinoise tient uniquement sur les exportations si plus personne ne veut acheter leur camelote tout s’éffondre.. (même s’ils sont en train d’augmenter les salaires pour développer leur marché intérieur, ce n’est pas encore suffisant).

D’ailleurs pour moi le projet chinois des "Nouvelles routes de la soie" (investissements immenses dans les infrastructures pour relier de façon terrestre la Chine à l’Europe) va être un échec cuisant car pour que cela fonctionne il faudrait que l’Europe reste libre-échangiste ad vitam eternam ce qui me parait trés trés peu probable.

02/07/2018 15:37 par legrandsoir

D’ailleurs pour moi le projet chinois des "Nouvelles routes de la soie" (investissements immenses dans les infrastructures pour relier de façon terrestre la Chine à l’Europe) va être un échec cuisan

On en reparlera à la rentrée. Je vais passer 15 jours en septembre au Xinjiang d’où partira la Nouvelle Route de la soie et j’écrirai des choses ici.
Maxime Vivas

02/07/2018 15:54 par CN46400

@ Renard
Sauf que les principaux exportateurs "chinois" sont des capitalistes US qui vendent aux USA des produits qu’ils font fabriquer en Chine à moindre coût. Et tous ces bipèdes sont cul et chemise avec Trump, tous membres éminents de la bourgeoisie US...

02/07/2018 16:19 par Renard

@M.Vivas

Cela sera très interessant car j’avoue avoir du mal à comprendre la stratégie chinoise sur ce coup même si j’imagine que leurs dirigeants ne sont pas aussi idiots que les nôtres.

02/07/2018 20:08 par Renard

@CN64 Certes mais il y a tout de même un conflit entre la bourgeoisie protectionniste et la bourgeoisie libre-échangiste aux States car toute cette classe se rend compte qu’en sapant la puissance industriel US pour le profit, ils sapaient les fondements de leur propre puissance.

02/07/2018 21:00 par Depassge

Renard
Tout le monde tient tout le monde par la barbichette. Le commerce mondial est condamné à s’intensifier. Sinon, c’est l’effondrement total et personne ne va échapper. On espère que tout cela reste humain et ne sera pas uniquement dicté par la facilité des profits à faire. Il y aurait de la casse pour entamer un virage pourvu que le véhicule n’aille pas directement dans le ravin.

02/07/2018 21:58 par CN46400

@renard
Sans le profit,le capitalisme n’existe pas !

03/07/2018 01:11 par Danael

@renard
Je crois que ce sont les États-Unis qui se tiennent d’abord par les couilles eux-mêmes en pensant jouer soudain la carte du protectionnisme et des sanctions avec tout le monde ( y compris avec leurs proches alliés) après avoir joué celle de la mondialisation, alors que , comme le dit très bien Bruno Guigue, le règne des multinationales est loin d’être terminée. L’économie chinoise repose d’autre part sur des bases plus solides à mon avis que l’économie américaine et il y a un certain contrôle d’État qui l’avantage et qui perdurera . La Chine a compris depuis longtemps aussi que son développement dépend de ses rapports économiques avec tout le monde sans rideau de fer contrairement aux États-Unis dont la volonté de domination à tout prix a un coût militaire par ailleurs énorme qui l’enlise.

05/07/2018 09:25 par pierre

ne pas oublier non plus que la Chine détient une bonne partie de la dette étasunienne, trump ne peut pas se permettre de mettre en place de vraies sanctions commerciales car la Chine pourrait répondre par de vraies sanctions financières.

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