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Ukraine : « quelle position » ?

La question m’est posée – comme au temps de la « révolution orange » en 2004 – de savoir s’il ne faut pas « prendre position pour un camp contre l’autre », soit pour les opposants unanimement soutenus en Occident, soit pour ceux qui résistent aux ingérences occidentales, en l’occurrence maintenant : le pouvoir légal contre des émeutiers cherchant à « renverser le régime » avec l’encouragement de Bruxelles et de Washington, car c’est bien de cela qu’il s’agit et la violence première n’est pas celle du pouvoir, manifestement confus et incapable de se défendre !

Comme à l’époque, je ne vois aucune raison de « choisir un camp », en l’occurrence un clan de l’oligarchie industrielle et financière contre un autre, les groupes dominants de l’Est, plus proches de la Russie, contre d’autres groupes implantés à l’Ouest , soutenus par les EU et l’UE, et vice-versa. Je n’ai « d’intérêts » dans aucun.

Donc, « ni, ni » ? Désolé, oui : « ni, ni ». Mais pas équidistance pour autant, ni indifférence quant à ce qui se joue entre des acteurs auxquels nous ne nous identifions pas, qu’ils soient « décideurs » (Kiev, Moscou, Bruxelles, Washington) ou manifestants manipulés par ces mêmes décideurs ou par des aventuriers fascistes.

Il y a, dans le débat ukrainien tel qu’il nous est présenté, simplifié à outrance (« prorusses » contre « proeuropéens ») non seulement une caricature (les prorusses ne sont pas antieuropéens, et entre Yanoukovitch et Poutine ce n,’est pas le grand amour) mais surtout une grande absence : le peuple ukrainien, les travailleurs, les paysans, soumis à un capitalisme de choc, à la destruction systématique de tous leurs acquis sociaux, aux pouvoirs mafieux de tous bords.

Je crois que notre vision occidentale – y compris « à gauche » - de l’Ukraine est largement tributaire de préjugés anticommunistes et antirusses. Mais ce n’est pas tout : nous ne voyageons ou nous ne rencontrons généralement que des Ukrainiens de l’Ouest (la très grande majorité des émigrés viennent de l’Ouest) ou de Kiev, s’agissant des élites occidentalisées. C’est cette partie du pays et des populations que nous sentons les plus proches, qui nous renvoient un peu notre image. Même les militants de gauche aiment rencontrer, à Moscou, à Kiev, des gens qui leur ressemblent, parlent leur langue. A l’Est, c’est plus russe, plus ouvrier, plus soviétique, donc moins compréhensible pour l’intellectuel occidental. Et l’intellectuel ukrainien qu’il va rencontrer cherchera, à son tour, à parler comme on parle à Paris ou à Londres. C’est vrai pour les militants comme pour les businessmen : on est dans le « village global », on parle « globish », c’est l’esprit de la jet society.

Le salut par l’Europe ? Beaucoup de jeunes, à Kiev et ailleurs, y compris à l’Est, y croient ferme et ne comprennent pas qu’il faille encore des visas. Si nous leur offrions le libre passage, de beaux appartements chics et des salaires plantureux, toute l’Ukraine se viderait. Autant que l’Afrique. Le problème, que l’on, comprend mal à Kiev, c’est qu’on « ne peut accueillir toute la misère du monde », même ukrainienne. Voyez d’ailleurs nos difficultés avec les Grecs, les Portugais !

Les défenseurs du « choix européen », à Bruxelles ou à Kiev, n’ont apparemment que faire des conséquences désastreuses qu’aurait, pour les productions locales, les emplois, le niveau de vie une « adhésion à l’Union Européenne » qui, de toute façon, n’est pas à l’ordre du jour mais qui, avant de l’être, les priverait déjà de leur « marché naturel » en Russie et dans le reste de l’ex-Union soviétique.

Je ne suis pas en mesure de juger des résultats éventuels d’une intégration à l’Union douanière Russie-Belarus-Kazakhstan-Ukraine, qui a certes l’avantage de se fonder sur une communauté séculaire, des liens économiques, technologiques, humains, au moins à l’Est et au Sud. Seraient-ils désireux de se retrouver dans la banlieue de Bruxelles ? Beaucoup y sont déjà, exploités à outrance dans les chantiers de construction, les serres d’Andalousie, les réseaux de prostitution – des millions d’Ukrainiens ont pris le chemin de l’exil de puis la fin de l’URSS qui a signifié, pour eux encore plus qu’en Russie, une catastrophe.

Je pense que le « désir d’Europe » que l’on voit s’exprimer sur Maïdan est surtout le fruit de fantasmes, et sans doute d’intérêts d’une nouvelle bourgeoisie, d’une jeunesse très excitée par notre « look », mais aussi de l’action tentaculaire des fondations et médias financés par les Etats-Unis et l’Union Européenne pour promouvoir l’idéologie occidentaliste, le libre échange, le consumérisme, la russophobie. Prétendre « analyser » ou même « soutenir » la contestation en cours (comme la « révolution orange » il y a dix ans) sans mentionner ou en minimisant ces interventions extérieures relève de l’aveuglément ou de la manipulation intellectuelle. Or, je constate que celle-ci a lieu dans les médias habituels, sans surprise, mais encore dans les milieux « de gauche » qui, de facto, participent à cette espèce d’idéologie coloniale se réclamant des « valeurs » de l’Europe.

Il y a plus grave, c’est l’occultation ou la minimisation d’un phénomène que l’on qualifie aimablement de « nationaliste » et qui est de fait néofasciste voire carrément nazi. Il est principalement (mais pas uniquement) localisé dans le parti SVOBODA, son chef Oleg Tiagnibog et la région occidentale correspondant à l’ancienne « Galicie orientale » polonaise. Combien de fois n’ai-je vu, entendu, lu des citations de ce parti et de son chef comme « opposants » et sans autre précision ?

On parle même de sympathiques jeunes « volontaires de l’autodéfense » venus de Lviv (Lwow, Lemberg) à Kiev, alors qu’ils s’agit de commandos levés par l’extrême-droite dans cette région qui est son bastion.

Lourde est la responsabilité de ceux – politiques, journalistes – qui jouent à ce jeu, à la faveur de courants xénophobes, russophobes, antisémites, racistes, célébrant la mémoire du collaborationnisme nazi et de la Waffen SS dont la Galicie (et non toute l’Ukraine !) fut la patrie. Les bureaucrates de Bruxelles jouent avec le feu.
Il semblerait que la haine de la Russie soit devenu le ciment de notre idéologie médiatique, littéralement hystérique sur ce plan.

Et je pense également aux « spécialistes de l’Ukraine » sur la place de Paris, qui sont de mèche avec les « historiens » militants, héritiers de l’Organisation des Nationalistes Ukrainiens alliés aux nazis puis convertis au « Monde libre » pendant la guerre froide, aujourd’hui idéologues du nationalisme en Ukraine…et presque tous originaires de la même région galicienne. Un fameux pot aux roses !

Il importe aussi de savoir (combien de fois faut-il le répéter ?!) que l’Ukraine est partagée – historiquement, culturellement, politiquement – entre l’Est et l’Ouest, et qu’il n’y a aucun sens à dresser l’une contre l’autre, sauf à miser sur l’éclatement voire la guerre civile, ce qui est peut-être bien le calcul de certains. A force de pousser à la cassure, comme le font les Occidentaux et leurs petits soldats sur place, le moment pourrait bien venir où l’UE et l’OTAN obtiendront « leur morceau » mais où la Russie prendra le sien ! Ce ne serait pas le premier pays qu’on aurait fait délibérément exploser, en misant sur le « clash des civilisations », en l’occurrence ici les écarts entre ukraïnophones et russophones, entre cultures industrielle-urbaine de l’Est et agricole-rurale de l’Ouest, entre Orthodoxie majoritaire à l’Est, et catholicisme uniate (uni au Vatican) influent à l’Ouest. Nul ne doit ignorer non plus que le choix européen serait également militaire : l’OTAN suivra et aussitôt se posera la question de la base russe de Sebastopol, de la Crimée majoritairement russe et stratégiquement cruciale pour la présence en Mer Noire. L’un des buts poursuivis est évidemment le débarquement de troupes étatsunienne dans le sud de l’Ukraine. On doute qu’un Poutine leur fasse le tapis rouge.

Rien de tout cela ne « légitime » la politique du pouvoir en place, largement responsable de la crise sociale qui profite à l’extrême-droite…et aux trompeuses sirènes de l’Union Européenne et de l’OTAN. Pouvoir impuissant, de fait, défenseur qu’il est d’une oligarchie et non « de la Patrie » dont il se réclame.

Il y a de telles situations, où le choix d’un « camp » contre un autre serait absurde, mais où il importe d’être lucide, de chercher à comprendre, de détecter les dangers.

Hélas pour les Ukrainiens, les temps de confusions et de convulsions vont encore durer. Et « l’Europe » rêvée n’existe que dans les rêves.

Jean-Marie Chauvier

 http://www.mondialisation.ca/ukraine-quelle-position/5361486
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COMMENTAIRES  

18/12/2013 14:22 par Zarathoustra

"Il y a plus grave, c’est l’occultation ou la minimisation d’un phénomène que l’on qualifie aimablement de « nationaliste » et qui est de fait néofasciste voire carrément nazi."

Pas "voire carrément nazi" mais nazi autoproclamé, Свобода (Liberté) a été initialement fondé sous l’appellation de parti National-socialiste d’Ukraine de 1991 jusqu’à 2004.

Ce qui se passe actuellement en Ukraine ne regarde que les Ukrainiens et donc ni l’Europe de l’Ouest, ni les USA bien entendu et pas plus la Russie, la seule position pertinente est celle du PC ukrainien qui réclame un référendum sur la question.

Pour le reste le pouvoir ultra-réactionnaire de Viktor Ianoukovytch ne vaut guère mieux que les nostalgiques néonazis de Свобода, entre la peste et le choléra .......................

18/12/2013 14:51 par mandrin

la vraie question est de savoir si les Ukrainien veulent voir arriver le mur de Berlin au Dniepr ...nul besoin de référendum, la réponse est "ni ni ni niet !"

18/12/2013 14:59 par Dwaabala

Évidemment, ce qui échappe à la nébuleuse impérialiste n’est pas un paradis peuplé d’anges.
D’ailleurs, il faut préciser qu’il n’y a qu’un "camp" : celui de l’impérialisme et, en face de lui, une multiplicité à laquelle il s’affronte, tantôt par la violence, tantôt par une action des sape, dans tous les cas dissolvante.
Si, dans chaque cas, il faut trouver que celle-ci n’est pas assez belle pour la défendre contre les assauts du néo-libéralisme, cela signifie que l’on a quand même bel et bien fait son choix.

18/12/2013 15:01 par patrice

Quelle position ?
Celle du démissionnaire de tous les politiques au profit de ceux qui dirigent le monde dans les coulisses et qui vont bien finir par l’avoir leur guerre mondiale, ter répetita !

19/12/2013 08:56 par Olivier Rubens

Bonjour,

Ce texte est bien informé et bien argumenté. J’en partage l’esprit mais ni le titre ni les conclusions. Je suis résident d’un Etat de l’UE et pas abstraitement "citoyen du monde". Aussi ma position ne sera pas forcément celle d’un militant ukrainien, russe ou... canadien.

L’Union Européenne est bien l’instrument privilégié de l’impérialisme et de l’offensive antisociale et ce
bien au-delà du continent européen. Face à la mondialisation impérialiste, l’union des peuples et du
mouvement ouvrier mais aussi un simple souci de démocratie et de souveraineté implique de défendre
l’indépendance des Etats.

Il y a donc d’abord un choix à faire, quoi qu’on pense d’une part de la politique menée par le "parti des régions" au pouvoir en Ukraine et d’autre part de la viabilité d’une Ukraine indépendante, voire des frontières tracées en 1945. Ce choix c’est le refus de la domination impérialiste directe incarnée par l’UE. C’est aussi le refus de voir Mme Ashton et Mr Westerwelle participer à des manifestations de rue dans un pays qui leur est étranger (valable aussi pour la France). Aucun de ces deux personnages ne dispose en outre de la moindre légitimité électorale. Ashton était inconnue dans son propre pays et Westerwelle représentait un parti venant de se faire éjecter de la diète allemande !! Exigeons qu’ils cessent d’utiliser l’argent public à de telles fins !

Il y a aussi une contradiction à mettre en évidence. L’Ukraine est une démocratie parlementaire "à l’occidentale" ; Un système qui devrait plaire ici. Comment accepter qu’on y perturbe la circulation et qu’on y occupe des bâtiments publics ? Par exemple, à Berlin, toute manifestaion est interdite dans le quartier des institutions fédérales. Faut-il rappeler ce qu’il en est de l’actualité en France avec le refus de toutee amnistie pour des faits cent fois moins graves ? Pour les impérialistes qui viennent de cautionner divers coups d’Etat de l’Egypte au Mali, la démocratie est une concept à géométrie variable.

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