Le « home run » est au base-ball ce que le but marqué d’une reprise de volée sur une passe parfaite est au foot. Le geste impeccable, réalisé dans le feu de l’action et que tous les supporters attendent et espèrent. Et qui n’est pas le fruit du hasard mais le résultat d’un long entraînement et d’un esprit d’équipe. Et d’autant plus méritoire lorsqu’on affronte pieds nus un adversaire en surnombre, connu pour ses tricheries et la violence de son jeu. Sans parler des arbitres munis d’oeillères. Face aux brutes vociférantes et gesticulantes d’en face, il faut du souffle, de la finesse et une vision du jeu sans faille. Ajoutez une certaine élégance, et le tableau serait presque complet.
Je me souviens de mon premier échange il y a bien des années avec un ami cubain sur le sort des Cinq. J’affirmais que les Etats-Unis ne les relâcheront jamais. « Ils reviendront » me répondit-il, en posant délicatement la cafetière sur sa vieille cuisinière et en entamant la manœuvre délicate qui consiste à l’allumer sans faire exploser tout le quartier. J’ai cru qu’il n’avait pas écouté mon long exposé savant sur la nature véritable du pouvoir politique aux Etats-Unis. J’allais remettre une couche lorsqu’il réussit enfin à allumer le gaz, qui s’enflamma avec un « pouf ! » caractéristique, se retourna et répéta d’une voix calme : « ils reviendront ». Puis, après une pause, « tu prends du sucre ? ».
Voici un casse-tête pour les médias : comment présenter une déculottée en rase-campagne des Etats-Unis comme un « geste symbolique et fort » de son président chouchou ? Facile : omettez le contexte, oubliez l’Histoire, opérez quelques « ruptures narratives », faites semblant d’informer aujourd’hui sur ce que vous avez soigneusement occulté hier, et voilà le travail : le grotesque « Prix Nobel de la Paix » aux mille meurtres par drones vient de marcher sur la lune. Même qu’au prochain Halloween, il ne manquera pas de gracier une dinde. Eh ouais, il est comme ça, le président super-cool des Etats-Unis d’Amérique. Et il faut bien ça pour laisser une empreinte dans l’Histoire qui ne soit pas celle d’une botte militaire.
En vérité, le premier constat est celui-ci : Cuba n’a cédé en rien et obtenu sa première et principale exigence, préalable à toute « discussion » de quelque niveau que ce soit : la libération des 3 Cubains encore en prison. Barack Obama laisse entendre – et rien d’autre – que plus rien ne sera comme avant (sans oublier de bénir l’ « Amérique » - entendez « les Etats-Unis » - au passage).
Concrètement, voici un résumé de l’accord Cuba/Etats-Unis.
Du côté des Etats-Unis
Du côté Cubain
En résumé : Cuba a obtenu ce qu’elle demandait depuis 15 ans, le président des Etats-Unis a concédé du bout des lèvres ce que son pays refusait depuis 50 ans tout en admettant qu’il s’agit d’un constat d’ « échec » (pas d’une changement d’attitude). Dans son allocution (publiée en intégralité dans la presse cubaine), voici une phrase clé : « Nous allons mettre fin à une approche qui depuis des décennies n’a pas réussi à répondre à nos intérêts, et nous allons commencer à normaliser nos relations (avec Cuba) ». Traduction : nos "intérêts" n’ont pas changé. Notre stratégie a été un échec. Changeons de stratégie. Pour servir les mêmes intérêts.
Les Cubains ne sont pas dupes (selon mes derniers échanges) et un changement de stratégie signifie simplement un ajustement de la contre-stratégie de résistance.
Il serait injuste d’oublier au passage les pays d’Amérique latine qui ont fait front (quasi unanimement et toutes tendances politiques confondues) autour et derrière Cuba. Merci à eux.
Un peu de méta-analyse
Il faudra aussi s’attendre à des tentatives spectaculaires de la part des extrémistes de Miami pour saboter ce qu’ils considèrent comme des « concessions à la dictature castriste ». Car au-delà de leur rhétorique totalement prévisible (donc sans intérêt), leur véritable angoisse réside sans doute dans la crainte de perdre leur emprise sur la politique des Etats-Unis envers Cuba. Donc leur propre « utilité », donc leur pouvoir. Et c’est ici que les choses deviennent intéressantes.
Rappelons que la loi Helms-Burton de 1996 fait obligation au président des Etats-Unis en exercice de « renverser le régime cubain » et qu’il doit présenter tous les 6 mois au Congrès l’avancement du « projet ».
Or, pour la première fois depuis 50 ans, des mesures – qui ne sont « spectaculaires » que dans le contexte d’animosité extrême dont les Etats-Unis ont fait preuve jusqu’à présent - semblent avoir été décidées sans l’assentiment et même à la surprise d’un lobby qui jusqu’à présent contrôlait la politique extérieure des Etats-Unis dans ce domaine. Des centres de pouvoir auraient donc décidé de prendre les choses en main, au grand dam d’un lobby souvent qualifié du deuxième le plus puissant des Etats-Unis.
Sur un certain terrain de la politique internationale, l’autoproclamé gendarme du monde prend raclée sur raclée depuis des années contre une équipe en nette infériorité numérique, mais faisant preuve d’une technique redoutable. Il n’y a donc rien d’étonnant à ce qu’un changement de joueurs s’opère... Mais n’oublions pas que, jusqu’à preuve du contraire, le jeu, lui, reste le même et il est toujours aussi dangereux.
Ce qui ne nous empêchera pas de souffler dans nos trompettes en hurlant "Allez Cuba !".
Viktor Dedaj
Commentateur sportif à ses heures.