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Abracadabra. Pour ouvrir les portes, par Eduardo Galeano - il manifesto.


Eduardo Galeano




il manifesto, 17 mars 2006.


Tous les 14 mars, les uruguayennes et uruguayens qui ont été prisonnières et prisonniers de la dictature célèbrent le Jour de la Libération. C’est un peu plus qu’une coïncidence ( En Uruguay, on vient de retrouver les restes des corps suppliciés d’opposants à la dictature parmi lesquels, Ubagesner Chaves Sosa, mort sous la torture et « disparu ». ndt ). Les disparus qui commencent à apparaître, Ubagesner Chaves, Fernando Miranda, nous invitent à lutter pour la libération de la mémoire, qui continue à être prisonnière. Notre pays veut en finir d’être un sanctuaire de l’impunité, de l’impunité des assassins, de l’impunité des voleurs, de l’impunité des menteurs, et, depuis tant d’années, enfin, nous sommes en train de faire nos premiers pas. Ce n’est pas la fin d’un chemin.


Ubagesner Chavez Sosa



C’est un commencement. Ca nous a coûté cher, mais nous commençons ce difficile mais nécessaire parcours de la libération de la mémoire dans un pays qui semblait condamné à la peine d’amnésie à perpétuité. Nous tous qui sommes là , partageons l’espoir que plus tôt que tard il y aura un souvenir et il y aura une justice, parce que l’histoire enseigne que la mémoire peut survivre obstinément à toutes les prisons et enseigne que la justice peut être plus forte que la peur, quand on l’aide. Dignité de la mémoire, mémoire de la dignité. Dans la lutte, tu apprends contre la peur, dans ce combat que chacun engage chaque jour, qu’en serait-il de nous sans la mémoire de la dignité ? Le monde souffre d’un discrédit alarmant de la dignité. Les indignes, qui sont ceux qui commandent dans le monde, disent que nous les enragés nous sommes des préhistoriques, des nostalgiques, des romantiques et que nous dénions la réalité.

Tous les jours, partout, nous entendons l’éloge de l’opportunisme et l’identification du réalisme au cynisme, le réalisme qui contraint à jouer des coudes et interdit l’étreinte, le réalisme du tout est bon, et du sauve qui peut et du marche ou crève. Le réalisme du fatalisme aussi. Le plus foutu de tous ces fantasmes qui, chaque jour, menacent notre gouvernement progressiste, ici en Uruguay, et d’autres nouveaux gouvernements progressistes de l’Amérique Latine. Le fatalisme, perverse hérédité coloniale, qui nous fait croire que la réalité peut se répéter mais ne peut pas être changée, ce qui a été, est, et sera, que demain n’est qu’un autre nom d’aujourd’hui. Mais n’ont-ils pas été réels, ne sont-ils peut-être pas réels, les femmes et les hommes qui ont lutté et luttent pour changer la réalité, ceux qui ont cru et croient que la réalité n’exige pas obéissance ? Ne sont-ils pas réels, peut-être, Ubagesner Chaves et Fernando Miranda et tous ceux qui sont en train d’arriver, du fond de la terre et du temps, pour porter témoignage d’une autre réalité possible ? Et toutes celles et tous ceux qui ont cru et aimé n’ont-ils pas été, ne continuent-ils pas à être réels ? Ont-ils été irréels, peut-être, les carnages, irréelles les victimes, irréels les sacrifices de tant de gens dans ce pays que la dictature a transformé en la plus grande chambre de torture du monde ?

La réalité est un défi. Nous ne sommes pas condamnés à choisir entre le même et le même. La réalité est réelle parce qu’elle nous invite à la changer et non pas parce qu’elle nous oblige à l’accepter. Elle ouvre des espaces de liberté et ne nous enferme pas forcément dans les cages de la fatalité. Il disait bien, le poète : une hirondelle ne fait pas le printemps. Il n’était pas seul dans sa vie, et il n’est pas seul dans la mort ce créole au nom si étrange, Ubagesner, qui est aujourd’hui un symbole de notre terre et de nos gens. Ce militant ouvrier incarne le sacrifice de nombreuses et nombreux camarades qui ont cru en notre pays et en notre peuple, et qui pour croire ont joué leur vie. Nous sommes venus leur dire que ça en a valu la peine. Nous sommes venus leur dire qu’ils ne sont pas morts comme ça, juste pour mourir.

Aujourd’hui nous sommes réunis ici pour leur dire qu’ils ont raison ces tangos qui disent que la vie est un instant, mais il y a des vies qui durent incroyablement longtemps, parce qu’elles durent dans les autres, dans ceux qui viennent après. Tôt ou tard nous, les marchants, nous serons marchés, marchés par les pas de l’après, de même que nos pas marchent, maintenant, dans les traces que d’autres pas ont laissé.

Maintenant que les patrons du monde nous obligent à nous repentir de toute passion, maintenant que la vie frigide et mesquine est devenue à la mode, ça ne serait pas mal de rappeler ce petit mot que nous avons tous appris dans les histoires pour enfants, abracadabra, le petit mot magique qui ouvrait toutes les portes, et rappeler que abracadabra, en hébreu ancien, signifie : « Fais que ton feu aille jusqu’au bout ».

Cette journée, plus que des funérailles, est une célébration. Nous sommes en train de célébrer la mémoire vive de Ubagesner et de toutes les femmes et de tous les hommes généreux qui, dans ce pays, ont fait que leur feu aille jusqu’au bout, qui continuent à nous aider à ne pas perdre la voie, et à ne pas accepter l’inacceptable, et ne jamais se résigner, et à ne jamais descendre du noble cheval de la dignité.

Parce que dans les heures les plus difficiles, dans les années de la crasse et de la peur de la dictature militaire, ils ont su, eux, vivre pour se donner et ils se sont donnés totalement, ils se sont donnés sans rien demander en échange, comme si en vivant ils chantaient cette antique strophe andalouse qui disait, qui dit encore, dit pour toujours : J’ai les mains vides, mais les mains sont à moi.

Eduardo Galeano


- Traduction de l’espagnol en italien de Marcella Trambaioli

- Source : il manifesto www.ilmanifesto.it

- Traduit de la version italienne par Marie-Ange Patrizio.


En Uruguay, on vient de retrouver les restes des corps suppliciés d’opposants à la dictature parmi lesquels, Ubagesner Chaves Sosa, mort sous la torture et « disparu ».
Son enterrement a eu lieu le Jour de la Libération, voir aussi :
www.espectador.com.uy/nota.php?idNota=64306


Tous les 14 mars, les uruguayennes et uruguayens qui ont été prisonnières et prisonniers de la dictature célèbrent le Jour de la Libération.





















L’ Uruguay à gauche le 31 octobre ? par Benito Perez.

Uruguay. Pluies d’Octobre, par Eduardo Galeano.


Uruguay : la gauche au pouvoir après 170 ans de droite ? par Mario Pieri .

Las Piedras, miroir du naufrage uruguayen / Trop lente « urgence sociale », par Benito Perez.



L’histoire des "escadrons de la mort" guatémaltèques, par Robert Parry.


Lire aussi d’ Eduardo Galeano :


La seconde naissance de la Bolivie.

Les guerres mentent.

La Bolivie, le pays qui veut exister.

Qu’est-ce que tu y connais, toi, à un terrain de foot ?

Uruguay. Pluies d’Octobre.

Conversation avec Eduardo Galeano : Mots dépouillés contre la tyrannie de la peur.

Des fissures au coeur de l’ empire.

La nausée

La guerre

Paradoxes


Eduardo Galeano est né à Montevideo, en Uruguay, il y a une soixantaine d’années. Il a fondé et dirigé plusieurs journaux et revues en Amérique latine . En 1973, il s’est exilé en Argentine avant de rejoindre l’Espagne. Il est retourné vivre en Uruguay en 1985.

Outre son oeuvre journalistique considérable, il est l’auteur de nombreux ouvrages dont plusieurs ont été publiés en français :

- Les Veines ouvertes de l’Amérique latine (Plon, 1999)
- Vagamundo (Actes sud, 1985)
- La Chanson que nous chantons (Albin Michel, 1977)
- La trilogie Mémoire du feu - Les Naissances, Les Visages et les masques, Le Siècle du vent (Plon 1985 et 1988)
- Jours et Nuits d’amour et de guerre (Albin Michel 1987)
- Une certaine grâce (Nathan, 1990)
- Amérique, la découverte qui n’a pas encore eu lieu (Messidor, 1992)
- Le Livre des étreintes (La Différence 1995)
- Le Football, ombre et lumière (Climats, 1998)


- Photos :Indy Uruguay
http://uruguay.indymedia.org

Libertus
Jag
Jose Revueltas





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