Le narcissisme terrifiant de ceux qui clament « bombardons-la-Syrie ».

Bombarder la Syrie : la guerre comme thérapie (Spiked)

au choix : viagra, antidépresseurs, guerre.
Brendan O'Neill

La guerre était autrefois la poursuite de la politique par d’autres moyens. Aujourd’hui, si l’on en croit les déclarations faites par les politiciens et les observateurs occidentaux qui veulent bombarder la Syrie veulent dire quelque chose, la guerre est désormais la poursuite de la thérapie par d’autres moyens. Le plus étonnant et troublant sur la clameur qui s’élève chez certains Occidentaux qui réclament une punition violente et rapide du régime d’Assad est sa nature crûment narcissique. Oubliez le realpolitik et la géostratégie, fini le vernis de politiquement correct étalé sur les précédentes interventions désastreuses de l’Occident pour leur donner un semblant de lustre – avec des déclarations sur la défense des droits humains jusqu’aux déclarations sur la lutte contre le terrorisme. Tout ce qui reste est l’essence même de l’interventionnisme occidental moderne : le désir de compenser une déroute morale intérieure par la mise en scène d’une épreuve de force morale fugace et grandiloquente contre un « Mal » à l’autre bout de la planète.

La chose la plus remarquable dans le débat sur le bombardement de la Syrie, en réponse à une accusation d’utilisation par Assad d’armes chimiques contre des civils, est l’absence de considérations géopolitiques, ou de réflexion un tant soit peu sérieuse sur les conséquences régionales ou internationales d’un bombardement d’une zone de guerre qui est déjà un enfer. Au lieu de cela, tout le discours porte en réalité sur un geste moral et urgent à faire, envers nous-mêmes, en tirant quelques missiles sur le Mal. Selon un membre démocrate de la commission des affaires étrangères américaine, il pourrait y avoir « des problèmes très complexes » en Syrie , mais « nous, en tant qu’Américains, avons l’obligation morale d’intervenir sans délai  ». Qui se soucie de complexité lorsqu’on a l’occasion d’étaler sa moralité ?

Toute le débat jusqu’à présent a porté non pas sur les conséquences morales potentielles d’un bombardement de la Syrie, mais sur les exigences morales de ceux qui proposent un bombardement. Le Secrétaire d’Etat américain, John Kerry, a affirmé qu’une absence de réaction en Syrie remettrait en cause « la référence morale » de l’Occident. D’autres parlent de la Syrie comme d’un « test pour l’Europe », comme si ce pays en ruines n’était qu’une salle d’exposition destinée à accueillir un étalage de nos valeurs. Le narcissisme de ceux qui clament « bombardons-la-Syrie » est tel que l’un de ses membres décrit le massacre provoqué par les armes chimiques comme « un point d’interrogation peint en rouge-sang et destiné à la communauté internationale ». Ils sont si vaniteux qu’ils pensent que les autres se font la guerre en s’adressant à eux. Un commentateur partisan d’un bombardement a dit que la situation en Syrie « tend un miroir à la Grande-Bretagne  », et a demandé « quel genre de pays sommes-nous ? ». A l’instar de Narcisse, les va-t-en-guerre contre Assad ne se préoccupent que de leur propre image, leur propre reflet, et de savoir s’ils seront en mesure de se regarder dans le miroir s’ils renoncent à Faire Quelque Chose.

De manière étonnante, les partisans d’un bombardement de la Syrie sont incapables de réfléchir sérieusement aux questions géopolitiques et écartent consciencieusement certaines questions complexes et gênantes - tout occupés qu’ils sont dans leur quête d’un impact moral immédiat qui leur serait fourni par le largage d’une bombe sur le Mal. Un observateur a dit que bien sûr, pour une action militaire en Syrie, il n’y avait aucune « garantie de réussite », mais qu’elle offrait néanmoins, à nous les Britanniques, l’occasion de montrer notre détermination et nos principes moraux. Philip Collins, qui écrivait les discours pour Tony Blair, a ouvertement reconnu qu’ « une intervention ... entraînerait le chaos ». « Mais c’est déjà le chaos », dit-il, mais au moins le chaos que nous provoquerons permettrait de montrer toute notre « révulsion » devant les crimes d’Assad, une « révulsion trop profonde pour être simplement qualifiée d’immature ou irréaliste ». « Il est important de donner du poids à notre pulsion morale », écrit Collins.

Réfléchissez à ce qui vient d’être dit : ce n’est pas grave si notre attaque sur la Syrie ne réussit pas (à faire ce qu’elle est censée faire, ce que personne ne nous a encore expliqué), ni même si elle augmente l’effusion de sang et le chaos dans un pays meurtri. La seule chose qui importe, c’est que nous, les Occidentaux, puissions donner de la consistance – sous forme de bombes - à notre « pulsion morale ». Un tel barbarisme blasé trouve sa conclusion logique chez Norman Geras, co-auteur du manifeste pro-guerre Euston Manifesto, lorsqu’il écrit : « Puisqu’il est urgent pour nous de réagir d’une manière ou d’une autre, au nom de la solidarité, au nom de notre « héritage commun » avec les victimes, il faut prendre des mesures, même si cela signifie ajouter du chaos au chaos et (de manière implicite) que le chaos que nous provoquons est pire que le chaos auquel nous essayons de mettre un terme. »

C’est tout à fait extraordinaire. Voilà exposé ce qui est au cœur de l’interventionnisme occidental moderne - un désir de faire un étalage massif et explosif de notre « pulsion morale » et de ce qui reste de notre sens occidental de l’ « héritage commun » - et peu importe les conséquences sur le terrain ou dans le monde. A notre époque, l’intervention occidentale est de plus en plus souhaitée et mise en oeuvre, non pas comme une action spécifique et ciblée qui pourrait changer la tournure d’un conflit ou servir les intérêts géopolitiques des pays occidentaux, mais comme une sorte d’amplificateur sanguinolent de la probité présumée de la classe politique occidentale. À une époque où la politique et la moralité chez nous se trouvent dans un état de déliquescence, et où il n’y a plus grand chose qui unisse les élites ou les populations occidentales, nous nous retournons désespérément vers la scène internationale à la recherche d’une vision en noir et blanc du bien et du mal et de sens du devoir que nos dirigeants ont perdu. C’est pourquoi John Kerry dit que s’opposer au Mal en Syrie est une « conviction partagée par des pays qui sont en désaccord sur tout le reste ». Tirer des roquettes sur la Syrie pourrait simplement stimuler de manière excitante, quoique éphémère, les « pulsions morales » d’une élite occidentale en pleine confusion. Et si les choses empiraient ? Aucune importance. Ca arrive. Au moins aurons-nous exprimé notre révulsion collective.

Ce que nous avons aujourd’hui est une forme de guerre purement moraliste, consciemment détachée de questions aussi tangibles que la géopolitique, l’intérêt national et la stabilité régionale. Un interventionnisme aussi ostentatoire est plus aléatoire en termes de vies humaines que tous ceux qui l’ont précédé aux époques impérialistes ou coloniales. Ces anciens bellicistes avaient au moins tendance à se laisser guider par des objectifs politiques ou territoriaux clairs, ce qui signifie que leurs interventions suivaient une certaine logique et étaient soumises à certaines limites. Aujourd’hui, alors que la guerre est impulsée plus par le narcissisme que la politique, et que son but est plus une satisfaction émotionnelle qu’un gain territorial, il n’y a pas de limites naturelles ni de de règles pour freiner les va-t-en-guerre.

Dans un rare moment de lucidité, dans les années 1990, le politicien et penseur canadien Michael Ignatieff s’est demandé tout haut si sa demande, avec celle d’autres Occidentaux, de bombarder les Serbes de Bosnie n’avait pas été « conduite par le narcissisme ». « Nous sommes intervenus non pas pour sauver d’autres personnes, mais pour nous sauver nous-mêmes, ou plutôt une image de nous-mêmes en tant que défenseurs de la moralité universelle », a-t-il dit. Et il en est de même aujourd’hui, avec ceux qui réclament une agression occidentale contre la Syrie non pas pour sauver les Syriens, ni pour renverser le régime d’Assad, mais simplement pour que les tenants autoproclamés en Occident de la décence morale se sentent mieux quand ils se regardent dans un miroir. Dans le cadre de cette terrifiante vision narcissique du monde, la Syrie n’est pas un pays déchiré par la guerre mais simplement une scène où les moralistes occidentaux viennent se faire mousser, et ses habitants ne sont pas des êtres humains avec des besoins et des désirs, mais simplement des figurants dans une pantomime libérale occidentale où s’opposant des bons et des méchants. Lorsque Philip Collins dit que la tentation occidentale d’attaquer le Mal à l’étranger ne peut être « simplement qualifiée d’immature », il rate une occasion de se taire car le comble de l’immaturité est justement d’agir sans réfléchir aux conséquences.

Brendan O’Neill

rédacteur en chef de Spiked.

Traduction "l’immoralité au secours de la moralité, il fallait y penser" par Viktor Dedaj pour le Grand Soir avec probablement toutes les fautes et coquilles habituelles.

Traduction ajustée, complétée, corrigée, améliorée et finalement lustrée grâce à une autre traduction par Dominique Muselet

 http://www.spiked-online.com/newsite/article/syria9/13960 #.Uh36ERtJNPYf

COMMENTAIRES  

13/09/2013 10:39 par do

Un chercheur de l’Iris parle de la propagande belliciste des médias occidentaux et des argument utilisés :

Enfin, il y a l’argument éthique qui est très important, puisqu’on nous dit que si nous ne faisons rien, nous serons des salauds, au sens « sartrien » du terme, c’est-à-dire indifférents à la souffrance des autres. Cette guerre, si elle se déclare, a pour but de faire une punition morale, elle n’a donc en aucune façon l’objectif d’acquérir un territoire ou un avantage. Elle est désintéressée. C’est une guerre policière, nous sommes chargés par la communauté internationale, même si l’ONU vote contre nous, d’être les chevaliers de l’universel. On retrouve les trois éléments de la rhétorique d’Aristote : Ethos, pathos, logos. Ethos, avec l’obligation morale de faire cette guerre, pathos, avec le « regardez comme c’est horrible », et logos avec le « oui, c’est logique de la faire, en plus, on va la gagner ».

http://www.tv5.org/cms/chaine-francophone/info/Les-dossiers-de-la-redaction/syrie-2013/p-26229-lg0-Syrie-de-l-art-de-vendre-la-guerre-a-une-opinion-recalcitrante.htm#.UjF8X8PBnDw.twitter
- See more at : http://www.oulala.info/2013/09/le-bombardement-de-la-syrie-la-guerre-comme-therapie/#comment-16109

13/09/2013 10:47 par sido

Philippe Grasset, sur Dedefensa, commente cet article de O’Neill :
[...]
"Cette thérapie est nécessairement singulière. Il s’agit non pas de traiter ceux qu’on agresse mais bien soi-même en pratiquant ces agressions. Ceux qu’on attaque, ceux qui sont en-dessous (les agressions sont le plus souvent aériennes), sont finalement et objectivement des victimes, pour que les agresseurs puissent voir leur valeur morale rehaussées parce qu’ils ont porté secours aux victimes qu’ils ont bombardées. Il s’agit de “porter secours” à une catégorie d’être humains en les bombardant pour pouvoir mieux se soigner soi-même ; c’est la fameuse formule appliquée au Vietnam où l’on détruisait des villages pour “mieux les protéger”, mais élargie et explicitée décisivement dans sa réelle nature par la pathologie qui doit être traitée de celui qui “détruit pour protéger” ; de “détruire pour protéger celui qu’on tue” à “détruire pour soigner celui qui tue”.

http://www.dedefensa.org/article-leur_guerre_sans_fin_signe_de_leur_pathologie_incurable_11_09_2013.html

13/09/2013 11:58 par Elisa

Cette attaque prévue contre la Syrie n’est pas sans rappeler la fin de Ben Laden.
Non seulement le présumé auteur de 11-septembre a été sciemment exécuté mais son élimination a permis d’échapper à toute procédure judiciaire éventuelle.
L’Occident libéral et son vociférateur assoiffé de sang BHL ont érigé en légitimité définitive la loi de Lynch : la mort par les armes est la seule issue pour rétablir la justice, peu importe si les exécutés sont vraiment coupables. L’émotion symbolique des exécutions est devenu marque du rétablissement de la justice.
C’est une ordalie à l’échelle planétaire qui est pratiquée par l’Empire et ses alliés, autrement dit le retour à la barbarie de la première puissance militaire mondiale.

13/09/2013 12:02 par legrandsoir

Non seulement le présumé auteur de 11-septembre

Vous savez que Ben Laden n’a jamais été formellement accusé de ces attentats par le FBI ? Il suffit de consulter sa fiche sur le site du FBI. http://www.fbi.gov/wanted/topten/usama-bin-laden

13/09/2013 12:50 par Dwaabala

Impression d’ensemble après lecture de l’article.
Tout ce qui est dit est intéressant et juste. Cependant, se situe uniquement au niveau psychologique, ce qui est annoncé dans le chapeau. Il est pourtant difficile de croire qu’au-dessous de toutes ces proclamations, il n’y ait pas de réalité politique, économique et stratégique.
Il ne faut pas prendre les prétextes des conflits pour leurs causes, ni les étendards sous lesquels ils sont conduits jusqu’au bout pour leurs moteurs.

13/09/2013 16:40 par Anonyme

N’est-ce pas par le pathos, le logos et l’ethos qu’on manipule l’opinion avec efficacité... même si les décisions sont prises en fonctions d’"intérêts" qui n’ont rien à voir avec les sentiments, l’éthique et le discours ?

Or cette manipulation est indispensable au maintien de l’illusion d’un semblant de "démocratie".

Sans quoi, on reviendrait PUBLIQUEMENT à la loi du plus fort, à l’Ordalie, à la loi de Lynch et autres joyeusetés antiques ou moyen-ägeuses dont on se dit avec suffisance débarrassés.
Car, qui pourrait croire au "progrès", alors ? Et qui n’assénerait un coup mortel sur la tête de son voisin qui a un oeuf de plus que lui ? Qui accepterait d’être esclave sans se venger, si ce n’était voulu par un dieu quelconque ? Etc...

14/09/2013 02:22 par patrice

Ne serais-ce pas plutôt une fuite en avant, une énième tentative de dissimuler la situation calamiteuse des économies occidentales au risque de déclencher une catastrophe planétaire !
Il y a bien longtemps que les notions d’éthique, de morale ont disparu en cette ère Orwellienne naissante, place au cynisme et à la courte vue ...

14/09/2013 09:28 par daumy

je vous renvoi au livre de Monsieur Alain Joxe Les guerres de l’empire global paru au printemps aux editions de la decouverte une analyse globale

14/09/2013 17:59 par Daniel Vanhove

Excellent article qui aborde un aspect des choses que beaucoup sentent intuitivement et qui est ici, judicieusement exposé... Il est à craindre qu’hélas, les principaux concernés auront bcp de mal à s’y reconnaître et à se remettre en question... Mais ça, on le sait déjà...

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