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Bref retour sur Orwell (II)

Dans 1984, Dieu est mort. Pas de religion révélée. Pas de transcendance. Dans cette dystopie, les valeurs sont inversées. La trinité, le nombre 3 sont utilisés de manière perverse. L’instabilité (2 + 1, 2 contre 1) est la norme. Le monde du livre est divisé en trois continents (l’Océanie, l’Eurasie et l’Estasie). Chaque continent est dirigé par un parti unique. Le parti d’Océanie est l’Angsoc (Ingsoc pour English Socialism). Les trois superpuissances sont en état de guerre permanente, selon des alliances mouvantes – et incompréhensibles. La subdivision d’Océanie où vit Winston Smith est composée de trois classes : les “ Proles ” (les prolos), 85% de la population qui partagent leur temps entre un travail abrutissant et des loisirs superficiels, le Parti Extérieur, auquel appartient Winston, les exécutants (13% de la population), et le Parti Intérieur, l’élite intellectuelle dévoyée (2% de la population). Les classes ne communiquent pas et ne connaissent pas d’ascenseur social.

L’idéologie de l’Angsoc est résumée en trois slogans :

La Guerre c’est la Paix
La Liberté c’est l’Esclavage
L’Ignorance c’est la Force

Des propositions a priori incompréhensibles, sauf pour les initiés. Par ailleurs, l’Angsoc est régenté par trois « principes sacrés » : la double pensée qui permet de croire en même temps une chose et son contraire, la mutabilité du passé qui amène une réécriture perpétuelle de l’Histoire, et la dénégation de la réalité objective par lequel un passé en perpétuelle mutation est imposé à un présent immobile. Le roman comporte trois personnages principaux, deux membres du Parti Extérieur (Winston et Julia) et un membre du Parti Intérieur (O’Brien), alliés de manières changeantes selon les exigences de la diégèse et du point de vue.

Dans ce monde, le sentiment qui domine est la peur, une peur ancestrale puisque tout vient d’en haut de manière inattendue, et l’absence de règles stables, ce qui fait que rien n’est donné comme illégal ou légal.

La nourriture est insuffisante et mauvaise, la pensée est contrôlée, tout comme les pratiques sexuelles (un membre du Parti Intérieur qui a recours à une prostitué eencourt 25 années de prison). La capitale est régulièrement bombardée, sans qu’on sache réellement par qui ni pourquoi, le rationnement est généralisé et inexplicable. L’amitié n’existe plus. Les enfants sont embrigadés, au besoin contre leurs parents. Il est interdit d’exprimer des émotions personnelles ou des pensées autonomes. On ne peut donc concevoir, rêver un monde autre. Comme l’Histoire est constamment réécrite, l’individu n’a plus de mémoire.

Ce monde sans Dieu est un monde sans Père : Big Brother, le grand frère est à la fois Jésus et le Père. Dans les familles du Parti Extérieur, les pères n’ont aucune autorité. Par le télécran, les affiches, les films, les timbres, les livres, les drapeaux, les pièces de monnaie, Big Brother est partout à la fois (je reviendrai sur cette omniprésence de l’image plus bas). Le visage de Big Brother est énorme, sa moustache est menaçante et son regard inquisiteur (« Big Brother te (vous) regarde »). Personne ne l’a jamais vu, tout comme personne n’a jamais vu Goldstein, l’ennemi public n° 1, l’ancien compagnon qui a trahi et qui tente de mettre le système en péril (paradoxalement – et à front renversé, si je puis dire – les cheveux de Big Brother sont noirs tandis que ceux de Goldstein, ainsi que les poils de son bouc, sont blancs). Goldstein est un ange déchu qui bêle de manière hystérique alors que la voix de Big Brother est profonde et calme, parfois brutale. Le Parti a toujours raison et il possède le droit de vie et de mort.

Dans 1984, le profane et le sacré ne font qu’un. Dans ce monde incompréhensible et insupportable, le héros poursuit une quête : il veut comprendre et défier au nom du bon sens (le common sense cher à Orwell). Le monde solide existe, pense-t-il contre un système qui a décrété que 2 et 2 peuvent être égaux à 5 et qu’il est possible d’abolir l’orgasme. Les pierres sont dures, maintient-il, l’eau est liquide, la loi de la gravitation existe. Il n’y a pas de quête sans transgression, sans dépassement des interdits, sans une démarche vers la beauté, la sensualité. Le journal qu’achète Winston pour écrire sa vie est « lisse et crémeux ». Le presse-papier qui, plus tard, volera en éclats, est lui aussi fort beau et lui rappelle les sensations de l’enfance. La nature est clémente parce que le chant d’un oiseau est porteur d’espoir.

Julia, c’est Eve, la tentatrice. Féminine, quoique de manière ambiguë : elle porte un uniforme qui signifie la chasteté, ce qui excite d’autant plus Winston. C’est elle qui fait le premier pas. Elle désinhibe Winston qui en vient à admettre qu’il « hait la bonté et la pureté » et qui pense que la pourriture pourra saper le système. O’Brien aussi est un tentateur. Winston est fasciné par son intelligence. Il se laisse aller aux aveux : « nous avons commis le crime de la pensée et l’adultère ». Lors d’une messe parodique, Winston se déclare prêt à commettre les pires crimes, à commencer par la lecture du livre “ de ” Goldstein, la Bible des opposants.

Après cette transgression, Winston devra être purifié, « sauvé ». O’Brien va l’enjôler avant de l’éduquer selon un processus en trois étapes : « apprendre, comprendre et accepter ». Winston est alors torturé physiquement, non pour qu’il avoue des crimes connus depuis longtemps par le pouvoir, mais pour qu’il soit brisé. Il apprend ensuite que la vérité objective n’existe pas. Le Parti produit et contrôle une vérité mutante et fonctionnelle. Enfin, O’Brien va briser l’amour que Winston voue à Julia, pour ne plus aimer que Big Brother. En trahissant celle qu’il a aimé, Winston atteindra la Rédemption.

Revenons à Big Brother en tant qu’image. Hobbes disait que gouverner c’est faire croire. Par exemple faire croire que Big Brother existe car le pouvoir n’existe que par l’idée que l’on s’en fait et les mots qui le signifient. Dans Le voyage sentimental à travers la France et l’Italie (1768), Sterne avait décrit l’effet que faisait la Bastille sur les Parisiens : la Bastille n’est qu’un mot pour désigner une tour, écrivait-il, mais « la terreur est dans le mot ». En tant qu’imago, en tant qu’idole, en tant qu’abstraction (Hervé Bazin définissait l’image cinématographique comme l’abstraction par l’Incarnation), Big Brother est le principe exclusif et ultime de l’Histoire. Personne ne l’a jamais vu, il ne figure ni dans l’espace ni dans le temps, il est le masque par lequel le Parti se montre aux humains. Il n’est pas plus visible que les financiers du CAC 40. Il EST le parti. Tels les gnostiques qui postulaient que le Verbe se fût fait chair, le totalitarisme océanien impose l’image d’un Big Brother pur esprit. Vouloir comprendre la nature de Big Brother est anxiogène.

Dans Océanie, les ascenseurs ne fonctionnent pas, les lames de rasoir sont rouillées mais le système dispose des techniques les plus perfectionnées pour asservir, c’est-à-dire surveiller et punir selon le principe freudien que la culpabilité ne suit pas crime mais qu’elle le précède. Dans La violence et le sacré, René Girard a montré comment la violence fondatrice, inhérente à toute société, est canalisée par les dictateurs « résolus à perpétuer leurs conflits afin de mieux perpétuer leur emprise sur les populations mystifiées. » Le monde étant vide de sens, regarder l’image de Big Brother, c’est regarder … rien. Souvenons-nous, dans cette optique, de l’évolution de la médiatisation de la guerre. Celle du Vietnam montra des soldats en pieds, des blessés, des cercueils, des victimes civiles. La guerre du Golfe ne livra que les effigies des leaders et des images de jeux vidéos pour adultes. On en est toujours au même stade à l’occasion de la guerre au Proche-Orient. L’image s’est déplacée de l’agora pour entrer dans les espaces mentaux, ou alors elle a transformé l’agora en un espace qui abolit les distances physiques et mentales, qui préfigure le télévangélisme et le village global, qui prétend unir et ne fait que niveler.

Le regard de Big Brother est aussi un sexe : « Nous allons vous vider et vous emplir de nous-mêmes », dit O’Brien à Winston. C’est aussi une bouche qui fait des sujets de simples bouches, des caquets se confessant à l’infini. Le monde matériel et immatériel a été atomisé. Les individus ont été fractionnés en mille morceaux. Le sujet est une « cellule » qui n’a d’autonomie que dans la mesure où il « cesse d’être un individu ».

Big Brother ne ressemble en rien aux bourreaux de l’Inquisition. Il est un dictateur post-moderne (au sens où il efface le temps, l’espace, les hiérarchies culturelles et où le monde réel est squatté par un monde fictionnel) qui agit sans règles préétablies, qui travestit le rapport du passé au présent et qui pose non ce qui est et qui a été, mais ce qui aura été. Big Brother est un deus absconditus, un dieu caché et tapi en chacun des individus. Il ne console pas, il soumet. Il est « terrible et secret », comme disait Le Clézio dans Les géants. Autrefois, le roi avait deux corps, l’un physique, l’autre juridique et symbolique. En coupant la tête du corps physique, on pouvait ne pas fracasser le symbole (« le roi est mort, vive le roi ! »). On ne peut pas couper la tête de Big Brother ; on ne peut ni attenter à son corps ni à sa représentation. Ottokar n’a pas à montrer son sceptre pour justifier son pouvoir. Comme on ne peut pas fermer les écrans dans les appartements, le discours et les images coulent sans interruption en déversant de la stérilité, de la mort et de l’éternité.

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