Des intellectuels organiques dans la salle des commandes (Il Manifesto)

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Tonino BUCCI

Ils la considéraient comme morte et enterrée, reléguée au fin fond de l’album des souvenirs. Pourtant elle est parmi les plus citées - et aussi parmi les plus mal interprétées formules de Gramsci. Et bien l’intellectuel organique revient avec le vent en poupe. Ou peut être même qu’il n’est jamais parti. La classe ouvrière, ses intellectuels elle les a perdus en route. Les mutations dans le cycle d’accumulation capitaliste ont fragmenté le travail, dispersé les consciences, les techniques et les savoirs. Mais la bourgeoisie non, elle continue à produire ses intellectuels organiques dans les automatismes de la société.

La bourgeoisie n’a pas besoin de partis pour gouverner. Ses dirigeants, ses Monti et Profumo, elle les prend à l’université Bocconi et dans le management des banques. Le populisme berlusconien ne sert (plus) : peu efficace pour garantir les intérêts qui comptent, trop occupé à négocier entre les clientèles. La politique a ses propres temps, ses logiques de compromis et ne peut pas se passer (totalement) de la légitimation par le consensus populaire. Aujourd’hui se sont ces espaces de médiation, physiologiques en démocratie, qui deviennent intolérables aux yeux des pouvoirs forts. BCE et Cofindustria (équivalent du MEDEF ndt. ) veulent du solide.

Les hommes politiques qui jusqu’à hier - grâce à leur populisme - en ont garanti les intérêts, ont fait leur temps. Dans la salle des commandes entrent directement les « grands commis » de la bourgeoisie. Ce sont eux les intellectuels organiques, ceux qui travaillent en arrière plan, qui tiennent les contacts, qui dirigent et organisent, qui tirent les ficelles pour leur classe d’appartenance. L’intellectuel organique ne se remarque pas, en général il reste discret. Ses activité ne s’exercent pas au Palais, mais dans les lieux cruciaux du pouvoir, contigüe au Palais ou hors de celui-ci, dans les « casemates » de la société civile. Cela ne se voit pas, mais c’est lui qui fait marcher le gouvernement réel de la société et de l’économie. L’intellectuel organique est dans les directions des universités qui forment les classes dirigeantes, il est dans las conseils d’administration des banques, dirige les entreprises et s’occupe de management.

« Chaque groupe social - écrivait Gramsci dans les Cahiers - sur le terrain originaire d’une fonction essentielle dans le monde de la production économique, crée en même temps, de manière organique, une ou plusieurs couches d’intellectuels qui lui donnent un caractère homogène et la conscience de sa propre fonction, non seulement dans le domaine économique mais également dans le domaine social et politique : l’entrepreneur capitaliste crée avec lui le technicien de l’industrie, le savant de l’économie politique, l’organisation d’une nouvelle culture, d’un nouveau droit, etc. ».

Parmi les ministres du gouvernement Monti se trouvent les noms d’ingénieurs et d’économistes, de professeurs et présidents d’université, bocconien AOC et membres d’universités privées « d’excellence » - Luiss et Cattolica et encore des banquiers et des managers - à la première place, Intesa San Paolo, première banque italienne en terme de profit. En parlant de manière gramscienne, ils sont la version de l’intellectuel moderne - non pas l’intellectuel traditionnel qui se conçoit comme le porte parole d’une couche autonome et séparée. Ils sont « organiques » parce qu’ils dirigent et organisent les activités nécessaires au rôle de leur classe sociale dans la vie publique de la nation.

Les entrepreneurs n’ont pas besoin d’avoir un parti, l’organisation ils se la donnent par leur propre activité économqiue. « L’entrepreneur - écrit toujours Gramsci dans le Cahier XXIX - représente une élaboration sociale supérieure, déjà caractérisée par une certaine capacité dirigeante et technique (donc intellectuelle) : il doit avoir une certaine capacité technique, outre dans la sphère circonscrite de son activité et de ses initiatives, mais également dans d’autres sphères, au moins dans celles les plus proches de la production (il doit être un organisateur de masses d’hommes, il doit être un organisateur de la « confiance » des épargnants de son entreprise, des acheteurs de ses marchandises etc. ) ». Il y aura toujours une élite de l’entreprise qui « doit avoir une capacité organisatrice de la société en général, dans tout son complexe organisme de services, jusqu’à l’organisme étatique, car il est nécessaire de créer les conditions les plus favorables pour l’expansion de sa propre classe ». Cette élite doit être capable de « choisir les « commis » (employés spécialisés) auxquels confier cette activité d’organisation des rapports généraux externes à l’entreprises ».

Tonino Bucci

Il Manifesto, 17 novembre 2011.

Traduit par Cornelia

COMMENTAIRES  

24/11/2011 16:27 par yapadaxan

Je grossis le trait délibérément : l’organisation sociale est, en première et dernière instances, le seul parti politique. Et la seule organisation syndicale. Car tout tend à obtenir de cette organisation sociale le meilleur de ses ambitions. Etant entendu qu’il s’agit d’intérêts de classe.

Si on creuse, on pousse l’analyse plus loin : c’est bien parce que ses intérêts sont des intérêts de classe qu’elle renvoie dos à dos ceux qui en tirent profit et ceux qui, par leur travail social, créent ce profit.

Il y a bien dualité et antagonisme de classe à l’intérieur de cette société. Les intérêts étant frontalement opposés. La bourgeoisie dans sa course au profit n’a de cesse de vouloir réduire la part du salaire, la classe exploitée, en défendant ses intérêts de classe, remet en cause cette part croissante du profit dont le capital a besoin.

Ce n’est pas affaire d’avidité de requins, mais la nécessité pour le capital de toujours plus se mettre en valeur. On aboutit au fameux schéma accumulation, suraccumulation, dévalorisation de la baisse tendancielle du taux de profit.

Et c’est bien à ce niveau de développement du capitalisme que nous nous trouvons aujourd’hui : un moment où le capitalisme cesse "démocratique" dans la mesure où son champ de manoeuvre subit le diktat de ses propres besoins, qui ne laissent plus de place aux concessions sociales.

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