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perles glauques, clichés, expressions toutes faites, hyperboles, tautologies...

Du « français avancé »

Lorsqu’une langue bouge, évolue, cela vient soit du bas (le peuple dans sa diversité), soit du haut (ceux qui ont la parole et qui peuvent l’imposer au plus grand nombre). C’est un flux continu auquel on ne prête pas vraiment attention. Et puis ils y a des changements durables, et d’autres éphémères.

Dans son ouvrage La Grammaire des fautes (1929), le linguiste suisse Henri Frei proposait d’abandonner toute grammaire normative au profit d’une vision fonctionnelle de la langue, ce dans une finalité purement empirique. Pour lui, les locuteurs éprouvent cinq besoins : assimilation, différenciation, brièveté, invariabilité et expressivité. Exemple d’assimilation : étourneau qui signifie étourdi à cause de la ressemblance. Le besoin de différenciation amène de nombreux locuteurs à dire « ils croyent » (et non « ils croient ») pour que l’on entende bien la marque du pluriel. On n’insistera pas sur la brièveté (apéro, dico au lieu d’apéritif, dictionnaire). Le besoin d’invariabilité nous conduit à préférer un terme générique à un autre plus précis. On dira que les fonctionnaires touchent une retraite alors qu’ils touchent une pension. Quant au besoin d’expressivité, on le trouve dans des redondances multiples : « il fait son malin » (au lieu de « il fait le malin », comme si on pouvait faire le malin de quelqu’un d’autre. Intéressante également, la double redondance « il s’est fait écrabouiller » au lieu de « il a été écrasé ». Écraser est déjà suffisamment douloureux pour qu’on n’en appelle pas à la bouillie. Par ailleurs, on ne « se fait « pas prendre » par un radar car on ne demande pas à cet appareil de nous prendre. Il nous prend de lui-même.

Henri Frei a regroupé ces cinq besoins sous la dénomination de français avancé. Les écarts avec la norme ont souvent vocation à se réduire et à être le français de demain. Après tout, il fut le français d’hier. N’est-ce pas Jean-Jacques Rousseau qui stipulait que :

« Ma première règle, à moi qui ne me soucie nullement de ce qu’on pensera de mon style, est de me faire entendre. Toutes les fois qu’à l’aide de dix solécismes je pourrai m’exprimer plus fortement ou plus clairement, je ne balancerai jamais. »

En période de grands événements sportifs, les commentateurs - cela n’a rien à voir avec leurs compétences - enfilent comme des perles glauques des tonnes de clichés, d’expressions toutes faites, d’hyperboles, de tautologies, d’évidences. J’en propose ici quelques-unes entendues lors du Tour de France et des Jeux Olympiques. Pour certaines, j’en suis sûr, elles seront tombées dans le domaine public bien avant que les poules aient des dents.

« C’est énorme ! » La victoire de Yannick Agniel est énorme. Le 200 mètres eût été remporté par un nageur étatsunien, nous aurions eu droit à « belle », « très belle victoire » de Smith. L’utilisation de cet adjectif nous ramène des années en arrière lorsque, par snobisme ou par dérision du snobisme, « énorme » était orthographié « hénaurme ». On trouve cette déformation dès les années vingt dans Les Hommes de bonne volonté. Flaubert en usa dans sa Correspondance : « Ce portrait de moi en gentleman revenu des erreurs de la jeunesse et qui a écrit un roman par désillusion, pour chasser l’ennui : « Hénaurme ! quinze mille fois Hénaurme, avec trente milliards d’H ! » « Énoooorme » est en passe de supplanter « somptueux » : « un sprint somptueux » (quand le peloton tout entier sprinte pour la victoire et que l’on risque - miam, miam ! - une chute collective qui causerait tant d’émotion dans les chaumières. Et puis « génial ! » (qu’affectionne particulièrement Gérard Holtz lorsqu’il entend une vanne à deux centimes) et autre « dément ! » commençaient à se fatiguer. Et puisque, quand on a franchi les bornes, il n’y a plus de limites, j’ai entendu « énormissime ! » pour une médaille de bronze attribuée à une judokate. « Énorme » aura été LE mot des Jeux Olympiques de Londres.

« Il fait le travail ». Cet athlète, ce coureur cycliste, ce nageur se donne à fond. L’utilisation du mot « travail » est intéressante : le sport n’est décidément (« définitivement », pour user d’une anglicanerie) plus un loisir, un plaisir ; c’est un boulot pénible pour lequel on est payé. Dans l’inconscient des commentateurs, il y a forcément le sens originel de ce mot : « état d’une personne qui souffre, qui est tourmentée » (Le Robert). Voir « Les grands travaux que Notre Seigneur a souffert » (Bossuet), ou « Lui qu’Apollon jamais n’a fait parler à faux/Me promit par ces vers la fin de mes travaux » (Corneille, Horace). Sans parler de la femme en gésine.

« Il a (ils ont) répondu présent ». Expression utilisée pour les sportifs qui sont au rendez-vous ou pour les supporters qui sont venus nombreux. Vous me direz - et vous n’aurez pas tort - que si ce beau monde n’était pas venu, l’événement n’aurait pas eu lieu et le commentateur aurait été au chômage.

« Il est fréquent ». Après toutes ces années, je n’ai toujours pas saisi ce que cela voulait dire exactement. On dit d’un coureur, d’un nageur (mais pas d’un lanceur de poids) qu’il est fréquent lorsque - j’imagine - non seulement il court, nage, vite mais qu’en plus son rythme est régulier. Pourquoi, alors, ne pas dire « il est régulier » ? Ce qui est la moindre des choses, lorsque l’on nage, court, en compétition. Mais peut-être me trompè-je.

« Ce n’est pas le moment de faire griller des sardines sur la pelouse ». J’avoue que j’ai un faible pour cette expression, même si elle est un peu longuette. En d’autres termes, vous n’êtes pas là pour glander, il faudrait voir à mouiller le maillot, attention ! vous allez vous endormir.

« Un certain Jacques Anquetil ». Tel coureur savoyard a failli remporter une course contre un certain Jacques Anquetil. Grossière antiphrase exprimant une recherche de pensée assez médiocre.

Je n’insisterai pas sur « la deuxième meilleure performance mondiale », même s’il s’agit d’un « temps stratosphérique ». Connaissez-vous « la deuxième plus mauvaise ? » Ca m’étonnerait. On sait qu’il s’agit d’une anglicanerie (second best).

« On va se régaler ». Récemment, sur un marché, un marchand de confiture m’encouragea à acheter ses produits par un « Vous allez vous régaler ! » Mettons. Il lui était difficile de me dire que j’allais tout vomir. Se régaler avant un 100 mètres nage libre, mouais. Vous avez le type qui emmène sa dernière conquête à l’hôtel et qui lui dit dans l’escalier : « On va se régaler »...

Bernard Gensane.

Mercredi 1 août 2012

http://bernard-gensane.over-blog.com/article-du-fran-ais-avance-108674141.html

COMMENTAIRES  

01/08/2012 17:09 par calame julia

Vous oubliâtes Monsieur "émotion" dont on ne compte plus les redites et
je plains sincèrement ceux et celles qui s’y laissent aller, en ce moment,
ils sont carrément sur les ratiches et les parquets grincent des dents.
Quant’à "en or miss Hime" on l’attend encore sur le podium !

01/08/2012 19:30 par BM

Trop fort, c’te article.

01/08/2012 21:51 par babelouest

Le dessin d’illustration me rappelle une anecdote. J’étais en seconde, et un grand échalas redoublant ne manquait pas de semer la zizanie pendant les études. Un jour, le pion (50 Kg avec la boucle de ceinture) excédé lui crie "Prenez la porte !" Sans se démonter, l’élève apostrophé se lève, dégonde la porte, et part avec.

01/08/2012 22:40 par République et tête nue

Bravo, c’est bien vu !
Ou bien encore, "c’est trop d’la balleu !"
Cdt

01/08/2012 23:14 par Dwaabala

Il y a aussi le « Parler socialo » dont L’Aviseur international,

[http://aviseurinternational.wordpress.com/]

tient la chronique.

Pour le lexique en politique, il y eu l’ère de l’interface, où ne pouvait que se situer tout phénomène ; tout récemment la mutualisation est convoquée pour résoudre bien des problèmes.

Beaucoup de clichés sont employés à l’insu de leur plein gré par les hommes publics.

02/08/2012 11:36 par Bernard Gensane

A Dwabaala,
Merci pour l’info. Au fait, "la mutualisation est convoquée". "Convoquée", hum, hum, !

Cet article est amendable à l’infini grâce aux lecteurs. J’ai oublié : "Agnel est un peu entamé" : il a déjà 6 courses dans les jambes. Bref, l’entame de ses jambons, c’est parti.

02/08/2012 15:08 par Dwaabala

02/08/2012 à 11:36, par Bernard Gensane

"Convoquée", hum, hum, !

Aïe ! Aïe !

« Convoquée » ? Pan ! sur les doigts. Je ne me reconnais pas dans cet usage, est-ce bien moi ?

Invoquons le lapsus digiti, pour dire « évoquée » à la place.

02/08/2012 16:44 par BM

"Agnel est un peu entamé"... Quelle horreur ! Ne pas confondre Agnel et gigot, par pitié !

Ca me fait penser aux commentateurs du Tour de France à la télé : "Chute ! Terrible, terrible chute ! d’une dizaine d’unités !" Admirez l’usage du terme "d’unités" pour parler des coureurs cyclistes.

Bref, les commentateurs sportifs aiment bien chosifier ceux dont ils parlent. Ca en dit long sur les vraies "valeurs" du sport.

02/08/2012 22:42 par ZapPow

En parlant de gigot, j’ai entendu, tout récemment, un commentateur parlant d’un sportif et disant qu’il avait du gras, ce qui signifiait qu’il avait de la ressource.

03/08/2012 01:58 par Dwaabala

Et moi j’ai entendu dire que Jacques, puis Nicolas, étaient des bêtes politiques ; pour François d’avant on disait je crois un animal.

03/08/2012 10:25 par Libre Plume

Je ne résiste pas, je vous envoie la perle du jour d’une journaliste parlant de Londres - Jeux Olympiques obligent, oui, j’avoue, j’aime regarder bien qu’ils se déroulent dans le temple maléfique du capitalisme ! -

La voici donc déclinant les différents monuments de la ville.
Arrivée sur Tower Bridge :

"Tower Bridge c’est le monument le plus .... charismatique de Londres"

Il faut en rire ou en pleurer ? allez, il nous reste le rire !
Cordialement.

03/08/2012 17:37 par babelouest

"Tower Bridge c’est le monument le plus .... charismatique de Londres"

Sur le pont
De London
Evidence, évidence
Sur le pont
De London
Les banquiers gagnent des ronds !

03/08/2012 21:40 par Dwaabala

Saisi au vol :

La nageuse américaine Ledecky, 15 ans et trois mois, elle a eu toutes les audaces, américaine qui plus est...

03/08/2012 22:42 par ZapPow

Entendu aujourd’hui, dans l’émission "Les Nouveaux Explorateurs" qui portait sur les maisons individuelles originales, "Il a le pire spot", ce qui signifiait clairement "il a le meilleur endroit".

Certains domaines de notre vie, le sport en particulier, pratiquent frénétiquement un genre de novlangue. On fait du scrapbooking, on ne marche pas pieds nus on fait du barefooting, on pratique le surf paddling ou le paddle surfing, je ne me rappelle plus, etc.

04/08/2012 18:01 par Libre Plume

@babelouest

Des banquiers non pas charismatiques,
Mais plutôt emblématiques,
de la capitale si capitalis-tique.
Rien d’autre que des tiques !

Des J.O. sous influence marketing !
Couleurs du drapeau olympique levées
par des bras militaires, that’s really shocking !

Cordialement

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