Enki Bilal sénile, ou la nécessité d’un renouveau artistique marxiste et réellement progressiste

Ambroise-JRCF

Enki Bilal n’est pas un inconnu dans la sphère culturelle française. C’est un grand auteur de bande dessinée, avec un travail particulier, comme Moebius, dans la science-fiction. On lui doit notamment la trilogie Nikopol, dystopie fasciste où des dieux égyptiens, au plus bas de leur condition, font leur chemin bon gré mal gré parmi les mortels. Une saga qui sera adaptée au cinéma par le même Bilal. Son style est fait de personnages sombres, naviguant dans des villes futuristes et sales, où les pouvoirs arbitraires font la loi. En bref, c’est un artiste qui a marqué plusieurs générations, et qui continue à les marquer par son activité. Dans un passé pas si lointain, il se disait encore de gauche.

Pourquoi en parler ? A l’occasion d’un entretien avec le journal La Tribune (1), cet auteur a exprimé (et répété) un florilège de pensées réactionnaires. Entre le « wokisme », terme qu’il ne prend pas la peine de définir (et qui, par ailleurs, est impropre, car il ne désigne rien, si ce n’est le courant post-moderniste, qui lui existe, et est extrêmement diversifié), qu’il accuse de produire « la haine d’Israël », car il est bien connu que l’injustice flagrante et la mauvaise foi criante d’un État du Moyen-Orient adossé aux EU n’est pas un motif légitime de colère, du « capitalisme » (c’est encore de l’auteur)... et de « l’homme blanc », on se sent presque soulagé lorsqu’il déclare avoir du mal à se revendiquer de la gauche. Et de nous lancer sur la prétendue islamisation du monde, et de nous citer les combats justes selon lui qui sont, étrangement, à la manière d’un Raphaël Glucksmann, les mêmes que ceux des États-Unis. S’il se désole de la perte des idées humanistes dans la jeunesse, ce que nous aussi nous déplorons, c’est un humanisme des plus dévoyés, du genre de ceux qui sont favorables aux guerres humanitaires. On pourrait parler du ridicule de cet auteur anticonformiste qui clame sa sympathie pour Macron.

Doit-on pour autant s’étonner d’une telle évolution ? Non. Et nous nous inscrivons en faux avec ceux qui se désolent des propos d’Enki Bilal. Au fond, celui-ci ne fait que recycler et pousser jusqu’au bout la logique des idées antitotalitaires des Nouveaux philosophes sauce Glucksmann père, BHL et Finkielkraut. Il suffit de jeter un œil sur sa page wikipedia pour comprendre que son œuvre prend souvent pour thème la question premier degré du totalitarisme (2) et de la lutte de la société contre ces pouvoirs, évacuant toute forme d’analyse en termes de lutte des classes et de contexte historique. Ses œuvres exposent une vision du monde idéaliste, portée par des personnages qui se résument à des êtres poétiques face à un pouvoir oppresseur. Comment s’étonner, dès lors, de son soutien aux « révolutions colorées », ou à la « démocratie » (bourgeoise, naturellement...), qui est aveugle, volontaire ou involontaire, aux questions de rapport entre les classes, de domination et d’exploitation. D’où sa colère contre les critiques du capitalisme et de l’homme blanc.

Le cas Enki Bilal et sa place dans le domaine artistique en France posent un problème. Lorsqu’on voit que c’est lui qui se pose en défenseur de l’humanisme en prenant part aux pires combats de l’Oncle Sam et de ses chiens, on a peur et on a raison de craindre pour les idées de progrès ! En effet, qu’avons-nous sur la place culturelle française pour concurrencer un Enki Bilal ou la cohorte d’artistes pseudo-subversifs mais réactionnaires dans les faits ? Ça, c’est aussi un résultat de la déliquescence idéologique du PCF : nous avons peu d’artistes à la hauteur dans notre camp pour répliquer à la fascisation ambiante. Avant, et malgré tous leurs défauts, nous avions Aragon, Eluard, Triolet, Picasso, Roger Vailland, Tristan Tzara, etc.

Dans ce blog, il a été question des moyens de faire renaître une culture populaire française (3), et aussi des moyens de lancer un renouveau artistique (4). C’est sur ce dernier point que je souhaiterais appuyer.

Le mouvement communiste a connu de grands artistes qui ont tenté d’allier leur conscience politique à leur art. C’était le cas de personnalités comme Eisenstein, Brecht, Erwin Piscator, Nazim Hikmet. Je ne vais pas trop m’attarder là-dessus, mais on avait une vraie réflexion sur la façon dont, de manière esthétique, il fallait encourager les masses à lutter. Ce n’était pas sans erreurs et sans sectarisme, loin de là. Et ils ont eu des successeurs, peut-être moins ambitieux, mais avec une vraie conscience qui cherchaient à donner une dimension politique à leur art. Certes, on me dira que cela correspond à un moment historique précis, la Révolution d’octobre et la participation éclatante de l’URSS à la défaite du Troisième Reich. C’est vrai qu’il nous manque peut-être quelques victoires pour relancer la machine, même si Cuba, la Chine ou le Vietnam sont encore debout.

Dans une récente interview, l’auteur de “ comics ” Alan Moore revenait sur la contre-culture et l’imaginaire collectif (5). Il déplorait la perte de l’effort à créer son propre imaginaire et la destruction des contre-cultures, la plupart ayant été récupérées ou ayant disparu. Et de noter que ce phénomène existait depuis trente ans sans que Moore ne comprenne son origine.

Nous manquons dans le domaine artistique d’une contre-offensive de gauche, communiste, réellement progressiste, antifasciste, anti-impérialiste et anti-exterministe, qui soit bénéfique politiquement, mais aussi artistiquement, car qui ne voit pas que ce que dénonce Moore sans trop de nuance, c’est le règne du tout marchand, des gros monopoles, bref de la contre-révolution bourgeoise qui triomphe temporairement, depuis 30 ans, du camp socialiste. Il nous faut donner l’envie au peuple, aux ouvriers, aux paysans, aux fonctionnaires martyrisés, à ceux qui aiment la culture dont celle de notre pays, de se battre, de vouloir construire un monde meilleur pour tous où l’émancipation de chacun serait l’horizon de tout le monde.

J’ai un peu exagéré plus haut. Il existe des artistes conséquents mais peu nombreux. Nous pensons à la Compagnie Jolie Môme, que le maire PS de Saint-Denis, parfaitement cohérent en termes de classe, souhaite virer pour des raisons politiques de leur théâtre refait à neuf par les soins de la Compagnie. Nous pensons à feu Joseph Ponthus, qui a eu le temps de nous offrir son recueil de poèmes en prose À la ligne sur sa vie en usine. Nous parlons du poète Francis Combes. Nous saluons notre camarade Gilda Landini et son ouvrage Le fil rouge, ainsi que Rabah Ameur-Zaïmeche qui, comme un camarade a pu le noter, semble bien plus conscient politiquement que certains autres cinéastes (6). J’en oublie et je suis sans doute injuste, car tout est fait pour invisibiliser le discours de classe. Et j’en appelle aux futurs artistes à porter ce mouvement, car aussi dans ce domaine, il est nécessaire d’impulser cette aspiration à un avenir humain, où les travailleurs sont mis au centre de la vie nationale et où règne l’internationalisme.

(1) https://www.latribune.fr/culture-lifetstyle/enki-bilal-l-occident-est-en-train-de-s-effondrer-sur-lui-meme-983533.html
(2) Sachant que ce concept est très attaqué même par des historiens non communistes pour son absence d’intérêt pour expliquer des réalités historiques différentes.
(3) http://jrcf.over-blog.org/2023/06/revenir-a-une-culture-populaire.html
(4) http://jrcf.over-blog.org/2023/03/classiques-ou-avant-gardistes-quelles-formes-pour-un-art-populaire-et-revolutionnaire-au-xxieme-siecle-3.html
(5) https://usbeketrica.com/fr/article/alan-moore-une-societe-qui-se-noie-dans-la-nostalgie-ne-peut-pas-generer-les-contre-cultures-de-demain
(6) « Le gang des bois du temple [CRITIQUE] », Maxime-JRCF, 28/10/2023

 http://jrcf.over-blog.org/2023/11/enki-bilal-senile-ou-la-necessite-d-un-renouveau-artistique-marxiste-et-reellement-pro

COMMENTAIRES  

05/12/2023 17:03 par sylvain

Il est vieux, il est riche, il a réussi... en général ca pousse pas a etre revolutionnaire, ni meme communiste. C’est une généralité certes, mais qui n’est pas fausse en général.
Cette histoire ressemble beaucoup a celle de onfray, ou de houellebecq. Des vieux habites par la peur, qui les conduit a la mediocrite voir pire.

06/12/2023 19:37 par Geb.

@ sylvain...

Je ne sais pas si être vieux riche et nanti d’une hypothétique "réussite ?" fait disparaître toute trace de "communisme" ou de "sens de classe révolutionnaires" chez les citoyen lambda, mais je sais surtout que ceux qui ont perdu tout ça en route ne savent même pas définir à quelles conditions et grâce ou au détriment de qui ils y étaient arrivés et à le devenir sans mourir avant.

Et qu’en règle générale ils n’avaient jamais pratiquée la lutte révolutionnaire et sociale sur le terrain et n’avaient surtout aucune connaissance ni académique ni concrète du Marxisme et du Communisme de fait.

Pour le reste notre Camarade Ambroise a bien résumée la situation : Il n’y a plus d’artistes réellement engagés dans le Mouvement révolutionnaire et ceux qui existent sont soit gommés par le bruit de fond de la doxa capitalo-fasciste ou achetés en route par les mêmes.

La culture qui permet de devenir artiste et révolutionnaire ça s’acquiert souvent dès l’enfance. Et quand on a été biberonné aux Mickey Mouse, Captain America et Astérix, ça n’a rien à voir avec ceux qui ont commencé leur vie avec "Le Journal de Vaillant", (Sam Billie Bill, Docteur Justice et Nasdine Hodja), ou "Camera 34", et "Kam et Rha, les Terribles"....

Et Ambroise met bien le doigts dessus : C’est aussi parce que l’absence d’un vrai PCF dans le paysage politique français, ainsi que la trahison non dénoncée de son clone empaillé, pèse aujourd’hui lourdement sur la Conscience politique des Masses à travers plusieurs générations déculturées.

Entre 1950 et 1960 la communication vers la jeunesse se faisait pratiquement travers du support média papier. A part les illettrés tout la Monde y avait accès selon les options politiques de son choix.

Les Médias communistes et progressistes, (Financés par les Masses travailleuse elles-mêmes), avaient les armes pour faire face à la propagande capitaliste.

Quand les médias se sont éthérisés entre radio, télé, puis Web et streaming, il y a eu facilité d’accès à la connaissance mais celle-ci s’est uniquement focalisée en information biaisée au service de l’ennemi de classe. Les médias progressistes ont été phagocytés par les aides d’état bourgeois et la pub des Majors, personne n’a informé les travailleurs que c’était ceux qui payaient l’Orchestre qui choisissaient la partition... et ils ont laissé à leurs ennemis le financement et le choix du programme.

Je connais Enki Bilal et ses élucubrations transgénétiques, ses personnages OGM et ses fantasmes nietzchéens délirants. Mais c’est pas mieux avec Asterix et ses délires franchouillards, antihistoriques de surcroît.

Mais pour les jeunes d’aujourd’hui même les Mangas japonaises semblent parfois trop compliquées à comprendre.

Alors Enkil Bilal pour eux c’est à la fois Hugo et Zola dans le texte : Trop compliqué, trop long, trop intello... et puis faut tourner les pages et c’est fatiguant, mon pote. ((- :

Quand on sait que c’est un copain à Macron qui a acheté les "Editions Pif Gadget", qu’il y a un salopard qui les lui a vendues plutôt que de les saborder, on comprend qu’il y a tout à reprendre au début et au moins deux générations décervelées à se farcir pour sortir du guêpier.

Je dis "on" mais je suis pas concerné pour les génération venues ou à venir. Mais pour mon compte c’est du Bilal version +++ qu’elles vont se farcir.

Ils n’auront pas besoin de tourner les pages. Ca viendra direct en live à la maison.

07/12/2023 20:18 par lju

L’art n’a aucune obligation d’être révolutionnaire, au sens politique du terme. Vouloir que tous aient une opinion politique est bien le problème, pour reprendre à peu près Barthes, la dictature n’est pas l’impossibilité de dire ce que l’on pense, mais l’obligation d’exprimer une opinion sur tout.
Si un écrivain a plus de chance d’être traduit politiquement, que dire d’un peintre ou d’un musicien... En quoi par exemple l’oeuvre de Roman Opalka ou d’Arvo Part est-elle révolutionnaire ? Et pourtant elle est, mais pas au sens politique habituel. Gramci peut-être : commencer par faire trembler le cadre sensible qui porte et supporte l’idéologie.
Une opinion politique se travaille, et certains artistes font autres choses et le font très bien. Même certains penseurs formidables devraient faire vœu de silence en ce qui concerne les questions politiques, car ils sont mauvais... On ne demande pas aux politiques d’être des artistes, alors laissons les artistes libres de s’engager ou non.

08/12/2023 18:08 par Geb.

@lju...

L’art n’a pas à être "révolutionnaire" de même qu’un outil ou le résultat d’un travail, mais le fait reste que la personne qui utilise l’outil, le contexte qui entoure l’acte, ainsi que le produit de l’opération, deviennent "politiques" dès l’instant où ils sont introduits dans la sphère publique.

Il n’existe pas d’oeuvre d’art neutre Une oeuvre d’art c’est un message et un témoignage. Elle reflète les pensées ainsi que l’image du Monde tel que le voit son auteur.

Sauf si le produit de l’Art n’est destiné qu’à rester entre l’artiste et lui même l’oeuvre d’art mobilisera "politiquement" ceux qui la voient dans leur mode d’appréhension du Monde en général ;.

Dans la vie il n’y pas de neutralité. Soit on est "révolutionnaire" par ses pensées ou par ses actes, soit on ne l’est pas. Ca n’est pas un reproche, c’est une constatation.

En sachant que si on n’est pas "révolutionnaire" dans un monde "réactionnaire" soit on est "réactionnaire conscient du fait, soit on pense être neutre mais on est partie prenante de la réaction dominante. Même inconsciemment.

Quoiqu’on fasse, (Y compris de l’Art), on fait toujours de la "politique". Si ça n’est pas la sienne, c’est celle des autres.

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