Galère, pathologie, contagion, France 2 souffre pour nous

J’ai écouté, ce 21 mars, le journal télévisé de 13 h de France 2, qui s’ouvre sur la présentation de la journée d’action de demain (manifestations plus grèves). Je ne souhaite pas revoir tout le journal mais m’arrêter sur certains termes employés, termes certes peu nombreux mais ô combien révélateurs de l’idéologie sous-jacente des gouvernants et des journalistes.

1. Le présentateur, Nathanaël de Rincquesen, ouvre ainsi sont journal : "Journée noire en perspective". L’adjectif "noir" est connoté très négativement au moins depuis l’Antiquité, païenne ou chrétienne, qui lui associe des idées blasphématoires et néfastes (messe noire, magie noire), des idées de méchanceté (bête noire), de mystère, de clandestinité, de tricherie, de malhonnêteté (liste noire, caisse noire, marché noir, travail au noir). Et également d’ivresse : celui qui est fin saoul est plus que "gris", il est "noir". Et la couleur du deuil, en Occident, est le noir. Et cette tradition se perpétue dans les plus récentes œuvres de fiction puisque que dans la saga de "La guerre des étoiles", le personnage qui représente le Mal (Dark Vador = paronyme de Dark Father = Sombre père) est vêtu de noir du casque aux pieds (de pied en cap) et représente le côté "obscur" de la Force.

- Cet adjectif "noire" est d’ailleurs répété un peu plus tard : "Une journée bien plus noire que ce qu’attendait la SNCF jusqu’à présent... et Hélène Hug parle de "jeudi noir", qui doit amener la réminiscence, chez l’auditeur, de la Grande crise d’octobre 1929 à Wall Street.

- Dès le début, donc, le présentateur se place du point de vue exclusif des usagers des transports publics, auxquels les méchants syndicalistes vont pourrir la vie toute la journée. D’emblée, donc, rien n’est dit des raisons de la grève (la politique de dérèglementation sauvage d’Emmanuel Macron) rien de la raison d’une mobilisation qui s’annonce aussi large.

2. Après un sujet sur la neige dans les Bouches-du-Rhône, le présentateur reprend : "Je vous le disais dans les titres, c’est une journée de galère qui se dessine...". Pour la majorité des locuteurs de langue française, le terme de "galère" n’évoque que marginalement le navire de guerre de l’Antiquité, du Moyen âge et des Temps modernes, la trirème des Romains ou les navires de don Juan d’Autriche à Lépante. Il évoque plutôt la peine d’Ancien Régime, l’équivalent du bagne sur l’eau, qui précéda d’ailleurs le bagne. La connotation, qui suit celle de "noire", est donc fortement dépréciative, en ce qu’elle suppose que les gens vont "galérer" (verbe dérivé très fort, qui évoquait, jadis, non pas seulement les journées exténuantes passées à ramer, mais aussi la nourriture insuffisante, l’exposition au soleil et aux intempéries, les chaînes, l’hygiène épouvantable, les humiliations, etc.) En gros, ce à quoi les grévistes condamnent les usagers.

3. Hélène Hug, journaliste envoyée spéciale à l’Élysée, dit que le gouvernement "ne semble pas craindre la contagion". La grève, la manifestation, sont traitées au travers de la métaphore de la maladie, et de la maladie contagieuse, comme la variole, la rougeole, la peste, le typhus, la tuberculose, etc. La grève est ainsi naturalisée comme une maladie du corps social, une pathologie, une anomalie qu’il faut traiter et, d’abord, empêcher de se propager.

4. Hélène Hug dit : "Si les contestations s’additionnent bel et bien, il [= le gouvernement] considère qu’elles ne sont pas de même nature entre fonction publique hospitalière, SNCF, RATP ou encore Éducation nationale, bref, à ce stade, pas question de reculer..."

- Où est l’idéologie, là-dedans ? Elle n’est pas de dire ce que pense le gouvernement (à savoir que, selon lui, les contestations n’ont rien à voir entre elles) mais d’instiller cette idée dans l’esprit de la population – et peut-être même, derrière elle, des grévistes – à savoir que chaque contestataire se bat pour "sa petite chapelle", pour son "petit bout de privilège égoïste", pour ses "intérêts particuliers". Il ne faut surtout pas qu’il vienne à l’esprit des Français – pas seulement des grévistes et des manifestants – que les grévistes se battent contre un projet ultralibéral bien ficelé, bien cohérent, où tout se tient, et qui va vers les mêmes finalités au travers de la démolition des retraites, de la remise en cause du statut des fonctionnaires ou des cheminots, de la hausse de la CSG, des déremboursements de la Sécu, de la surveillance et de la punition des chômeurs, des cadeaux fiscaux faits aux riches et aux entreprises, etc.

- Il ne faut surtout pas que les salariés, les étudiants, les avocats, les chômeurs, les personnels des EHPAD, les cheminots, les retraités, les fonctionnaires sentent qu’ils sont visés par la même chose, qu’ils se découvrent des intérêts communs, qu’ils ressentent entre eux une solidarité. Il faut brouiller, il faut diviser pour régner.

5. Hélène Hug dit : "Le gouvernement parie sur la pédagogie". Le terme désigne, aujourd’hui, comme le dit Le Robert historique de la langue française, "la science de l’éducation des jeunes [je souligne], l’ensemble des méthodes qu’elle met en œuvre et la qualité du bon pédagogue". Par exemple : "Tu n’as pas compris la méthode de résolution d’une équation du second degré ou la règle d’accord des participes passés ?". Eh bien, dis-moi où tu bloques, dis-moi à quel moment tu ne comprends plus, et je vais te réexpliquer autrement".

- Il faut bien voir ce que ce terme "pédagogie" (qui est employé systématiquement chaque fois qu’il faut faire avaler aux Français une purge ultralibérale) recèle de mépris. D’abord, les Français sont pris pour des enfants et non pour des adultes. Et, de plus, ils sont pris pour des enfants demeurés, comme si la privatisation de la SNCF ou la baisse des retraites présentaient le même caractère d’évidence et d’innocuité que l’accord des noms composés ou la conjugaison des verbes irréguliers. Or, contrairement à ce que cherchent à faire croire le gouvernement (et peut-être aussi certains journalistes), les Français saisissent très bien ce que leurs gouvernants veulent leur administrer au travers de cette "pédagogie" : un rabotage de leurs droits, une détérioration de leurs statuts et de leurs garanties, une baisse drastiques de leurs revenus.

- Le gouvernement s’imagine qu’en disant "Je vais procéder, sur votre personne, à une énucléation", la réalité sera moins douloureuse qu’en disant : "Je vais t’arracher un œil". Comment mieux signifier : "Je vous prends pour des imbéciles ?"

Philippe ARNAUD

COMMENTAIRES  

23/03/2018 08:34 par Ellilou

Beaucoup parmi les lectrices et lecteurs du Grand Soir doivent certainement le connaître mais je ne peux résister à l’envie de remettre le lien vers le toujours actuel (bien que datant de 2003) "Lexique pour temps de grèves et de manifestations" d’Acrimed :

http://www.acrimed.org/Lexique-pour-temps-de-greves-et-de-manifestations

 :-)

23/03/2018 10:17 par pierreauguste

A moins d’être franchement "Maso" je ne vois plus très bien l’intérêt pour un citoyen de regarder un quelconque journal télévisé de la bande des 9 ou je ne sais plus combien. Je préfère quant à moi tresser la corde qui va pendre les" présentateurs "ou autres "experts"...symboliquement bien sûr...quoique....

23/03/2018 10:26 par pat

les médias principaux sont devenus un outil de propagande, les journalistes ne méritent pas ce nom, même le service public est une officine des néo conservateurs, payée par nos impôts. 1984 est là.

23/03/2018 13:25 par Ellul

Cher Ellilou, Vous fîtes bien de donner ce lien.... je suis sur que beaucoup de lecteurs ne connaissent pas....

23/03/2018 16:02 par depassage

@pat

les médias principaux sont devenus un outil de propagande, les journalistes ne méritent pas ce nom, même le service public est une officine des néo conservateurs, payée par nos impôts. 1984 est là.

Dès quelqu’un évoque 1984, une date déjà dépassée, je sens un grand malaise. L"être humain, en fin de compte, se complet dans sa fange comme un porc. Il fait et refait le monde toujours à partir de sa fange et ce, d’une manière générale parce qu’il y a beauxoup d’exceptions fort heureusement. 1984 est une fiction qui contient quelques vérité mais non pas toute la vérité comme bien d’autres fictions. Mais pourquoi ce livre a-t-il eu un aura tout particulier ? C’est parce qu’il correspondait à une vision que l’Occident avait de lui-même et du reste du monde.

L’occident dans sa superbe ne pouvait pas avoir des défauts, ne pouvait pas être mauvais puisqu’il avait la puissance et tous les avantages qui dérivent de cette puissance, comme l’humanisme, la liberté, la justice.... Tout ce qu’il peut faire de mal, ne peut être qu’une erreur ou une dérive qui a échappé à sa vigilence. Par contre, le reste du monde comme le monde qui était derrière le rideau de fer et d’ailleurs ne peut-être que concentrationnaire ou sauvage encore au stade du règne animal.

Ce livre est venu à point nommé pour renforcer les préjugés de L’Occident sur ce monde que délimite un rideau de fer et qui ressemble à un camp de concentration où règne l’arbitraire et la surveillance à outrance. Ici, on se fie aux apparences que le regard saisit à travers nos propres déformations liées à ce qu’on croit être ou qu’on s’imagine être.

En réalité les deux mondes n’existaient pas chacun pour soi, mais l’un a été engendré par l’autre de ses propres contradictions, chose qu’on peut très bien expliquer historiquement, si on ne triche pas avec l’histoire par besoin de se réconforter dans ses propres croyances ou les croyances de son clan, ce qui revient à s’en ternir aux évidences.

En dépit de tout ce qu’on pense. c’est les évidences qui sont rejetées en premier lieu d’instinct. Souvent, je me demande pourquoi on accepte sans sourcier le fait que deux plus deux est égal à quatre (2+2=4). C’est parce que c’est une abstraction.

On accepte facilement les abstractions mais pas la réalité. Ce qui est tout à fait normal, parce que les abstractions nous aident à s’accepter quand notre réalité nous contredit dans ce qu’on croit être. On peut se croire libre, alors qu’on ne l’est pas, on peut se croire intelligent parce qu’on a un statut enviable, alors qu’on est le dernier des cons. On peut ingurgiter un grand savoir qui nous donne l’illusion d’avoir tout compris, alors qu’on n’a rien compris à ce qu’on a ingurgité parce qu’on sait mimer plus qu’on sait penser. Et si on sait mimer, ce n’est pas sans raison, c’est pour se faire accepter surtout si on ne tient aucun sceptre en main. Etc...

Ce sont là, quelques réflexions, mais je peux démontrer par A+B que sans Staline la confédération de Russie n’existerait pas. Vu de prêt Staline n’était pas aussi monstrueux qu’on essaye de nous le faire croire et il est fondamentalement différent d’Hitler dont les héritiers continuent à sévir. Et ses héritiers ne sont pas ces nostalgiques qui le miment mais ceux qui continuent à agir comme lui à ciel ouvert.

p/s : Hitler, Staline et bien d’autres ne sont que des personnages de l’histoire, et les personnages de l’histoire ne représentent pas l’histoire, ils la cachent plus qu’ils ne la dévoilent. L’histoire est quelque chose de très complexe pour que quelques personnages puissent nous la dévoiler et nous l’expliquer.

23/03/2018 19:53 par stef

merci a Philippe pour cet article, je me suis permis de le reproduire dans le panneau syndicale de l’atelier ,avec le lexique de l’acrimed.

23/03/2018 20:32 par gerard

quand j’entends les journalistes à la télé, je hurle, je ricane, je rigole, et plein d’autres choses.
Ma femme m’a dit, pourquoi tu t’énerves ? Je lui ai répondu, ça me calme. Ceci dit, le capitalisme a pour l’instant gagné la bataille idéologique, même si on sent un début de réappropriation populaire. Votre journal va dans ce sens ( merci )

25/03/2018 21:02 par Nad

Bonjour,
Jeudi 22 mars au soir, je regardais sur le net d’éventuelles infos sur les manifestations. J’ai écouté une info radio de France Culture .
Elle mentionnait que les fonctionnaires faisaient grêve à cause du gel du point d’indice depuis 2010 et à cause de la journée de carence en cas d’arrêt pour maladie. J’étais en colère car si j’ai fait grève et ai manifesté c’est pour la défense du service public et contre la politique de destruction humaine, sociale et environnementale de nos sociétés et de notre monde par l’oligarchie européenne des vautours.
Dans le contexte d’une politique de vols de biens publics opérés par le vautour Macron et de ses chefs du CAC 40, il est évident que la population parle de tout ce qui ne va pas depuis longtemps, de toutes les régressions sociales successives vécues.
Il est clair que le message des médias dominants est que l’on se bat pour des intérêts plus petits et plus personnels que pour un intérêt plus grand et général. D’où ma colère !
D’ailleurs, dans cette info radio, les raisons de grève des cheminots ont été présentées en deuxième partie, donc à part et elles ne sont pas les mêmes que celles des fonctionnaires en général. En outre, il n’y avait pas que des fonctionnaires, notamment de nombreux étudiants, des salariés du privé et des retraités à Lille comme partout en France.
La manifestation à Lille reflétait très bien la défense des services publiques et l’anticapitalisme rapace.
En ce qui concerne le sens des mots, un mot me gêne : celui de "libéral". "Libéral a une connotation positive : la liberté.
L’oligarchie des vautours n’a rien de libéral. Ce sont des dictateurs qui agissent à coup d’ordonnances contre les avis et les volontés de la majorité de la population. Ils suivent les politiques antisociales européennes des "ultravautours", pour désigner les néolibéraux. Voilà la réalité de la gouvernance. Trouvons un autre terme que libéral, néolibéral, ultralibéral pour évoquer à juste titre cette oligarchie financière, menteuse et voleuse qui nous gouverne.

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