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Guyane, retour sur une colère générale

Reportage dans ce territoire français d’Amérique latine 1 an après le mouvement de blocages de 2017. Les militantes et militants de l’époque font le bilan et tirent les leçons d’une mobilisation « historique » qui n’a malheureusement presque « rien changé ». Retour sur une colère générale qui cherche encore son chemin vers la victoire.

Vu depuis l’avion, la Guyane ressemble à un immense brocoli, dit-on. Et c’est vrai. Recouvert à plus de 95% de forêt, le territoire offre sa chevelure verdoyante aux curieux qui le guettent à travers les hublots. Lundi 14 mai 2018, arrivée à l’aéroport Felix Eboué de Cayenne (du nom de l’enfant de Cayenne devenu administrateur colonial au Tchad, qui rallia en 1944 cette possession française à la France libre de De Gaulle). Seuls les taxis peuvent vous amener en ville. Pas de bus, aucun autre moyen de transport, rien. Sur la route goudronnée, nul éclairage, à peine quelques panneaux de signalisation. Seule la forêt tropicale encadre le chemin, à perte de vue. Un paysage brut et sauvage pour un département français de plus de 80 000 kilomètres carrés situé sur le Plateau des Guyanes, au nord-est du continent sud-américain. « Le seul pays non indépendant de la région, une sorte de verrue » formule Fabien Canavy, le secrétaire général du Mouvement de décolonisation et d’émancipation sociale (MDES), un parti indépendantiste fondé en 1991. Vestige d’une époque coloniale, la Guyane a fait trembler le pouvoir parisien lors du printemps 2017 en devenant le théâtre de blocages et de manifestations historiques. « Il y a une dégradation sociale depuis plusieurs années » explique le dirigeant politique. « Nous avions déjà eu des émeutes en 1996 [1] et nous savions qu’il y aurait à nouveau une explosion sociale, mais quand ? La mèche était allumée mais nous n’en connaissions pas la longueur ».

Revenons au commencement : le 17 mars, un groupe d’hommes encagoulés, tous vêtus de noir, pénètrent dans le bâtiment de la Collectivité territoriale de Guyane (CTG). Là se déroule une réunion internationale avec plusieurs représentants des pays de la région. Les individus y interpellent la ministre de l’Ecologie de l’époque, Mme Ségolène Royal, qui rencontre alors des représentants de pays de la région. La principale revendication de ce « Collectif des 500 frères contre la délinquance » porte alors sur des questions de sécurité. Ils obligent les caméras à se braquer sur la situation sociale d’un département qui fait rarement la « une » des quotidiens ou des journaux télévisés. A cette action coup de poing s’ajouteront d’autres, qui réuniront un large éventail de la société guyanaise. Le 20 mars, plusieurs personnes (dont des grévistes d’EDF) bloquent un rond point stratégique devant le Centre spatial guyanais de Kourou. Les jours suivants plusieurs barrages se multiplient sur tout le territoire. Les établissements scolaires sont fermés, les routes bloquées, les vols annulés. Le pays est paralysé. Le 27 mars se tient la première conférence du collectif qui aspire à rassembler toutes les composantes du mouvement : Pou Lagwiyanne Dekolé (Pour que la Guyane décolle). Tous les acteurs et actrices du mouvement s’accordent pour le dire : le collectif des 500 frères a servi de détonateur à la colère. Ce sont les questions d’insécurité et de délinquance qui motivaient ces derniers, excédés par l’assassinat de trop (avec 42 homicides en 2016, la Guyane est le territoire le plus meurtrier de France [2]) : celui d’Hervé Tambour, un jeune du quartier. Rapidement, les revendications ont dépassé ce cadre pour englober d’autres sujets : le manque de moyens dans la santé, l’éducation, l’agriculture, etc.

Point culminant du mouvement, une grande manifestation est organisée le 28 mars à laquelle la population répond largement. « C’était un beau moment. Pourtant jen ai fait des manifestations, mais là, c’était énorme. On avait des frissons  » dit en souriant Olivier Magnan, enseignant d’Histoire-géographie depuis 6 ans au Lycée Felix Éboué de Cayenne. Encore sous le charme des événements, Olivier relate le sentiment d’union partagé durant les premiers jours de la mobilisation : « Cela a permis à des gens de se rencontrer, ce qui n’aurait pas été le cas autrement. Nous organisions des cours alternatifs sur le barrage où je me trouvais car beaucoup de personnes du milieu enseignant y participaient. Nous avons eu jusqu’à 150 élèves venus volontairement ». Marc Rozan se rappelle lui aussi avec enthousiasme ces moments de lutte. Agriculteur, il s’organise avec d’autres collègues pour dénoncer les retards dans les versements d’aides et de financements européens que la CTG promet de débloquer depuis… presque 3 ans ! « Nous étions tous ensemble et là, ça a pété ! Nous avons aspergé la préfecture de lisier de porc, à Cayenne. C’était dur car chaque jour de blocage, nous perdions de l’argent. Mais il y avait une très bonne ambiance ». Grâce à une mobilisation inédite, un accord est signé entre les différentes parties le 21 avril 2017 (sous le nom de Plan d’urgence et accords pour la Guyane) censé répondre aux 428 revendications présentées par le collectif « Pou Lagwiyann dékolé ». L’Etat français s’engagea à verser près de 1,86 milliard d’euros immédiatement pour « rattraper le retard endémique et structurel de la Guyane » et à examiner la demande de 2,1 milliards supplémentaires.

L’union ne résistera pas au temps. Les premières dissensions se dessinent dès l’arrivée dans le département, le 29 mars 2017, de la première délégation gouvernementale suivi des ministres de l’Intérieur (Mathias Fekl) et des Outre mer (Ericka Bareigts) et ne feront que s’accentuer. « Certains refusent de les rencontrer, d’autres non, il y a des rencontres en sous-main ; ensuite lorsqu’arrivent les ministres il s’agit de savoir qui va à la table des négociations, qui est l’interlocuteur privilégié, etc. Chacun veut tirer la couverture à soi. En face évidemment l’État s’organise, gagne du temps et réussit finalement à fissurer le front » raconte Fabien Canavy, « Il y avait tout le monde dans ce mouvement, c’était à la fois sa force et sa faiblesse ».

Dès le début du mois d’avril une partie importante de la population montre son agacement vis à vis des barrages et à l’impossibilité de se déplacer. Un constat partagé aujourd’hui par la majorité des gens interrogés sur place : « les blocages ont duré trop longtemps ». Les agriculteurs, éleveurs et beaucoup de petites entreprises furent durement touchés. A l’inverse, les fonctionnaires continuèrent de toucher leur salaire car la fermeture des établissements publics ne relevait pas d’une grève de ses employés mais de décisions administratives. Quant aux grandes enseignes « elles se sont enrichies durant le mouvement ! » enrage Marc Ozan« Les Super U, Carrefour, et autres n’étaient pas bloqués. Du coup les gens allaient se ravitailler là bas car les stocks de ces magasins leur permettaient de continuer à vendre des produits. Nous, les agriculteurs, nous vivons au jour le jour ». Un bilan que souligne également le Medef local (acteur lui aussi de la mobilisation !) un an après le conflit. Dans un article d’Outre Mer la 1ère (francetvinfo.fr) Nathalie Ho-A-Chuck Abchée, présidente par intérim du Médef Guyane, affirmait que les entreprises du département «  ont payé un trop lourd tribut » alors que « les secteurs du spatial, du BTP et de la grande distribution tirent leur épingle du jeu » [3]. Comment expliquer une telle clémence à l’égard des grands magasins alors que les « 500 frères » s’étaient assurés la fermeture de tous les commerces de Cayenne lors d’une opération « journée morte » [4] ? Certains disent se souvenir de camionnettes qui approvisionnaient certains barrages de produits provenant des Super U et autres supermarchés afin de s’assurer la « bienveillance » de militants à leur égard. Des affirmations récurrentes mais qui n’ont pas pu être prouvées durant notre enquête.

Aujourd’hui, en mai 2018, plus d’un an après les mobilisations, quel bilan ? « Rien n’a bougé » s’exclame Marc Rozan « Ils ont juste payé des aides prévues. Ce n’est pas une victoire, c’était dû ». A la radio, sur Guyane 1ère, la démission collective de plusieurs médecins urgentistes du Centre hospitalier de Cayenne en guise de dénonciation de leurs mauvaises conditions de travail alimente l’actualité locale. La chaleur tropicale s’enroule autour des poumons comme pour étouffer la respiration tandis que la pluie, quotidienne, peine à vider les rues de la capitale (régionale). Sur le vieux port, une poignée de bateaux semblent échoués sur les bancs de vase que provoquent la proximité avec la forêt amazonienne.

Pour comprendre les raisons du conflit qui secoua le département, il nous faut (encore) revenir au commencement. Mais plus lointain celui-là : c’est au XVII° siècle que le Royaume de France entame la colonisation du territoire guyanais, obligeant les populations autochtones à se réfugier dans la forêt pour fuir l’invasion et le travail forcé. Après 1848, l’abolition de l’esclavage oblige les autorités métropolitaines a chercher des « travailleurs libres » (ou« engagés ») en Afrique et en Asie pour remplacer les esclaves noirs (eux-mêmes amenés en Guyane pour remplacer les Amérindiens). En vain. « L’économie de la Guyane n’a jamais fonctionné » lâche comme une sentence l’historien Dennis Lamaison. « Les conditions de travail sont tellement épouvantables que le taux de mortalité est élevé, y compris chez les engagés. Un exemple, parmi les 8000 travailleurs que l’on a fait venir d’Inde : 4000 meurent en quelques années ». Face à ce constat décevant, Paris décide, en 1852, de construire un bagne sur le territoire. « L’objectif était de se débarrasser des opposants politiques, vider les prisons surchargées de France et développer la Guyane » poursuit l’historien. « 68 000 bagnards sont venus ici jusqu’à la Seconde guerre mondiale. Le résultat est nul. En 1946, la population de Guyane était de 32 000 habitants, ce qui montre qu’il n’y a eu presque aucune descendance. Quant au niveau économique, rien n’a été fait ». Ces transferts de population sur plusieurs siècles ont doté le pays d’une palette communautaire dans laquelle cohabitent Amérindiens (autochtones, présents avant l’arrivée des Français), Créoles (descendants métissés d’esclaves ou d’engagés), Bushinengés (descendants d’esclaves appelés aussi Noirs Marrons), Blancs (métropolitains pour la plupart), Chinois ou encore Hmong (originaires du Laos, fuyant le gouvernement communiste). La colonie française hérita également d’une particularité singulière, comme l’explique Dennis Lamaison : « La découverte de l’or en 1854 provoque une fuite des travailleurs libres vers les chantiers aurifères. Ainsi, au contraire de ce qui s’est passé en Martinique ou à la réunion, les grands propriétaires terriens ont quitté le pays. Ici, il n’y a pas d’équivalent des békés ». Le sociologue Saïd Bouamama, dans un article sur le sujet, explique lui aussi l’absence de békés sur le territoire mais écrit que «  la seule spécificité ici (en Guyane) est lutilisation de la bourgeoisie antillaise comme intermédiaire dans lexploitation de la colonie (…) Le tissu commercial est détenu par des grandes familles Béké de Martinique (Le Groupe Bernard Hayot, le groupe Fabre-Domergue, la famille Dormoy, etc.) » [5]. Parallèlement, une classe dirigeante se met en place en Guyane au sein de la haute administration publique, comme le souligne Dennis Lamaison : « Dans la seconde partie du XIXème siècle, les Créoles accèdent donc aux postes de fonctionnaires et dans l’administration en l’absence des Blancs. Chose qui a mis beaucoup plus de temps dans les autres colonies. En Guyane, très rapidement, une élite créole s’est créée ». Ainsi, un lieu commun s’est fait une place chez beaucoup : les « Créoles » tiennent les rênes du département. Ce point de départ sociologique explique peut être l’une des raisons de la fissure du mouvement, le cloisonnement communautaire.

Tout à l’Ouest du département, à 3 heures de route de Cayenne, échouée sur les rives du fleuve et cernée par la végétation, la petite ville de Saint Laurent du Maroni s’affiche comme le dernier bastion urbain avant la jungle. A l’entrée de la ville, des dizaines de collégiens et lycéens agitent le pouce dans l’espoir qu’une voiture s’arrête pour les rapprocher de l’école. Le soir, les mêmes vous font signe de la main sur le bord de la route, pour rentrer chez eux cette fois. « Il y a un déni du territoire » souffle Serge Abatucci qui est directeur artistique d’une école de théâtre dans l’ancien bagne de la ville, la compagnie Kokolampoe. « Du nom des petites lampes à pétrole, la lumière autour de laquelle se réunissent les gens quand il y a l’obscurité » dit-il avec un sourire. L’homme, grand et robuste, critique « le mépris qui touche toutes les communautés qui vivent en Guyane ». Selon lui, le pouvoir centrale de Paris ne prends pas en compte les « intelligences plurielles » du pays et s’obstine à y reproduire, de façon condescendante, un modèle inadapté. « J’ai fait un théâtre, je n’ai pas adapté le théâtre au bagne. Je fais un théâtre, c’est tout » insiste l’artiste. « Il ne s’agit pas d’adapter la France à la réalité de la Guyane. Il y a déjà un savoir-faire ici. La collectivité territoriale guyanaise reproduit à son tour ce déni en étant cloîtrée à Cayenne, ils ne connaissent pas le territoire. Le système est verrouillé ». Sur le fleuve Maroni, dernière frontière de l’Union européenne qui sépare « la France » de la république du Surinam, naviguent sans cesse les piroguiers. « Ce n’est pas une frontière, c’est un fleuve ! » s’insurge M. Abatucci. Avant la France il y avait déjà une circulation des populations entre les deux rives. Il faut prendre en compte ça ». Sur l’eau, un embarcadère datant de 2006 est totalement inutilisé. « 600 000 euros pour construire ça, et regarde où se posent les piroguiers » dit il en pointant du doigt la rive. A quelques mètres de là, sur le sable de la plage, les navigateurs du fleuve s’affairent à charger leur embarcation. Passant continuellement d’une rive à l’autre (c’est à dire d’un État à un autre) sous les yeux des douaniers, aucun ne fera tamponner son passeport pour régulariser ce « passage de frontière ». Malgré tout, M. Abatucci est optimiste. Lorsqu’il se réfère au mouvement de l’année dernière, il parle « d’une vague qui n’est pas encore retombée » et qui a emporté avec elle toutes les communautés.

Marie-Ange voit, elle aussi, l’avenir avec confiance. De toute façon, elle se dit « pas assez vieille pour être pessimiste ». Lycéenne à Saint Laurent du Maroni durant les blocages, elle fonde avec d’autres camarades le collectif « Les Lumineux » afin de porter les revendications des établissements scolaires de l’Ouest de la Guyane. « Nous dénoncions la vétusté des locaux, l’absence d’anti-venin en cas de piqûre de serpent, le fait d’avoir une seule cantine pour tous les collèges et lycées de St Laurent » énumère la jeune fille. Comme elle le rappelle, l’ampleur de la mobilisation chez les jeunes durant le mouvement a été quelque chose « d’inédit » et rassemblait « toutes les diversités du pays, même politique ! Tu manifestais à côté d’un indépendantiste ou d’un pro-État ». CPE au collège Arsène Bouyer d’Angoma (St Laurent du Maroni), Marie Bauer travaille depuis 7 ans sur le territoire. Militante du syndicat SUD, elle regrette que le mouvement de l’année dernière n’ait pas effacé « tant que ça » les différences entre les communautés. « Il y avait les barrages des Amérindiens, celui des Créoles, etc. » dit elle. Point positif néanmoins : une « reconnaissance mutuelle » s’est faite entre les différents acteurs de la mobilisation. « Il y a l’image de ces Blancs qui se fichent des problèmes d’ici, des « chasseurs de primes », ces fonctionnaires de la métropole qui viennent juste empocher les bonus sur salaire pour le déplacement en Guyane. Je crois que nous avons réussi à rompre cette image » affirme la militante. « Mais au final, rien n’a changé » conclut Marie ; « ce que nous avons obtenu était ce qui était déjà prévu, les choses se sont débloquées plus rapidement, c’est tout » explique-t-elle en citant l’exemple de quelques nouveaux établissement scolaires en construction attendus depuis longtemps.

A première vue, Christophe Pierre paraît un garçon taciturne. Le regard plongé dans l’obscurité de la jungle il écoute attentivement mes questions avant d’y répondre. En réalité, le garçon est juste prudent et préfère sous peser chacun de ses mots avant de les délivrer à son interlocuteur. Figure reconnue de la Jeunesse autochtone de Guyane (JAG) dont il a été l’un des artisans, il résume son action et celle de ce mouvement par « trois notions : apprendre, partager et protéger ». La JAG vise à organiser les populations (jeunes) des peuples amérindiens du département français afin de faire reconnaître leurs particularités culturelles. Comme beaucoup, Christophe s’est investi dans le mouvement de 2017 à l’encontre du pouvoir central. Quelles sont ses revendications ? « Oui nous voulons des écoles, oui nous voulons plus d’enseignants.. mais sous quelle forme ? Je suis d’accord plus de profs mais pour enseigner quelle histoire ? Tout le monde étudie l’histoire d’Hitler, de Napoléon, mais ici aussi il y a eu beaucoup de massacres également. Nous apprenons l’appel du Général de Gaulle, mais pas les résistants d’ici comme Sépélou ». Pareillement à beaucoup d’autres, Christophe dénonce l’inadéquation entre ce que propose (ou impose) l’autorité centrale et les attentes des populations de Guyane. « Pourquoi ne pas adapter le rythme scolaire selon les besoins des communautés ? En France, il y a 4 saisons. Ici il y en a 2. Ce n’est pas la même chose. Durant la saison sèche les enfants apprennent à naviguer, à tisser, etc. Il faut leur libérer du temps à ce moment là. Un bac littéraire ne te sert pas à grand chose quand tu habites sur le fleuve (Maroni). Tu connais Voltaire, ok c’est bien mais tu ne sais pas pêcher ».

Manque de moyens, désintérêt de l’État, aveuglément face aux demandes locales, pourquoi toutes les revendications n’ont pas réussi à maintenir l’unité des révoltés ? L’une des réponses se trouve dans l’absence de projet partagé. Alain Mindjouk est dirigeant de l’association Action Prévention Santé dont les activités sont tournées vers les peuples autochtones. Il est lui aussi Amérindien. Comme Christophe Pierre, il se bat pour la « survie » de son peuple et pour une « reconnaissance de sa spiritualité ». Il se souvient de la manifestation générale du 28 mai comme d’un « moment unique » par sa grandeur. Pourtant, Alain Mindjouk n’a pas tout de suite été favorable à rejoindre le mouvement : « Cela concernait ‘l’Île de Cayenne’  [6]. Nous avons rejoint leur mobilisation après la mort du jeune homme par solidarité, mais ce n’est pas notre combat. Surtout, personne ne se mobilise quand ce sont des Amérindiens qui sont tués ». Pour le militant, son combat est avant tout en direction de sa communauté : « Ce que nous voulons c’est être libre dans notre territoire, nous n’irons pas plus loin ». Ce « pas plus loin » pose la question de l’horizon que visent les autochtones mais aussi toutes les autres « communautés » qui composent la masse des révoltés de Guyane. Quel est-il ? Aucun ne saurait y répondre. Cette absence de but défini a empêché le mouvement de 2017 de déboucher sur une victoire. Paradoxalement, tous semblent conscients de cet handicap : « Tout le monde se bat pour la Guyane, d’accord. Mais quelle Guyane ? » questionnait Christophe Pierre durant notre entretien. Même son de cloche chez Marie-Ange, des Lumineux, pour qui « le problème est au niveau du projet Guyane : il n’y en a pas ». Pour M.Canavy et le MDES, la réponse à cette carence impose de « construire une culture guyanaise ». Optimiste à l’idée que le projet d’indépendance pourrait rassembler l’ensemble des communautés, l’homme ne cache pas l’immense chantier que cela représente. Beaucoup craignent en effet qu’un tel dénouement signifierait de « donner le pays aux Créoles ». Pour M.Canavy, cette crainte est justifiée car « elle a été construite » ; « La classe créole a été placée dans une position d’élite durant la colonisation. Il suffit de voir les élus de Guyane, combien d’Améridiens ? Combien de Bushinangés ? Une poignée. Ce ressentiment d’être mis de côté est normal. Nous travaillons à ce que tous se sentent Guyanais avant de se sentir Créole ou autre ». Une « culture » guyanaise comme ciment de l’unité ? Le projet est ambitieux et le travail immense. Or le MDES possède un ancrage limité dans la société guyanaise, bien que M.Canavy affirme que la question indépendantiste « a fait beaucoup débat » durant le mouvement. Aux dernières élections territoriales de 2015, le parti indépendantiste faisait moins de 6% des voix. Problème, le constat est le même pour tous les autres acteurs de la lutte. Aucune organisation, aucun parti, ni même aucune « communauté », n’a la capacité politique et matérielle d’unifier le mouvement de colère guyanais… pour le moment.

Dans une enquête sur les militants et syndicalistes de la CGT [7], le journaliste Pierre Souchon obtenait de ses interlocuteurs une seule et même réponse quant aux raisons des échecs accumulés des différentes mobilisations sociales dans l’Hexagone : l’absence de projet concret. « Des heures, je dis bien des heures, on a raconté ce genre de platitudes, de généralités creuses, on a aligné des mots vides, des trucs sur lhumanisme, la justice, le partage, je sais pas quoi, les frères humains, ça virait new age, presque, réunion de hippies, fallait tous quon saime, parce que les patrons nous aimaient pas, quils aimaient rien, à part le pognon, et nous on saimait, et on allait y arriver – c’était nimporte quoi » [8]. Il rappelait que dans le passé, le mouvement ouvrier avait pour projet de « détruire le capitalisme » et le « socialisme pour horizon » . Un but, une cible qui nourrissait l’engouement des hommes et des femmes qui se mobilisaient et qui leur assura des conquêtes sociales. Subtilement, parfois de façon presque imperceptible, c’est le même appel au secours qui se devine dans les témoignages des révoltés de Guyane. C’est l’absence de squelette idéologique commun qui a fait défaut au mouvement de 2017. Un squelette auquel serait rattaché chaque organe avec ses fonctions, ses revendications, et dont la mise en mouvement harmonieuse donnerait corps aux colères. Dans les paroles des mobilisés, à Cayenne comme à Saint Laurent du Maroni, ce qui fait l’unanimité c’est l’urgence à trouver un étendard commun, un horizon pour tous. Ce qui ne manque pas d’ironie. Mais ce qui est peut être déjà un début de victoire.

Loïc Ramirez

Photo 1 : Route entre Cayenne et Saint Laurent du Maroni / Loïc Ramirez - 2018

Photo 2 et 3 : Fleuve Maroni / Loïc Ramirez - 2018

[1En novembre 1996, des manifestations lycéennes dégénèrent en émeutes et aboutissent à la création du rectorat de Guyane.

[5« L’oeuvre négative du colonialisme en Guyane. De la recherche du roi doré à la Montagne d’or » S.Bouamama, 2 Juillet 2018, disponible sur le blog : bouamamas.wordpress.com

[6Expression courante pour parler de la capitale, soulignant le fossé existant entre celle-ci et le reste du pays.

[7« Vol au dessus d’un nid de militants », Pierre Souchon, journal Moins Une, numéro 1, septembre 2017.

[8Ibid.


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