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Hannah Arendt encore, qui nous parle d’aujourd’hui, chez nous.

Halte au marché qui banalise le mal

Je sors dans la rue, il fait chaud, mais j’ai froid dans le dos. Je viens de voir le film Hannah Arendt, de Margarethe von Trotta. Ce film m’a foutu les jetons. Il m’a réveillé. Il m’a mis les yeux en face les trous. Je n’avais qu’une idée en tête, faire du ratissage pour amener tous les passants voir ce film et briser la conspiration d’une certaine tiédeur des commentaires.

Même les Lettres Françaises du six juin 2013 lui reprochent les scènes évoquant la liaison entre Hannah Arendt et Martin Heidegger qui détourneraient des enjeux réels le spectateur, ce bel anonyme, auquel il faut toujours songer à donner les modes d’emploi. Certes, un film n’est ni le tout ni la fin, mais c’est un film qui m’a pris de front, un film qui n’écarte rien, surtout pas le dogmatisme, la couardise, l’aveuglement, ni la perte du doute cet activateur majeur de la pensée. C’est un film qui refuse l’intimidation, le chantage, la menace et qui donne du courage ; le courage de désobéir au nom de l’exercice libre de la pensée, au nom de convictions vécues et non pas entendues, pour que vive une démocratie directe dans l’affrontement des idées au croisement du conformisme, qu’il soit politique ou religieux. Et puis, c’est un film d’hommes et de femmes qui s’aiment d’amour, à l’aide de baisers qui nourrissent la pensée, d’hommes et de femmes qui déchirent leur amitié, dans un renversement d’idées bouleversant. C’est un film sur le temps vécu d’Hannah Arendt, celui de la révélation du bureaucrate ordinaire qui sert le système totalitaire, lié par un serment d’obéissance et de fidélité. Selon Hannah Arendt, Adolf Eichmann n’est pas le monstre annoncé, c’est plus grave, il n’est qu’un homme ordinaire comme il y en a eu beaucoup et comme il y en a encore, qui ne pense pas, englué dans la médiocrité de l’obéissance, sans la conscience de mal agir, agents de la banalisation du mal. Il est lié par le serment, c’est comme ça.

Collaborateurs tranquilles

Je comprends pourquoi j’ai eu froid dans le dos, car ce film est aussi le témoin de notre temps, puisque le bureaucrate n’a pas d’époque, ni de nationalité, ni de couleur, il est partout le même, obéissant, gentil, voir poli, sans être jamais dans l’exercice de la pensée qui pourrait le gêner. Il croit sincèrement à ce qu’il fait, il est un des nombreux activateurs de la dévastation capitaliste qui nous ronge. Il est de ceux qui ont intériorisé l’économie de marché, comme valeur sacré ; il est de ceux qui croient aux effets bénéfiques du turbocapitalisme, une croyance aveuglante, qui ne tolère aucune contestation, comme tous les dogmatismes ; il est de ceux qui capitulent et collaborent, un processus dans lequel le vingtième siècle nous a tragiquement entraînés.

Le cyclone de ce turbocapitalisme

La menace de ce mal était pourtant clairement annoncée dans le journal Le Monde des 4 et 5 juin 1995, où Edward Luttwak déclarait nous sommes entrés dans une ère nouvelle, celle du turbocapitalisme qui se caractérise par l’accélération des changements structurels résultant de la diminution de la tutelle publique, de la mondialisation, d’une tendance à la déréglementation. Une autre forme de capitalisme qui accroît comme jamais la productivité du travail et du capital en oubliant l’équitable répartition des richesses. C’est un expert qui n’écrit pas à la légère. Il a été l’un des conseillers de George Bush au Conseil national de sécurité, il fut le consultant du chef de la majorité républicaine au Congrès américain, avant de se révéler un spécialiste en macro-économie par la publication d’un livre Le Rêve américain en danger (Odile Jacob, 1995 - 462 pages). Sa prévision n’était pas infondée, car le turbocapitalisme a plongé une majorité d’individus dans l’insécurité, dans l’angoisse récurrente. Aujourd’hui, touchée de plein fouet, la France aurait peu de choix, car si elle adopte le processus d’accélération, le risque de fracture sociale s’accroît, alors que si elle conserve le rythme lent, le chômage, surtout le chômage des jeunes, ira en augmentant. Il faut lire cet article et regarder autour de nous : la dévastation est conforme à la prophétie. Nous sommes dans l’œil du cyclone de ce turbocapitalisme où la solidarité familiale est éprouvée, car afin d’amortir les effets de la crise, les proches sont davantage mis à contribution, avec le risque de l’expérience douloureuse des limites où les coudes cessent de se serrer.

Aussi, contrairement à certains éditorialistes qui parlent de risque de rechute, je m’insurge, il n’y a aucun risque de rechute mondiale, puisque la chute ne cesse de nous entraîner de plus en plus bas. Insistez, regardez encore autour de vous et voyez les rats quitter le navire ou faire des provisions pour l’avenir incertain. Ça peut prendre la forme d’une escroquerie en bande organisée ; c’est un ministre socialiste qui planque son argent en Suisse avec la complicité d’un factotum du FN ; c’est l’arbitrage surréaliste de Tapie ; ce sont les scènes de crime financières qui se multiplient avec les petits arrangements entre amis ; c’est la Grèce exsangue avec son écran noir et ses nuits blanches. Au total, c’est le triomphe de ceux-là même qui étaient responsables aux USA de la débâcle de 2008, Goldman Sachs par exemple, et qui aujourd’hui règnent sans partage. Autant de symptômes qui révèlent la débâcle, le reniement, la trahison des promesses, l’oubli de la vertu républicaine, l’avancée inexorable du turbocapitalisme. D’ailleurs, dans le déroulement des négociations visant à établir un traité transatlantique de libre-échange, regardez l’attitude de José Manuel Barroso, Président de la Commission européenne, qui ne négocie pas autre chose que son avenir dans les réseaux dominants de la finance et par conséquent qui capitule et s’apprête à collaborer. Il traite de réactionnaires ceux qui précisément refusent de l’être en résistant au diktat du marché et en préservant la liberté d’expression, la liberté de créer sans obtempérer.

C’est un fait, au cœur des mécanismes, il y a des institutions et des hommes, avec, parmi eux, des responsables politiques qui ont aggravé la situation, notamment en mettant le paquet sur l’austérité budgétaire, laquelle a mis à mal la croissance, sans oublier une monnaie unique et inique qui empêche le gouvernement français de procéder à une dévaluation, seul moyen actuel d’exporter à des prix raisonnables.

L’OTAN de De Gaulle à Hollande

On peut dire qu’à la tête de sa Commission de collabos, José Manuel Barroso a perdu le sens des mots, mais pas celui des affaires. Mais que dire du Président François Hollande avec sa farandole de capitulations ? Chaque matin j’ai la crainte de me trouver devant une nouvelle promesse non tenue, car il me faut avouer que j’ai du mal à encaisser le coup de la sanctuarisation du budget de la culture alors qu’il vient d’être amputé de 4,7% : il sera toujours possible de remplacer les émissions culturelles par des séries américaines qui souvent sont plus obscures que le noir de la télévision publique grecque.

En fait, de brusques changements d’opinion, aux rétractions à répétition de ce qu’il a dit qu’il ferait, la politique de notre Président semble suivre le chemin d’un petit livre jaune qui pourrait s’intituler Les Palinodies de François. J’aurai pu me méfier, mais le départ de Sarkozy m’avait enivré. Oui, j’aurai pu me méfier puisque le jour même de son élection François Hollande annonçait qu’il n’était pas question de quitter le commandement de l’OTAN, montrant clairement qu’il se plaçait non dans la rupture, mais dans la continuité de l’engagement de Nicolas Sarkozy au Congrès à Washington le 7 novembre 2007, de mettre la France dans le commandement intégré de l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord. La position courageuse du Général de Gaulle, de penser et d’agir librement dans un Etat Nation réellement indépendant, était enterrée une seconde fois.

Les couveuses du Koweit

Alors, lorsque je découvre ce que le néo-conservateur Paul Wolfowitz déclara au Général Wesley Clark nous avons environ cinq ou dix ans devant nous pour nettoyer ces vieux régimes clients des Soviétiques —la Syrie, l’Iran, l’Irak— avant que la prochaine superpuissance ne vienne nous défier 1 permettez-moi d’avoir des doutes sur notre indépendance d’analyse et d’action. Sans oublier les grandes démocraties émergentes comme le Qatar et l’Arabie Saoudite, nos alliés direct en Syrie, dont les femmes, transformées en animaux domestiques, ne peuvent pas circuler en l’absence de leurs maîtres ; sans oublier les preuves réelles qui accusent le pouvoir syrien d’utiliser des armes chimiques et qui me rappellent les fausses preuves des armes de destruction massive de l’Irak et celles de la destruction barbare des incubateurs du Koweit. Je n’y peux rien, je me méfie, car j’ai le sentiment d’être le bouchon au fil d’une eau de plus en plus tumultueuse.

Pour revenir à Hannah Arendt et comprendre un peu mieux son approche prudente des faits, je ne résiste pas à l’envie de citer un passage de son livre Du mensonge à la violence : le secret, la tromperie, la falsification délibérée et le mensonge pur et simple employés comme moyens légitimes de parvenir à la réalisation d’objectifs politiques, font partie de l’histoire aussi loin qu’on remonte dans le passé.

Le mécanisme des revolving doors

Il faut croire que la véracité ne serait pas la plus partagée des vertus politiques. Aujourd’hui par exemple certains découvrent le mécanisme des revolving doors qui consiste à permettre à d’anciens membres du gouvernement de passer directement à des postes de direction d’entreprises et vice versa, comme pour Jérôme Cahuzac passé des laboratoires pharmaceutiques au Ministère du budget et comme Stéphane Richard transféré du cabinet de Madame Christine Lagarde à la société Orange. Ce va-et-vient est l’exercice d’un pouvoir sans égal qui permet d’accélérer l’abolition des frontières entre public et privé et de précipiter la dissolution du service public pour le plus grand bénéfice du privé. Le turbocapitalisme avance à plein régime, avec le souci d’une productivité extrême où la répartition équitable des richesses est considérée comme une anomalie, une perte de gain pour les fossoyeurs de l’humanité.

Alors, qui peut nier que la lutte des classes se poursuit, avec un ascendant notable pour les riches ? Cependant, attention ! car si les riches deviennent trop riches et que les pauvres n’aient plus rien à se mettre sous la dent, lorsque les temps seront encore plus difficiles, il ne restera plus qu’à manger les riches.

Jusque dans les universités

Aussi, au moment où David Cameron chante victoire pour la création de la plus grande zone de libre échange entre les Etats-Unis et l’Europe, ne serait-il pas temps de lutter contre tous les bureaucrates-économistes-journalistes qui ont intérioriser les valeurs du marché comme paroles d’évangile et de refuser de n’être plus que des êtres obéissants, des petits monstres ordinaires, agents du mal, activateurs de la dévastation. Un mal qui se propage jusque dans les universités françaises où beaucoup se transforment en gestionnaires zélés qui anticipent les impératifs économiques pour resserrer toujours plus les dépenses et surtout le nombre de diplômes jusqu’à rendre l’offre universitaire illisible, pour le plus grand bonheur du secteur privé de la formation ; ces zélateurs n’ont que deux formules à la bouche, c’est comme ça ! c’est la réglementation ! et cerise sur le gâteau, tout ça au nom d’une autonomie qui ne veut plus dire son nom. Des zélateurs dont le désir est peut-être de briller dans le respect de la convention pour empêcher les autres de le faire dans l’expérience sans cesse renouvelée des limites de la connaissance.

Comme Hannah Arendt, comme Erdem Gunduz l’homme debout de la place Taksim qui s’est dressé contre le Premier ministre Tayyip Erdogan, relevons la tête et, si nous considérons que les ordres ou les orientations ne sont pas conformes à l’idée que nous nous faisons de l’honneur, de la liberté, de la justice et de l’humanité, alors ne capitulons pas ; courage, résistons !

Le moment n’est pas d’avoir peur de devenir ce contre quoi on se bat, mais pourrait bien être de devenir ce contre quoi on ne se bat plus.

Anatole Bernard
Le 20 juin 2013

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