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"Idéologie et appareils idéologiques d’État. (Notes pour une recherche)". (I)

(Article originalement publié dans la revue La Pensée, no 151, juin 1970.)

Dans les premières luttes théoriques de Lénine figurent ses études sur la question de la reproduction des moyens de la production. Elles reprennent et prolongent celles de Marx dans le livre II du Capital, en les plaçant comme elles du point de vue économique, c'est-à-dire en s'intéressant à ce qui se passe du côté du "Secteur I" du capital.
L'intérêt de la contribution de L. Althusser sur ce point essentiel de la reproduction, sans lequel on ne peut d'ailleurs rien comprendre à l'économie, est qu'elle quitte le terrain de la critique de l'économie politique pour s'attacher cette fois à ce qui se passe du côté des hommes.

M.D.

En voici l'introduction, intitulée :

SUR LA REPRODUCTION DES CONDITIONS DE LA PRODUCTION

Il nous faut maintenant faire apparaître quelque chose que nous avons, le temps d’un éclair, entrevu dans notre analyse lorsque nous avons parle de la nécessité de renouveler les moyens de production pour que la production soit possible. C’était une indication en passant. Nous allons maintenant la considérer pour elle-même.

Comme le disait Marx, un enfant lui-même sait que, si une formation sociale ne reproduit pas les conditions de la production en même temps qu’elle produit, elle ne survivra pas une année. La condition dernière de la production, c’est donc la reproduction des conditions de la production. Elle peut être « simple » (reproduisant tout juste les conditions, de la production antérieure) ou « élargie » (les étendant). Laissons de côté pour le moment cette dernière distinction.

Qu’est-ce donc que la reproduction des conditions de la production ?

Nous nous engageons ici dans un domaine à la fois très familier (depuis le Livre II du Capital) et singulièrement méconnu. Les évidences tenaces (évidences) idéologiques de type empiriste) du point de vue de la seule production, voire de la simple pratique productive (elle-même abstraite par rapport au procès de production), font tellement corps avec notre « conscience » quotidienne, qu’il est extrêmement difficile, pour ne pas dire presque impossible, de s’élever au point de vue de la reproduction. Pourtant en dehors de point de vue, tout reste abstrait (plus que partiel : déformé) - même au niveau de la production, et, à plus forte raison encore, de la simple pratique.

Essayons d’examiner les choses avec méthode.

Pour simplifier notre exposé, et si nous considérons que toute formation sociale relève d’un mode de production dominant, nous pouvons dire que le procès de production met en œuvre les forces productives existantes dans et sous des rapports de production définis.

Il s’ensuit que, pour exister, toute formation sociale doit, en même temps qu’elle produit, et pour pouvoir produire, reproduire les conditions de sa production. Elle doit donc reproduire :

1) les forces productives ;
2) les rapports de production existants.

REPRODUCTION DES MOYENS DE PRODUCTION.

Tout le monde désormais reconnaît (y compris les économistes bourgeois qui travaillent dans la comptabilité nationale, ou les « théoriciens macro-économistes » modernes), parce que Marx en a imposé la démonstration dans le Livre II du Capital, qu’il n’y a pas de production possible sans que soit assurée la reproduction des conditions matérielles de la production : la reproduction des moyens de production.

Le premier économiste venu qui, en cela, ne distingue pas du premier capitaliste venu, sait qu’il faut prévoir, chaque année, de quoi remplacer ce qui s’épuise ou s’use dans la production : matière première, installations fixes (bâtiments), instruments de production (machines), etc. Nous disons : le premier économiste venu = le premier capitaliste venu, en ce qu’ils expriment tous deux le point de vue de l’entreprise, se contentant de, commenter simplement les termes de la pratique financière comptable de l’entreprise.

Mais nous savons, grâce au génie de Quesnay, qui, le premier, a posé ce problème qui « crève les yeux », et au génie de Marx qui l’a résolu, que ce n’est pas au niveau de l’entreprise que la reproduction des conditions matérielles de la production peut être pensée, car ce n’est pas là qu’elle existe dans ses conditions réelles. Ce qui se passe au niveau de l’entreprise est un effet, qui donne seulement l’idée de la nécessité de la reproduction, mais ne permet absolument pas d’en penser les conditions et les mécanismes.

Il suffit d’un simple instant de réflexion pour s’en convaincre : Monsieur X..., capitaliste, qui produit dans sa filature des tissus de laine, doit « reproduire » sa matière première, ses machines, etc. Or ce n’est pas lui qui les produit pour sa production - mais d’autres capitalistes : un gros éleveur de moutons d’Australie, M. Y..., un gros métallurgiste producteur de machines-outils, M. Z..., etc., etc., lesquels doivent eux aussi, pour produire ces produits qui conditionnent la reproduction des conditions de la production de M. X..., reproduire les conditions de leur propre production, et à l’infini -le tout dans des proportions telles que, sur le marché national quand ce n’est pas sur le marché mondial, la demande en moyens de production (pour la reproduction) puisse être satisfaite par l’offre.

Pour penser ce mécanisme qui débouche sur une sorte de « fil sans fin », il faut suivre la démarche « globale » de Marx, et étudier notamment les rapports de circulation du capital entre le Secteur 1 (production des moyens de production) et le Secteur Il (production des moyens de consommation), et la réalisation de la plus value, dans les Livres II et III du Capital.

Nous n’entrerons pas dans l’analyse de cette question. Il nous suffit d’avoir mentionné l’existence de la nécessité de la reproduction des conditions matérielles de la production

REPRODUCTION DE LA FORCE DE TRAVAIL

Pourtant, quelque chose n’aura pas manqué de frapper le lecteur. Nous avons parlé de la reproduction des moyens de production, - mais non de la reproduction des forces productives. Nous avons donc passé sous silence la reproduction de ce qui distingue les forces productives des moyens de production, à savoir la reproduction de la force de travail.

Si l’observation de ce qui se passe dans l’entreprise, en particulier l’examen de la pratique financière-comptable des prévisions d’amortissement - investissement pouvait nous donner une idée approchée de l’existence du procès matériel de la reproduction, nous entrons maintenant dans un domaine sur lequel l’observation de ce qui se passe dans l’entreprise est sinon totalement, du moins presque entièrement aveugle, et pour une bonne raison : la reproduction de la force de travail se passe pour l’essentiel hors de l’entreprise.

Comment la reproduction de la force de travail est-elle assurée ?

Elle est assurée en donnant à la force de travail le moyen matériel de se reproduire : par le salaire. Le salaire figure dans la comptabilité de chaque entreprise, mais comme « capital main-d’œuvre » [3], et nullement comme condition de la reproduction matérielle de la force de travail.

Pourtant c’est bien ainsi qu’il « agit », puisque le salaire représente seulement la partie de la valeur produite par la dépense de la force de travail, indispensable à sa reproduction : entendons indispensable à la reconstitution de la force de travail du salarié (de quoi se loger, se vêtir et se nourrir, bref de quoi être en état de se représenter demain -chaque demain que dieu fait - au guichet de l’entreprise) ; ajoutons : indispensable à l’élevage et l’éducation des enfants en qui le prolétaire se reproduit (à x exemplaires : x pouvant être égal à 0, 1, 2, etc.) comme force de travail.

Rappelons que cette quantité de valeur (le salaire), nécessaire à la reproduction de la force de travail, est déterminée non pas par les seuls besoins d’un S.M.I.G. « biologique », mais par les besoins d’un minimum historique (Marx remarquait : il faut de la bière aux ouvriers anglais et du vin aux prolétaires français) donc historiquement variable.

Indiquons aussi que ce minimum est doublement historique, en ce qu’il n’est pas défini par les besoins historiques de la classe ouvrière « reconnus » par la classe capitaliste, mais par les besoins historiques imposes par la lutte de classe prolétarienne (lutte de classe double : contre l’augmentation de la durée du travail, et contre la diminution des salaires).

Pourtant il ne suffit pas d’assurer à la force de travail les conditions matérielles de sa reproduction, pour qu’elle soit reproduite comme force de travail. Nous avons dit que la force de travail disponible devait être « compétente », c’est-à-dire apte à être mise en oeuvre dans le système complexe du procès de production. Le développement des forces productives et le type d’unité historiquement constitutif des forces productives à un moment donné produisent ce résultat que la force de travail doit être (diversement) qualifiée et donc reproduite comme telle. Diversement : selon les exigences de la division sociale-technique du travail, à ses différents « postes » et « emplois ».

Or, comment cette reproduction de la qualification (diversifiée) de la force de travail est-elle assurée en régime capitaliste ? À la différence de ce qui se passait dans les formations sociales esclavagistes et servagistes : cette reproduction de la qualification de la force de travail tend (il s’agit d’une loi tendancielle) à être assurée non plus « , sur le tas » (apprentissage dans la production même), mais de plus en plus en dehors de la production : par le système scolaire capitaliste, et par d’autres instances et institutions.

Or, qu’apprend-on à l’École ? On va plus ou moins loin dans les études, mais on apprend de toutes façons à lire, écrire, compter, - donc quelques technique et pas mal d’autres choses encore, y compris des éléments (qui peuvent être rudimentaires ou au contraire approfondis) de « culture scientifique » ou « littéraire » directement utilisables dans les différents postes de la production (une instruction pour les ouvriers, une autre pour les techniciens, une troisième pour les ingénieurs, une dernière pour les cadres supérieurs, etc...) On apprend donc des « savoir-faire ».

Mais à côté, et aussi à l’occasion de ces techniques et ces connaissances, on apprend à l’École les « règles » du bon usage c’est-à-dire de la convenance que doit observer, selon le poste qu’il est « destiné » à y occuper, tout agent de la division du travail : règles de la morale, de la conscience civique et professionnelle, ce qui veut dire, en clair, règles du respect de la division sociale-technique du travail, et en définitive règles de l’ordre établi par la domination de classe. On y apprend aussi à « bien parler le français », à bien « rédiger », c’est-à-dire en fait (pour les futurs capitalistes et leurs serviteurs) à « bien commander » c’est-à-dire (solution idéale) à « bien parler » aux ouvriers, etc.

Pour énoncer ce fait dans une langue plus scientifique, nous dirons que la reproduction de la force de travail exige non seulement une reproduction de sa qualification, mais, en même temps, une reproduction de sa soumission aux règles de l’ordre établi, c’est dire une reproduction de sa soumission à l’idéologie dominante pour les ouvriers et une reproduction de la capacité à bien manier l’idéologie dominante pour les agents de l’exploitation et de la répression, afin qu’ils assurent aussi « par la parole » la domination de la classe dominante.

En d’autres termes, l’École (mais aussi d’autres institutions d’État comme l’Église, ou d’autres appareils comme l’Armée) enseignent des « savoir-faire », mais dans des formes qui assurent l’assujettissement à l’idéologie dominante, ou la maîtrise de sa « pratique ». Tous les agents de la production, de l’exploitation et de la répression, sans parler des « professionnels de l’idéologie » (Marx) doivent être à un titre ou à un autre « pénétrés » de cette idéologie, pour s’acquitter « consciencieusement » de leur tâche - soit d’exploités (les prolétaires), soit d’exploiteurs (les capitalistes), soit d’auxiliaires de l’exploitation (les cadres), soit de grands prêtres de l’idéologie dominante (ses « fonctionnaires »), etc.

La reproduction de la force de travail fait donc apparaître, comme sa condition sine qua non, non seulement la reproduction de sa « qualification », mais aussi la reproduction de son assujettissement à l’idéologie dominante, ou de la « pratique » de cette idéologie, avec cette précision qu’il ne suffit pas de dire : « non seulement mais aussi », car il apparaît que c’est dans les formes et sous les formes de l’assujettissement idéologique qu’est assurée la reproduction de la qualification de la force de travail.

Mais par là, nous reconnaissons la présence efficace d’une nouvelle réalité : l’idéologie.

Ici, nous allons présenter deux remarques.

La première sera pour faire le point de notre analyse de la reproduction.

Nous venons d’étudier rapidement les formes de la reproduction des forces productives, c’est-à-dire des moyens de production d’une part, et de la force de travail d’autre part.

Mais nous n’avons pas encore abordé la question de la reproduction des rapports de production. Or cette question est une question cruciale de la théorie marxiste du mode de production. La passer sous silence est une omission théorique - pis, une faute politique grave.

Nous allons donc en parler. Mais pour nous donner les moyens d’en parler, il nous faut faire une nouvelle fois un grand détour.

La seconde remarque est que, pour faire ce détour, nous sommes obligés de reposer notre vieille question : qu’est-ce qu’une société ?

Louis Althusser

Première partie : http://www.legrandsoir.info/ideologie-et-appareils-ideologiques-d-etat...

Deuxième partie : http://www.legrandsoir.info/ideologie-et-appareils-ideologiques-d-etat...

Troisième partie : http://www.legrandsoir.info/ideologie-et-appareils-ideologiques-d-etat...

Quatrième partie : http://www.legrandsoir.info/ideologie-et-appareils-ideologiques-d-etat...

Cinquième partie : http://www.legrandsoir.info/ideologie-et-appareils-ideologiques-d-etat...

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