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Impunité, ou la guerre séculaire contre les paysans sud-américains

L’enlèvement du journaliste Romeo Langlois dirige de nouveau les projecteurs sur les Farc. Cependant, les conditions de sa disparition (il était "embarqué" dans une opération militaire officiellement destinée à détruire des laboratoires de cocaïne) devraient nous rappeler une réalité bien plus meurtrière : la politique anti-drogue du régime colombien (téléguidé par l’agence anti-drogue des Etats-Unis) sert de couverture à la guerre demi-millénaire que les grands propriétaires, les hacendados, d’abord espagnols, puis colombiens, auxquels se sont ajoutées les grandes Compagnies états-uniennes, livrent aux paysans indiens pour exploiter leur travail et s’emparer de leurs terres. Il faut espérer que cet événement servira à éveiller la curiosité de nombreux spectateurs pour le film helvético-colombien de H. Morris et J. J. Lozano, Impunity : Kolumbien, ein Land im Krieg, qui sort sous le titre Impunité.

A l’opposé de tant de journalistes "embedded", Hollman Felipe Morris Rincon exerce son métier à contre-courant (c’était le titre de l’émission qu’il présentait à la télévision colombienne, Contravia) : depuis plus de 15 ans, il enquête sur les crimes des paramilitaires, malgré les menaces de mort (le précédent président colombien, Carlos Uribe, l’avait traité de "terroriste", ce qui équivalait à une condamnation à mort), et la surveillance à laquelle, avec sa famille (dont deux jeunes enfants) il est constamment soumis. En 2009, le réalisateur Juan José Lozano racontait cette vie professionnelle mouvementée dans Témoin indésirable.

Impunité (réalisé en 2010) démarre sur le témoignage terrible d’une jeune femme qui, encore enfant, a vu son jeune frère décapité par des hommes armés. C’est ainsi que le film nous introduit aux crimes des paramilitaires colombiens, organisés dans les AUC (Autodéfenses Unies de Colombie). Suivront d’autres témoignages de crimes, tortures, mutilations et massacres. Mais ce ne sont pas ces atrocités (hélas banales en Amérique du Sud) qui font l’intérêt du film : il se centre sur un processus judiciaire appelé Paix et Justice, lancé en 2005 pour apporter aux familles des victimes une forme de réparation et un apaisement. Mais, très vite, on comprend qu’il s’agit plutôt de garantir l’impunité aux assassins.

Ce sont d’abord les modalités du processus qui suscitent le doute : les militaires ne sont pas confrontés aux victimes, les deux groupes sont installés dans des salles différentes et ne communiquent que par écrans interposés, et de façon très encadrée (une femme se révoltera contre le rôle du personnel de Justice, qui distribue les tours de parole et filtre celle-ci). Puis on voit les témoignages se transformer en dossiers qu’on range sur des rangs d’étagère superposées et qui s’entassent à l’infini : comment pourra-t-on jamais exploiter ces tonnes de documents ?

De fait, les militaires, même lorsqu’ils reconnaissent avoir commandé ou exécuté des milliers d’assassinats, ne risquent au maximum que 8 ans de prison, et, au moment où le film a été terminé, après 5 ans de processus, quelques centaines seulement de militaires (sur 30000 hommes ayant accepté de déposer les armes) avaient été entendus, et quelques-uns seulement condamnés à des peines légères.

L’autre intérêt du film repose sur le témoignage d’un officier, surnommé HH, qui se montre plus coopératif, et qui permet d’éclairer les causes de cette barbarie : il s’agit en fait, non pas d’une guerre de défense contre la guérilla des Farc, mais d’un génocide organisé par la "parafinance" et les "parapolitiques". Ces trois groupes, militaires, entrepreneurs et politiques, se réunissaient régulièrement pour mettre au point leurs actions. Ce n’est donc pas le hasard, ou les activités de la guérilla qui conduisaient un groupe de paramilitaires dans tel village, mais la volonté des responsables d’une compagnie bananière d’écraser une action de protestation syndicale, ou d’accaparer des terres. Et ces représentants de la "société civile" trouvaient des protections au plus haut niveau du pouvoir, c’est-à -dire parmi des proches du précédent président, Alvaro Uribe (cité par un document officiel nord-américain de 1991 comme un membre du cartel de Medellin).

Mais avant que toute la lumière ait pu être faite sur ces complicités, les Etats-Unis ont demandé, et obtenu, l’extradition des plus hauts responsables militaires, dont l’officier HH. Exfiltrés dans le cadre de la lutte anti-drogue, ils ne pourront donc plus être interrogés que sur leurs liens avec le trafic de drogue.

Certes, l’opération Justice et Paix a abouti à quelques résultats : on a ouvert des fosses communes, des familles se sont vu restituer (au cours de cérémonies sinistrement dérisoires) les restes d’un proche, des dirigeants politiques (des dizaines de députés) ont été arrêtés, et une Loi des Victimes a été votée en 2011 qui prévoit des restitutions de terres aux paysans. Mais, parallèlement à ce processus, les paramilitaires continuent leur sale guerre : les témoins les plus gênants, parmi les paysans et représentants des victimes, disparaissent ou sont exécutés, dans une parfaite impunité.

Le système de gouvernement criminel de la Colombie n’a donc pas été affecté. Uribe, après avoir accompli deux mandats (2002-2010), a été nommé professeur à l’Université de Georgetown, puis à l’Ecole d’ingénieurs de Metz (il est vrai que les protestations d’étudiants, intellectuels, parlementaires, ont amené ces écoles à renoncer à ses services). Son successeur actuel, Juan Manuel Santos, était le ministre de l’intérieur d’Uribe, et la famille de Santos est le principal actionnaire du journal El Tiempo, qui soutenait Uribe et lui attribuait des indices de popularité mirobolants, bien sûr repris par les medias occidentaux.

Rosa Llorens

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