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Je suis un intello précaire

Il y a une dizaine d’année, lorsque je décidai de travailler exclusivement sur Internet, mon idée sur le sujet était simple. Je venais de publier mon premier roman dans une maison d’édition parisienne qui se cherchait un « fond d’auteurs ». Je devais être le sept cent cinquante-deuxième... – la porte se referma juste derrière moi – mais puisque j’avais décidé de ne jamais dialoguer avec la bourgeoisie et ses rejetons employés dans les médias, je m’ôtai la possibilité d’en faire ma profession. Cette nouvelle certitude n’arrangeait pas mes affaires. Ceux qui croyaient en moi me disaient : « T’occupe pas du reste. Écris ! ». J’étais cependant très au fait des travaux de Pierre Bourdieu sur le capital symbolique et sa théorie des champs sociaux… Les conseils d’amis bienveillants ne changeaient rien à l’affaire ; tourner le dos à la bourgeoisie intellectuelle parisienne était un suicide littéraire, s’exclure de la vie intellectuelle de marché s’apparentait, ni plus ni moins, à montrer un atavisme de classe.

C’est ainsi je commençai ma « carrière » d’intello précaire. A l’aube des années 2000, j’avais aussi sabordé un brillant avenir universitaire pour des raisons que j’exposerai sans doute un peu plus tard. Je le dois sans doute – mais pas seulement, on le comprend – à ce professeur de macro-économie de la fac de Poitiers, qui, le premier jour de cours, nous avait dit, amphi 600 – il était si petit, tout en bas, devant son pupitre, que je ne voyais que la tache noire de son trois pièces, que nous étions l’élite de la Nation et qu’il fallait nous préparer à guider ceux qui ne comprenaient pas les nécessités des temps nouveaux, etc. J’aurais pu me satisfaire d’un tel discours, – après tout, que pouvais-je espérer d’une petite fac de province ? – mais ce qui me dégoûta fut que mes 599 compagnons de banc l’applaudirent avec fureur ; fallait voir ça ! La nouvelle élite, réunie à Poitiers, ne rigolait pas ; la paume des mains leur en cuisait ! J’étais abasourdi ; étais-je le seul à savoir que la méritocratie n’existait pas, à plus forte raison dans une ploutocratie ?

Pendant mes trois ans de pionicat, puis au cours des dix années suivantes, la littérature devint mon activité principale ; toute mon énergie, mes heures, mes week-ends, ma vie privée, mes vacances, furent bookées et je m’y tins. Je dus seulement me résoudre à le faire pour la gloire... La décision, je le répète, loin d’être douloureuse me fit tout d’abord entrer en religion puis en politique. J’échappai littéralement aux dresseurs...

Ce témoignage se veut résolument optimiste et désire mitiger le misérabilisme que professent souvent les rares intellectuels qui s’intéressent à nous. Même si le livre d’Anne et Marine Rambach, dont le titre de ce papier s’est inspiré, colle parfois la sinistrose, il analyse remarquablement un phénomène social qui est passé inaperçu dans les médias et le monde littéraire mais qui est connu de longue date par les sociologues.

Lutte de classes

Dès mes premiers pas dans le désert qui me séparait des champs sociaux auxquels je désirais appartenir, très loin aussi des grandes caravanes de l’information et de l’exercice officiel de la pensée, j’observais avec lucidité mes contemporains les moins regardant s’adapter au cynisme des temps et à l’imbroglio infiniment complexe qui combinent les déterminismes sociaux aux nécessités des actionnaires. Six des dix principaux milliardaires français ont dans leurs mains des conglomérats médiatiques de l’Hexagone.

Pour survivre, je m’expatriai et me fis donc professeur de langues étrangères mais je continuai d’écrire comme un forçat.

Politique et littérature

Les intellos précaires sont en quelque sorte la frange consciente des masses en quête de symbolique ; nous sommes les « banlieusards de l’intelligentsia » [1]. Le groupe une fois défini, il serait hasardeux d’en faire une entité compacte, agissante et douée d’une volonté de classe. Chez les intellos précaires, il y a tout d’abord ceux qui travaillent dans les grands médias, certes, mais ils sont à la pige. On en use, on les pille, on les humilie, corvéables à souhait. Et il y a les autres, ceux qui n’ont pas la chance d’avoir même un contrat et qui font autre chose pour payer les factures. J’ai parfois eu la chance de faire partie de la catégorie des corvéables à contrat précaire.

Je travaillai dans ces conditions pendant presque trois ans pour Canal+ en Espagne. A l’époque, les Guignols français et Nulle Par Ailleurs, se vendaient comme des petits pains franchisés. Les Espagnols s’étaient mis en tête de cloner ces émissions à succès. On me refila les trois cassettes des Deschiens pour en faire une analyse. Je m’en tirai tellement bien que les 100 pages écrites en quelques jours servirent de bible aux réalisateurs d’une série comique produite à la même époque. Ma chef, je me souviens, n’était pas revenue du niveau d’analyse dont j’avais fait preuve. Il faut dire que je n’avais pas le look des bobos de Canal. Elle ignorait sans doute que j’étais un homme de théâtre. L’intellectuel précaire peut aussi ne pas être bobo. Quelques semaines plus tard, je m’aperçus qu’on parlait beaucoup de ce rapport sur les Deschiens dans mon département et dans les étages supérieurs mais les collègues ne m’y associaient pas du tout. Ma chef, elle, m’avait pris à la bonne et me présenta à son mari, un psychiatre à la mode. Je fus invité à dîner chez eux et le type, sans doute piqué au vif par l’opinion de sa femme, passa au crible mes connaissances. J’eus l’impression de passer un test. J’échoue très souvent aux examens. L’idylle n’eut pas lieu mais encore une fois, le destin s’entêtait à me mettre dans la bonne direction. Il suffisait que je baisse la tête et le tour était joué.

Quelques semaines plus tard, j’appris par hasard que mon nom avait disparu du rapport. Il était maintenant, dans les griffes des producteurs et personnes dans mon département ne pouvait mettre la main dessus. Je tombai des nues ; elle m’avait pillé sans vergogne, et lorsque je revendiquai mes droits, elle me déclara entre morgue et amusement – étais-je naïf ! – que je n’étais qu’un employé et que des gens comme moi ne pouvaient rien réclamer. J’essayai de la raisonner ; peine perdue. Les semaines suivantes, les coups de téléphone se firent plus rares ; on cessa bientôt de m’appeler puis on ne renouvela plus mon contrat... Je fis une sortie discrète de Canal+ et retournai à ma vie d’intello précaire.

Brad Pitt n’existe pas

Des années plus tard, je me retrouvai à Londres. Début octobre 2015, le cinéma Regent Street, situé à deux pas d’Oxford Circus, organisait le 4e festival de cinéma géorgien. Le cinéaste Otar Iosseliani y était invité pour présenter un de ses premiers films. Il devait répondre aux questions d’un critique de film, un certain Derek Malcolm, journaliste de l’establishment, révéré par les bobos londoniens lecteurs des pages culturelles du quotidien The Guardian ; c’est tout dire. D’habitude, j’évite la corvée mais ma copine avait acheté deux places et nous venions de commencer notre relation...

Je n’avais jamais entendu parler de cet artiste. La salle était pleine. Je vis apparaitre sur scène un vieil homme, grand et décharné. On lui donna un micro, les applaudissements cessèrent et l’interprète déclara qu’elle allait traduire du français vers l’anglais. Le maître commença.

Je crus d’abord que la vieillesse ou un accident vasculaire avait affecté son débit de parole mais non, il avait juste bu. Les 30 minutes qui suivirent furent une démolition en règle de l’industrie hollywoodienne et du cinéma de marché. Les bobos de la salle en prirent plein leur grade, les Anglais aussi qui, selon Iosseliani, avaient toujours eu un cinéma d’une médiocrité consternante. La salle, mouchée, fut traversée par un imperceptible murmure de réprobation. Derek Malcolm toujours prêt à ramper lui coupa alors la parole : « Oui, mais quand même, que faites-vous des Ken Loach, des Mike Leigh et des...? ». Et Hitchcock hurla quelqu’un dans les gradins. Iosseliani se redressa ; son manège fonctionnait ; il avait la salle dans ses mains. Ce fut le tour des Oscars : « Pour un metteur en scène de cinéma, accepter un Oscar est une ignominie », déclara-t-il. Deux spectateurs applaudirent, enthousiastes, au milieu de la stupéfaction générale. Derek Malcolm fit alors preuve d’autorité. Il se racla la gorge dans le micro, leva une main de tragédien et posa sa première question avec le sérieux d’une fausse modestie qui s’observe. «  Vous avez dit un jour qu’en Géorgie les oiseaux ne chantent pas et... ». Iosseliani, qui ne l’avait ne pas écouté, l’interrompit : « Ce qu’Hollywood nous propose est un mensonge du début à la fin ; tout est faux dans l’univers qu’il dépeint et il faut avoir abandonné tout sens critique pour avoir l’audace d’associer un divertissement décérébré et consensuel à du cinéma ». Une jeune femme du premier rang se leva spontanément et vint l’embrasser sur la joue. Le vieil homme relâcha un instant ses traits lourds, sourit imperceptiblement et reprit le fil de son discours.

Les trente minutes décidées par les organisateurs s’achevaient mais le Maître ne lâchait pas son micro. Un bobo d’une trentaine d’années descendit des gradins, et glissa quelques mots à l’oreille de l’interprète. Mais pas moyen d’interrompre Iosseliani emporté par ses démonstrations. Derek Malcolm et ce nouveau venu s’échangèrent un sourire désabusé qui eut son petit effet dans la salle. Le vieux était chiant et radotait. Le clan des mécontents gagnait du terrain. Iosseliani continuait, imperturbable : « Hollywood vend l’image d’un faux bonheur dopé au placement de produits, truffé de violence gratuite ou de sentimentalisme écœurant ». On l’interrompit alors, prétextant que la projection de son film ne pouvait plus attendre. «  Le sentimentalisme est la saleté morale de la société bourgeoise et capitaliste, relayée par la machine médiatique dans son ensemble... ». On essaya de lui prendre le micro ; il refusa. « Aujourd’hui, dit-il, personne ne vous produit un film si vous dites que vous voulez le faire en noir et blanc... ». La salle retint son souffle. « Les producteurs, les distributeurs, toute l’industrie, ne veulent plus commercialiser le noir et blanc. C’est impossible. Le cinéma n’est plus le cinéma depuis le parlant... Le cinéma, c’est un texte, voyez ! La technologie a tué le cinéma. Je viens de parler de l’apparition du son ; aujourd’hui, il y a le son... il vous passe de l’oreille gauche à l’oreille droite puis vous revient au-dessus de la tête. L’explosion entre par cette oreille et vous entendez tomber les débris de l’autre côté. Avec le trois D, les oiseaux sortent de l’écran ; forcément, vous perdez votre temps à vouloir les attraper. » Une main décidée empoigna alors son micro. Il résista une dernière fois, inspira profondément et resta quelques instants perdus dans ses pensées. Il déclara alors qu’il n’avait fait que le montage du documentaire qu’on allait projeter. On lui retira alors le micro et il n’avait pas quitté la scène que la salle s’éteignit et que le générique commença. Cette ombre disparut ; les applaudissements cessèrent prématurément avec les premières images.

Après la projection, nous nous retrouvâmes dans le bar du cinéma. Des dissidents géorgiens échangeaient leurs impressions avec des journalistes et des intellectuels. Une faune de cinéphiles bobos formait de petits groupes autours des tables et du comptoir. Ma copine était l’intime d’un marchand d’art géorgien ; un quinquagénaire gay et extrêmement séduisant. Il vint nous rejoindre accompagné d’une anglaise pédante, vieillies avant l’âge, désagréable et de deux journalistes de marché, anglais eux aussi, très bêtes. La discussion s’engagea sur nos nationalités respectives et nos diverses occupations artistiques, puis on en vint à Iosseliani. Je déclarai que je partageais ses opinions et que je les défendais ordinairement avec mes amis et partout où s’en présentait l’occasion, mais pour couper court, j’insistai sur la saleté morale dénoncée par Iosseliani et je soupçonnai qu’elle s’étalait sans complexe tout autour de nous dans cette salle. On me reprocha de critiquer trop hâtivement les médias ; la vieille anglaise me dit avec condescendance que 234 journalistes avaient été assassinés cette année et des j’en passe... Ah ! oui, les journalistes ; défenseurs de la démocratie et des libertés, dis-je, avec morgue. Les amalgames de talk-show télévisuels fusèrent alors de toutes parts. Critiquer la saleté morale des journalistes de marché en revenait à être profondément anti démocratique. Je leur déclarai que Iosseliani et moi et mes potes, et d’autres encore, des millions, pensions que l’Establishment, les barons voleurs propriétaires des journaux et des télés pour lesquels ils bossaient tous ici, détestaient profondément la démocratie et le peuple ; ils l’avaient même en horreur cette populace. Les riches, dont vous êtes les laqués, dis-je, veulent aujourd’hui un capitalisme à la chinoise ! Ils l’ont toujours voulu ! Les actionnaires aiment l’ordre et qu’importe qu’on le leur serve accompagné d’un bruit de bottes. Et pendant que j’y étais, qu’écrire une seule ligne flatteuse sur un produit hollywoodien ou européen de merde était une atteinte à la liberté des peuples, et je les plaignais d’avoir consciemment troqué, pour quelques centaines d’euros mensuels, l’exercice de l’esprit critique pour la dégradante passion des révérences. Ils ne m’écoutaient plus. Ils me dégoûtaient et je les emmerdais. Avant cela, alors que je buvais, à ce niveau de la conversation, je baissai mon froc, leur montrai (littéralement) mon membre et leur demandai de le sucer. Pas très civilisé, je sais. Mais fallait voir leurs têtes !

Et Brad Pitt dans tout cela ? On est en plein dedans ! A ce niveau de la discussion, vous aurez sans doute compris ; c’est Cindy Crawford qui s’exclame devant des photos d’elle-même, retouchées au Photoshop, qu’elle aimerait ressembler à Cindy Crawford ! C’est l’inconséquence avec laquelle – et qui en écœure plus d’un – des pseudos intellos se ruent dans les projections comme celle-ci, méprisent un grand artiste et sont à deux doigts de le siffler ! J’ai toujours souhaité que le public, après les sorties d’un Iosseliani (ou d’un autre), commence à casser les strapontins et y foute le feu ! Ce genre de rencontres devrait être redoutées par les pouvoirs publics au point d’y dépêcher des cars de CRS par craintes des émeutes ! Pauvre pomme que je fais ! D’ailleurs, les masses s’en foutent pas mal de Brad Pitt ; l’idée, l’image, le mirage leur suffisent ! Il n’y avait guère que les bobos de ce cinoche pour y croire ! Tout autant manipulateurs que manipulés !

Bref. Je repartis très énervé au bras de ma copine. Elle était enchantée. C’était déjà ça. On est rentré et on a fait ça sans Photoshop.

Les hirondelles et leur printemps

La vie de l’intello précaire que je défends est assurément celle d’un punk lettré. Refus systématique de la sclérose médiatique et culturelle, violence verbale et autre, s’il le faut ! Symbolique... on s’entend.

Sinon, il faut rester chez soi et travailler, lire, écrire, trouver ses lecteurs comme on peut... Savoir à quoi il faut s’attendre si l’on se détourne des mânes du papier glacé ! Deleuze, Sartre, Bourdieu, Chomsky, Harvey, etc., sous le bras, tout le temps les ami(e)s car il ne faut pas oublier la poisse du déterminisme social à laquelle personne n’échappe ! Malheur à ceux qui l’oublient !

L’intellectuel est d’abord un rebelle, un penseur qui a fait des choix lourds de conséquences, un critique exhaustif et cultivé qui doit absolument refuser la reconnaissance du marché ! Un type qui restera pauvre, en somme, et qui doit être éminemment politique ! Pauvre, on s’entend. Je veux dire par là, qu’il devra se trouver un boulot pour payer les factures. Un emploi qui n’a rien à voir. Facteur, comme Bukowski, employé de bureau comme Pessoa, Kafka et d’autres.

Etre un intello précaire, un artiste précaire n’est pas un choix, c’est une nécessité.

Philippe Nadouce

[1] In Anne et Marine Rambach : Les Intellos précaires. Hachette. Coll. « Pluriel ». Paris 2002. Lire aussi : Mona Chollet, « Le paradis sur terre des intellos précaires ». Le Monde Diplomatique. Mai 2006.

»» http://www.nadouce.com/2015/10/je-suis-un-intello-precaire1.html?q=intello
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« Le pire des analphabètes, c’est l’analphabète politique. Il n’écoute pas, ne parle pas, ne participe pas aux événements politiques. Il ne sait pas que le coût de la vie, le prix de haricots et du poisson, le prix de la farine, le loyer, le prix des souliers et des médicaments dépendent des décisions politiques. L’analphabète politique est si bête qu’il s’enorgueillit et gonfle la poitrine pour dire qu’il déteste la politique. Il ne sait pas, l’imbécile, que c’est son ignorance politique qui produit la prostituée, l’enfant de la rue, le voleur, le pire de tous les bandits et surtout le politicien malhonnête, menteur et corrompu, qui lèche les pieds des entreprises nationales et multinationales. »

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