Elle s’est basée sur les témoignages devant la Cour des prisonniers soumis à ces SAMs, comme Ahmed Abu Khatallah (représenté par l’avocat Eric Lewis), Abu Hamza (représenté par l’avocat Lindsay Lewis) ou encore sur le témoignage de Maureen Baird, une ancienne gardienne d’une prison à New York (MCC). Dans les points 308 et 309 du jugement, elle souligne qu’elle a lu sur internet le matériel sur la prison supermax ADX Florence et en particulier le rapport “The Darkest Corner” de 2017 (1). Ce rapport décrit les conditions SAMs comme étant pires que celles de Guantanamo et comme une forme de torture, violant aussi bien les lois étasuniennes qu’internationales.
Le débat autour des SAMs devant le tribunal
Le jugement reprend les répliques de l’avocat des autorités des EU disant que les mesures SAM ne sont qu’exceptionnellement et rarement appliquées. Selon lui, prétendre qu’Assange sera soumis aux SAMs n’est que pure spéculation. Le 1er septembre 2020, dans toutes les prisons du pays, il n’y aurait que 47 détenus SAMs (point 290), et donc non pas 51 comme dit le rapport The Darkest Corner. Il a rassuré le tribunal sur leurs conditions de détention qui seraient comme dans le meilleur des mondes. En isolement bien sûr, mais jouissant d’une récréation individuelle, de quatre coups de téléphone par mois et de cinq visites sociales. En suivant un programme de trois phases, ils pourraient diminuer progressivement les dures conditions des SAMs (point 306). De son côté, la direction des prisons étasuniennes (BOP) a assuré qu’il y a des services médicaux, psychologiques et mentaux pour tous les détenus et que la plupart des patients psychiatriques reçoivent des évaluations et un examen médical hebdomadaire par un de ces services. D’ailleurs les personnes souffrant d’une maladie psychiatrique ne seraient pas placées à l’ADX Florence (point 311).
Un silence infini
Des propos déjà contredits dans nombre d’études comme celles de Solitary Watch (2). Ou par le Brennan Center for Justice qui a décrit les conditions SAMs pour Syed Fahad Hashmi : enregistrements par les autorités de toutes ses conversations avec sa famille (une seule personne de la famille par semaine) et avec ses avocats, interdiction de tout contact avec d’autres prisonniers et de toute communication avec les médias, interdiction de télévision et de radio, accès aux journaux 30 jours après leur parution, fouille à nu pour chaque sortie de cellule. Jusqu’à l’interdiction de se parler à lui-même dans sa cellule ! (3) Ce silence absolu nous ramène à la naissance des prisons il y a deux cents ans. La journaliste d’investigation Aviva Stahl a écrit à ce propos : « Les prisonniers SAMs peuvent être sans contact humain pendant des mois. Un prisonnier qui l’a vécu me disait : parfois on se sentait comme dans un cimetière, il n’y a pas de son, tout le monde se trouve dans sa tombe ». Elle dénonce que les SAMs signifient la fin de la liberté de la presse. Dans un article publié en 2019 dans The Nation et The Intercept, elle signalait qu’aucune nouvelle n’a filtré sur les grèves de la faim à répétition, suivies par une alimentation forcée, qui ont eu lieu entre 2005 et 2016 à la prison de sécurité maximale du Colorado (4). Tout simplement parce que pour un journaliste, publier quelque chose sur ce qu’un prisonnier SAMs ou son avocat ont dit, ouvre la porte à une inculpation criminelle.
Depuis 2009, je suis le cas de Nizar Trabelsi, extradé par la Belgique vers les États-Unis en 2013 et soumis depuis aux SAMs. En 2017, j’ai publié le document officiel qui prolongeait les SAMs contre Nizar Trabelsi, déjà en vigueur depuis le 1er novembre 2013 (5). Sur les effets terribles de ces mesures je publiais le rapport de la psychiatre qui l’a visité et examiné en 2018 (6). Trois ans plus tard, il est toujours soumis aux mêmes mesures, comme le souligne le Comité T dans son Rapport 2021 : il est d’autant plus inquiet que M. Trabelsi est détenu aux Ètats-Unis, depuis 7 ans, à l’isolement sensoriel total, ce qui constitue de la torture ou, à tout le moins, un traitement inhumain et dégradant. Voir : Center for constitutional rights et Allard K. Lowenstein International Rights Clinic, Yale Law School, The Darkest Corner, September 2017, p. 2) (7).
Ce ne sont que quelques exemples, les noms des détenus SAMs ne sont même pas connus parce que le ministère de la Justice refuse de donner leurs noms.
Les arguments des avocats étasuniens n’ont pas convaincu la juge Baraitser. Selon sa décision : « Il n’y a pas de garanties qu’Assange ne sera pas soumis aux SAMs avant son procès (point 294) ni après son procès (point 357) et que sous ces conditions, la santé mentale d’Assange se dégradera au point où il pourrait essayer de se suicider (point 355) ».
Les « garanties » étasuniennes
Par son jugement la juge laissa aussi la porte ouverte à ce que les autorités des EU pourraient reformuler leurs garanties. Ce qu’elles n’ont pas tardé à faire. Dans le cinquième point de l’appel contre la non-extradition d’Assange, accepté par la Justice britannique, elles affirment que « les États-Unis ont fourni au Royaume-Uni un ensemble d’assurances qui répondent aux conclusions spécifiques du juge de district dans cette affaire. En particulier, les États-Unis ont assuré que M. Assange ne serait pas soumis aux SAMs ou emprisonné à l’ADX Florence (prison supermax), à moins qu’il ne fasse quelque chose après l’offre de ces assurances qui nécessiterait l’imposition des SAMs ou son incarcération à l’ADX » (8) .
Ainsi, elles annoncent non seulement qu’elles peuvent retirer leurs garanties à tout moment. Mais la raison qu’elles invoquent pour justifier ce retrait, c’est-à-dire le fait que Julian Assange fasse quelque chose, est une invention pure et simple. L’histoire des impositions des SAMs prouve qu’il n’est nullement nécessaire de faire quelque chose en prison, de se comporter mal ou de faire quoi que ce soit. Le statut de terroriste suffit pour les imposer. C’est ce qu’on peut lire dans l’étude de la professeure Francesca Laguardia de la Montclair State University, qui a étudié les origines et l’évolution des SAMs (9).
Espérons que les juges de la Cour d’appel liront cette étude. Elle est particulièrement intéressante pour comprendre le transfert du durcissement de la politique carcérale appliquée aux criminels dangereux à des suspects terroristes musulmans à partir de 2001, et ensuite à la catégorie des lanceurs d’alerte comme Julian Assange en 2021.
Des origines des SAMs jusqu’à aujourd’hui
Selon cette étude, l’histoire des SAMs commence une décennie avant les attaques terroristes du 11 septembre 2001. À la fin du XXe siècle, elles étaient une réponse extrême, une nouvelle forme de punition pour les plus grands criminels. Le climat politique était alors à la réaction excessive de l’État face à la criminalité et aux populations dangereuses en général.
Hormis la peine de mort, les SAMs sont la plus dure forme de punition qui existe. Elles apparaissent dans les années 1980 et 1990 quand les prisons de la plus haute sécurité (supermax) voient le jour. Les SAMs n’étaient pas une nouvelle forme de justice, mais une gestion administrative supplémentaire des prisonniers considérés comme les plus dangereux. Elles partent du principe que le traitement de la criminalité et des criminels est un problème de gestion et rien d’autre.
En 1988 déjà, la direction des prisons étasuniennes a autorisé les SAMs pour un détenu qui représentait une menace pour sa propre vie ou celle des autres prisonniers ou des gardiens. Luis Felipe est considéré comme le premier prisonnier soumis aux SAMs pour avoir créé le gang Latin Kings et avoir organisé des meurtres à partir de la prison. À partir de la moitié des années 90, les chefs des narco-trafiquants comme Augusto Falcone, des meurtriers comme John Gotti, désigné comme le chef de la famille Gambino, des suspects terroristes comme Ahmad Sulaiman et Omar Abdel-Rahman (l’attentat du World Trade Center en 1993) ont tous été soumis aux SAMs. Des cas de mise en cellule insonorisée ont été signalés bien avant 2001.
À l’origine, écrit Francesca Laguardia, les SAMs étaient une pratique bien suivie, très limitée, uniquement pour des cas de dangerosité et de possibilité de violence clairement établies. Mais au cours des années suivantes, des prisonniers qui pourraient être capables d’actes violents, sans qu’il y ait une preuve, pouvaient y être soumis. Les SAMS devenaient de plus en plus acceptables pour des situations qui n’avaient plus rien à voir avec l’objectif formulé au début. Comme dans le cas de Wahid El Hage qui n’avait jamais commis un acte violent, mais pour qui « avoir la capacité de commettre un acte », « avoir la possibilité de communiquer des informations avec d’autres » suffisaient pour le mettre sous SAMs. La pratique exceptionnelle des SAMS est devenue une habitude généralement acceptée.
La décision de placer quelqu’un sous les SAMs reposait et repose toujours uniquement dans les mains du procureur général et uniquement dans les mains du pouvoir exécutif. Si, au début, certains juges avaient tendance à accepter la plainte d’un détenu soumis aux SAMs et de formuler des doutes sur le bien-fondé de son imposition, ils ont vite appris qu’ils devaient céder et s’abstenir dans ce genre d’affaires, que celles-ci se situent hors du pouvoir judiciaire. Et on pourrait donc ajouter aujourd’hui : hors des garanties des avocats étasuniens concernant Julian Assange.
Pour conclure, ces phrases à la page 23 de ce rapport sont en lien direct avec l’affaire de Julian Assange : « Les SAMs peuvent être appliquées sur des accusés qui n’ont pas été jugés, qui n’ont pas été condamnés, et pour lesquels le gouvernement n’a présenté aucune preuve de dangerosité ou de nécessité pour leur imposition. Au contraire, selon les dires d’au moins un procureur, un acte d’accusation pour terrorisme est suffisant. Au nom de la sécurité publique, toute nécessité de prouver la dangerosité disparaît, l’exécutif peut prendre la décision unilatéralement, avec seulement un semblant de supervision judiciaire et sans se poser des questions »
La Cour d’appel britannique ne pourra pas prétendre qu’elle ne savait pas.
Luk VERVAET