L’argent sans foi ni loi, par M. Pinçon et M. Pinçon-Charlot

Lire les Pinçon-Charlot est toujours utile : Ils sont précis, rigoureux, posent les questions utiles et apportent les bonnes réponses. Dans ce dernier ouvrage, ces grands connaisseurs de ceux qu’ils appellent « les riches » expliquent comment l’argent est devenu, par-delà tous les principes moraux ou religieux, et en se jouant des droits des personnes, la valeur suprême de nos existences individuelles et collectives.

Pour les auteurs, le monde est divisé en trois classes : un prolétariat qui subit des formes d’exploitations de plus en plus brutales, des classes moyennes, précarisées, divisées et déboussolées par la prétendue « crise », et la classes dominante, celle qui a gagné - comme disait Warren Buffet - la « guerre » des classes parce qu’elle est solidaire, organisée, et parce que, selon une approche sartrienne, elle est « la seule classe sociale en soi et pour soi. »

Aux États-Unis, tout à commencé avec la fin de l’indexation du dollar sur l’or décidée par Nixon, lorsque la devise devint une monnaie de singe, ouvrant au pays la voie de la domination du monde. A la même époque, en France, une loi de janvier 1973 interdit à la Banque de France de prêter à l’État, ce qui permit aux marchés financiers d’accaparer les intérêts des emprunts publics. Depuis la loi du 4 août 1993, à la fin du second mandat de François Mitterrand, la Banque de France est indépendante. Autrement dit, privée.

La création de la monnaie, de plus en plus en plus scripturale, fut désormais l’apanage des banques privées, et aussi de la grande distribution. Lorsqu’un client demande à sa banque un crédit de 200 000 euros pour acheter un appartement, cela ne signifie pas que la banque va chercher de l’argent dans ses coffres : elle crée 200 000 euros par une simple écriture comptable.

L’argent proliférant, l’argent créé en dehors de toute vraie production de richesses, s’est dès lors émancipé du corps social. Avec les machines qui passent des ordres en quelques microsecondes sans qu’aucun humain n’intervienne, l’argent est devenu asocial au sens où il circula de moins en moins dans le reste du corps social. C’est alors qu’il y eut « sécession » (Thierry Pech) entre les riches et les pauvres (http://bernard-gensane.over-blog.com/article-ces-gredins-nos-maitres-108977215.html).

Les transactions sur les produits dérivés et les autres produits financiers spéculatifs ont été 74 fois plus importants que le PIB mondial en 2008 (15 fois en 1990). Les grandes banques françaises consacrent aujourd’hui 80% de leur potentiel à la spéculation et seulement 20% à la gestion des dépôts, salaires et pensions de leurs clients ordinaires. Les « riches » prennent bien soin, cela dit, d’investir aussi dans l’économie réelle. C’est pourquoi, par exemple, ils n’ont pas souffert de la crise des subprimes qui a ruiné les classes moyennes étatsuniennes.

Les agences de notation (comme Fitch, la française, qui appartient à Marc Ladreit de Lacharrière) sont utilisées aujourd’hui comme une arme au service de la puissance des marchés financiers, c’est-à -dire de spéculateurs en chair et en os, pour soumettre les politiques et les peuples à leur cupidité.

La raison pour laquelle les dirigeants des grandes entreprises sont désormais à la fois excellemment bien rémunérés et, en même temps au service étroit des intérêts des actionnaires, c’est que, justement, une bonne partie de leur rémunération est versée sous forme d’actions, pire de stock-options. Leur intérêt n’est pas la santé objective des entreprises qu’ils dirigent - et évidemment pas celle du « capital humain - mais leur valeur en bourse. Il leur faut donc, sans même nécessairement créer de la richesse, baisser le « coût » du travail, pousser les gouvernants à réduire les déficits et équipements publics. Ces gouvernants, sociaux-démocrates au premier chef (la Bourse ne s’est jamais aussi bien portée que sous le gouvernement Jospin en 2000), font le « sale boulot » en détruisant les protections sociales, en réduisant légalement les droits des travailleurs, en privatisant les biens publics. Ils sont pilotés par des structures plus ou moins formelles comme le Forum de Davos, le groupe de Bilderberg où la Commission trilatérale. Commission fondée en 1972 à l’initiative du banquier et industriel David Rockefeller, elle fut longtemps dirigée par le conseiller de Jimmy Carter Zbigniew Brzezinski, proche de Henry Kissinger. Parmi ses membres français, on compte François Bayrou, Nicolas Beytout, Patrick Devedjan, Laurent Fabius, Henri Proglio, Hubert Védrine (membre du CA de LVMH, comme son « camarade » socialiste Christophe Girard), Élisabeth Guigou (http://vigiinfos.canalblog.com/archives/2012/05/30/22788584.html). Cette dernière retrouve Mario Monti, Michel Barnier ou Pascal Lamy au conseil d’administration du think tank des Amis de l’Europe. On se souvient qu’après la démission de Michèle Alliot-Marie lors de la crise tunisienne, elle fut mise en cause pour son amitié pour Aziz Miled, l’un des financiers de l’Ipemed (Institut de prospective économique du monde méditerranée), dont elle démissionna sans tambour ni trompette.

La « guerre » des classes est à ce point gagnée par les « riches » que la banque Goldman Sachs peut, sans la moindre vergogne, placer ses hommes à la tête des gouvernements (Mario Monti, Lucas Papademos) et, mieux encore, de la BCE (Mario Draghi). Le triomphe des « riches » est tel qu’un groupe comme LVMH peut posséder 140 filiales dans les paradis fiscaux tandis que les avoirs des familles françaises en Suisse sont actuellement de 80 milliards d’euros. On mettra ce chiffre en regard avec le déficit public de la France en 2011 (91 milliards) ou avec le « trou » de la Sécu (17 milliards), cette construction purement politique et idéologique.

Pourquoi les pauvres et les classes moyennes votent-ils à droite ou, au mieux, pour des socialistes complices ? Parce que, selon les auteurs, subissant la violence symbolique, ils ont intériorisé l’idée que les dominants sont à leur place et que le capitalisme libéral est désormais la seule nature possible de l’économie. Un vrai changement présuppose un éveil des consciences et une acceptation de valeurs contraires à celles de l’hyperbourgeoisie au pouvoir. Les choses peuvent rester en l’état pendant encore très longtemps. La classe politique est intimement liée au monde des affaires. Les employés et les ouvriers, qui représentent 52% de la population active, sont quasiment absents des assemblées parlementaires. Cela crée une grande violence symbolique qui explique, pour partie, l’accroissement du vote FN chez les plus défavorisés, dont le nombre a grossi sous Sarkozy : 800 000 enfants français ne peuvent pas prendre un repas protéiné tous les deux jours, ni être chauffés correctement.

L’État s’appauvrit par la volonté des politiques, au point que le prochain siège du ministère de la Défense appartiendra à Bouygues. En attendant la suite...

Michel Pinçon, Monica Pinçon-Charlot : L’argent sans foi ni loi. Conversation avec Régis Meyran. Paris, Textuel, 2012.

http://bernard-gensane.over-blog.com/

COMMENTAIRES  

09/09/2012 20:18 par Anonyme

Merci beaucoup Bernard Gensane,

Ce petit livre ne vaut pas que pour la France. Une situation analogue se reproduit partout ailleurs en Occident sous des formes différentes.

Il faut partout renverser le néolibéralisme. Le temps est venu d’instaurer un socialisme qui augmentera substantiellement la taille de l’État et ses interventions.

Michel Rolland dit Anonyme malgré lui…

10/09/2012 15:46 par Célia

"800 000 enfants français ne peuvent pas prendre un repas protéiné tous les deux jours"

’Faut pas exagérer, les lentilles, pois chiches et autres haricots secs ne coûtent pas si cher que ça !

Pour rappel, les produits animaux (viande, oeufs, produits laitiers) sont mauvais pour la santé des consommateurs (http://www.viande.info/elevage-viande-sante-maladies) et mauvais pour la santé de la planète (http://www.viande.info/schemas) et bien évidemment mauvais pour la santé des animaux mangés.

Rien à dire sur le reste de l’article.

10/09/2012 17:59 par Fred Caude

Misèreux de nos jours, misèreux de toujours.
De Fred Caude.

Aujourd’hui encore, j’entends, comme me le faisait découvrir mon professeur de collège en m’apprenant la révolution française, les trois classes sociales universelles dans lesquelles la population, non seulement d’un état mais du monde, se retrouve. Donc, comme nous l’expliquent dans leur livre les Pinçonc-Charlot, selon Bernard Gensane, dans un article du Grand Soir paru le 9 septembre 2012 : «  (...) le monde est divisé en trois classes : un prolétariat qui subit des formes d’exploitations de plus en plus brutales, des classes moyennes, précarisées, divisées et déboussolées par la prétendue « crise », et la classe dominante, celle qui a gagné - comme disait Warren Buffet - la « guerre » des classes parce qu’elle est solidaire, organisée (...) »

Fort malheureusement, subsiste une quatrième classe sociale... celle qu’on ne voit pas, pourrait dire un peu trop radicalement Sartre. Une quatrième étiquette... que même ceux qui en font parti ne pourraient pas compléter, parce que beaucoup d’entre eux ne savent pas écrire. Une quatrième catégorie : le sous-prolétariat, autrement dit le quart-monde, qui souvent vit la misère de génération en génération. Bref, toutes ces personnes et familles appelés plus courament les marginaux.

Si le prolétariat subit des formes d’exploitations de plus en plus brutales, que dire du sous-prolétariat : il est loin d’être exploité, il est souvent ignoré. Car il est convenu, eux-mêmes le croient à force de se l’entendre dire, que ce qui leur arrive est de leur faute...
Ignorons donc ces associaux ! Ne parlons pas d’eux ! Tout ce que je ne vais pas faire, quitte à prendre la parole à leur place, ce qui n’est pas très démocratique je vous l’accorde.

Finissons-en avec « les marginaux », avec ce terme. Vécue de génération en génération, il est évident que la misère désocialise bien plus qu’elle ne rend marginale. Le quart-monde est un peuple dont nous avons honte... à qui nous jetons la pierre... parce qu’à vrai dire, il nous fait bien des misères ce peuple d’indigents : il dévoile le véritable visage de notre société élitiste.

Bien que le terme de « quart-monde » fut employé la première fois par Joseph Wrésinski, fondateur d’ATD Quart Monde en 1956 avec des familles d’un bidonville de Noisy le Grand, ce n’est pas vraiment sa trouvaille. En 1789, Dufourny de Villier écrivait "Les cahiers du quatrième ordre." ( http://humanities.uchicago.edu/images/cahier/contents.html ) Cette année-là , un évènement extraordinaire, mais pas moins à la hauteur des Hommes pour autant, aurait pu... oui, aurait pu... changer vraiment le cours des choses... de notre vie ensemble, mais qui par malheur fut tronquer à cause d’un manque de concertation général. Car justement, comme le préconisait ce révolutionnaire de Dufourny, nous devons construire notre société à partir des très pauvres. A défaut de, nous les incluons (et encore), dans nos raisonnements pour le changement, mais sans leur reconnaître ni ce don de connaissance profonde qu’est l’exclusion sociale, que leur condition de misèreux leur offre... ni la légitimité de remettre en question une civilisation peu civilisée... car nous le répètons assez souvent : « C’est de leur faute si les marginaux en sont arrivés là où ils en sont ! » Et si nous tendons l’oreille un peu plus loin, l’écho de la voix de Saint-Pierre surgit des cieux : « Les pauvres ce n’est pas le Bon Dieu qui les a créé ! » Là où il est, Joseph Wrésinski doit le regarder dans les yeux avec un air sûr de lui : « La misère est l’oeuvre des hommes, seuls les hommes peuvent la détruire. »

Les misèreux sont les premiers à lutter contre la misère, coincés dans les rouages et les engrenages d’une société mal huilée. Ils sont au front, comme un soldat à la guerre sans fusil. Ce sont des résistants avec comme seule arme leur courage. Et engagés dans la société, ils le sont, pour preuve la solidarité mutuelle dont ils font preuve, et sans laquelle ils ne pourraient pas survivre.

Parmis nos nombreuses initiatives contre l’urgence quotidienne, avec de larges sourires pour que les bénéficiaires (tu parles d’un bénéfice) ne se sentent pas mal à l’aise, « Nous leur donnons des asiles. Nous leur donnons à manger. On les lave. Nous leur donnons tout ce qu’ils ont besoin », comme disait Balkany. D’un point de vu sarcastique, je dirais plutôt que c’est cultiver la misère. Et oui, « L’humanitaire est une bonne affaire » Monsieur Kouchner. Il y a de l’avenir dans l’initiative charitable : les misèreux y ont été hier... y vont aujourd’hui... et y retourneront demain.

Beaucoup de ces initiatives n’en sont plus, car de tous temps. Cette urgence quotidienne, n’en est plus une non plus... car par définition, l’urgence exige d’être réglé sans délai, et non remise du jour au lendemain. Alors, pour régler définitivement le problème, ne devons-nous pas arrêter, interdire même, les divers aides d’urgence et caritatives pendant plusieurs générations ? Ainsi les misèreux mourront, et il n’y aura plus de misère !

Mais non, le changement n’est pas pour maintenant ! Faudrait-il encore user nos réservoirs sans fond de bonne conscience.

Je ne mets pas tous les oeufs dans le même panier. Nombre de bénévols, d’associations, d’ONG, voir même d’hommes politiques ou de fonctionnaires se battent, non pour l’intégration, mais pour l’intégrité des très pauvres. Souvent l’action culturelle permet, non seulement de redonner confiance en soi, mais de trouver les mots pour revendiquer ses Droits. Des Droits fondamentaux qu’ils ne savaient à peine exprimer ; par peur, par honte, tant les mots leur manquaient.

Bien-pensants du trio de tête des classes sociales, observons bien au pied du podium, tout un peuple se bat ne serait-ce que pour monter d’une marche. Quart-monde, misèreux, marginaux, associaux, désocialisés, pouilleux... Faisons attention à ce que nous disons, soyons fair-play ; si ce n’est que pour le respect des vaincus. Pour le peu, bien-sûr, que nous arrêtons de les ignorer.

11/09/2012 07:43 par Bernard Gensane

A Célia : on ne va pas pinailler sur cette affirmation des Pinçon-Charlot. Ils pensaient évidemment à viandes et poissons. Allons plus loin : des centaines de milliers de gosses ne mangent que des pâtes, des hamburgers et des pizzas et JAMAIS de fruits et légumes frais. Quant aux lentilles, ils ne les connaissent que par la cantine scolaire. Comme aux États-Unis ou en Grande-Bretagne depuis longtemps, la malbouffe (les Anglo-saxons disent junk food, avec cette idée qu’elle devrait être jetée avant d’être consommée) a des causes économiques et culturelles.

11/09/2012 10:33 par BM

@ Célia :

Si l’on en croit le journaliste anglais George Monbiot, la "malbouffe" serait à l’origine de l’épidémie d’Alzheimer. En effet, de plus en plus de scientifiques considèrent Alzheimer comme une forme de diabète, causé par la consommation excessive de "malbouffe" :

http://www.guardian.co.uk/commentisfree/2012/sep/10/alzheimers-junk-food-catastrophic-effect
http://www.monbiot.com/2012/09/10/the-mind-thieves/

Et si l’on ne fait rien à ce sujet, c’est parce que les majors de l’agro-alimentaire ne sont pas bêtes au point de tuer la poule aux oeufs d’or de la malbouffe...

11/09/2012 19:21 par JS

Toujours les même inepties : la loi de 1973 a été créee pour empêcher les Etats de lever un impot indirect lors de la fabrication de monnaie (le Seigneuriage) et pour empêcher ces même Etats de créer une inflation galopante en faisant tourner de manière irresponsable "la planche a billets"..

Les Etats sont les pires des oppresseurs et des gestionnaires

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