Les décisions rendues, ce vendredi 26 janvier, par la Cour Internationale de Justice (CIJ) contre Israël ravissent ou déçoivent. Et nécessitent un décryptage. Trois questions à l’avocat Jan Fermon.
Investig’Action : Que pensez-vous du verdict de la CIJ, que l’Afrique du Sud qualifie « d’historique » mais qui déçoit partiellement nombre de Palestiniens ?
Jan Fermon : Je pense que l’Afrique du Sud a raison. C’est une décision très importante qu’il s’agit de lire dans son ensemble. Il est vrai que, dans le monde arabe, il y a un certain nombre de personnes qui sont déçues que la CIJ n’ait pas ordonné la fin de toutes les opérations militaires israéliennes. Contrairement à ce que la CIJ a décidé envers la Russie et ses opération militaires contre l’Ukraine. Selon ces personnes, le verdict de la CIJ est une défaite. Je pense que ce n’est pas juste si on lit bien l’ensemble de l’argumentaire la CIJ. Par exemple, lorsque la Cour discute de savoir s’il existe des indications sérieuses de génocide ou des violations de la Convention contre le génocide, il est très clair que les juges décrivent la totalité de l’opération militaire israélienne en tant que telle. Ils en déduisent, notamment dans le paragraphe 46, que, primo : l’opération israélienne comporte un risque sérieux de génocide à un point tel que la CIJ doit ordonner des mesures. Secundo : il existe des indications suffisantes pour conclure que l’opération israélienne est menée avec l’intention de commettre un génocide. Et pour aboutir à ce deuxième point, les juges ont pris pour référence une série de déclarations officielles israéliennes.
Dans le paragraphe 54, les magistrats déclarent que : « Les faits et circonstances mentionnés ci-dessus sont suffisants pour conclure qu’une partie des droits réclamés par l’Afrique du Sud est plausible ». Quand on associe/combine les différents éléments que vous ai cité avec les décisions finalement prises contre Israël, on voit bien la CIJ exige d’Israël qu’il prenne toutes les mesures pour prévenir et sanctionner la commission des actes repris dans l’article 2 de la Convention contre le génocide. C’est-à-dire : tuer les membres du groupe des Palestiniens de Gaza ! C’est donc, à juste titre que le ministre sud-africain de la Justice a fait ce commentaire : « La seule possibilité pour Israël de respecter les décisions ordonnées par la CIJ est de mettre fin à toutes ses opérations militaires. »
A mon avis, les juges de la CIJ n’ont pas voulu ordonner toute cessation des opérations militaires car cette institution n’a pas de juridiction sur le Hamas. Même si le mouvement palestinien a annoncé, au préalable, qu’il respecterait les décisions de la CIJ, bon… S’il était ordonné à Israël d’arrêter toute opération militaire, tout usage de la force, le Hamas pourrait décider de réattaquer le territoire israélien sans que cet État n’ait le droit de réagir ou de riposter. Il est donc logique, en quelque sorte, que la Cour ne soit pas allée jusque là. Pour autant, selon ma lecture, la CIJ dit en fait à Israël : « Si vous trouvez un autre moyen de mener votre guerre en ne touchant que le Hamas, on ne peut vous l’interdire, mais ce que vous faites là, ça suffit : il faut l’arrêter ! »
Investig’Action : Le verdict de la CIJ accable les pays – USA et UE en tête – qui ont inconditionnellement soutenu Israël dans ses massacres perpétrés à Gaza depuis (plus de 26.000 tués en 3 mois). Ces États sont-ils aujourd’hui juridiquement obligés de se désolidariser d’Israël ?
Jan Fermon : Après cette décision, les mesures que la CIJ ordonne à Israël d’accomplir, son avertissement qu’il existe un danger de génocide, tout cela déclenche – indiscutablement – l’obligation pour tous les autres États membres à la Convention contre le génocide de réaliser tout ce qui est leur pouvoir pour prévenir, empêcher, soit que les actes délictueux se poursuivent soit que… se réalise le génocide dans toute son ampleur.
Autrement dit, il est indiscutable que les États soutiens d’Israël ont, dès à présent, l’obligation de cesser leur soutien politique, militaire, financier ou peu importe sa forme. Ces États doivent maintenant tout faire pour empêcher Israël de commettre les actes qualifiés par la CIJ comme « des actes comportant des indications sérieuses » selon lesquelles ce pourrait être « des actes de génocide ». Ceci ouvre un boulevard à toutes celles et ceux, dans le monde, qui soutiennent la population de Gaza. Chacun, dans chaque pays, doit interpeller son propre gouvernement en leur disant : « Maintenant, ce n’est plus seulement politique : il y a une obligation légale qui pèse sur vous à prévenir tout acte de génocide et à empêcher Israël de commettre un génocide ! »
Investig’Action : Néanmoins, déplorent les sceptiques, la CIJ n’a pas de moyens coercitifs, aucun pouvoir de contraindre Israël à appliquer, réellement, les mesures que la plus haute Cour internationale vient de lui ordonner…
Jan Fermon : En droit international, l’un des mécanismes fondamentaux pour rendre effectives les décisions et les règles de droit internationales, c’est l’action des peuples. Cela a toujours été comme ça et cela restera comme ça. Ce qui a été décidé par la CIJ donne donc une opportunité fantastique aux peuples de se saisir de cela pour agir auprès de leurs gouvernements. Pour forcer ces derniers à faire que les décisions de la CIJ soient appliquées ! Ce que la Cour a définit tels des « indices sérieux de risque de génocide » – et non encore de « génocide » en tant que qualification définitive -, il est de la responsabilité de nos gouvernants de tout faire pour que ces indices ne dégénèrent pas en un génocide effectif.
Bien sûr, la balle est aussi dans le camp du Conseil de sécurité de l’ONU. Mais nous savons que cette instance est paralysée par le veto américain soutenant Israël. Il revient donc aux citoyens américains de contraindre leur gouvernement à s’abstenir au prochain Conseil de sécurité. A cet égard, aux États-Unis, il y a aussi une plainte introduite par des citoyens US contre leur gouvernement, pour dénoncer le manque d’action gouvernementale afin de prévenir un génocide à Gaza. Comme celle de l’Afrique du sud, cette plainte se base sur la Convention internationale contre le génocide. Les plaignants estiment que leurs gouvernants n’ont pas agi selon leurs obligations internationales à prévenir tout risque de génocide. C’est ce type d’action et de plainte en justice qui vont contraindre les gouvernants à s’abstenir ou à ne pas nuire aux décisions rendues par la CIJ.
Dans le même temps, ne soyons pas naïfs : l’apartheid en Afrique du Sud ne s’est pas effondré seulement grâce à l’une ou l’autre décision de justice. Ce système d’oppression du 20ème siècle est tombé grâce à l’action des peuples, en même temps qu’un boycott international, en même que des décisions d’instances de droit international, en même temps qu’une série de défaites militaires régionales de l’armée sud-africaine d’apartheid, c’est tout cela, mis ensemble, qui a conduit à la chute de l’apartheid sud africain. Pour la fin du colonialisme et de l’apartheid israéliens, ce ne sera pas différent. Cela devra passer par le même processus global. Et au sein de celui-ci, ce premier verdict de la CIJ, aussi important soit-il, reste une « des briques retirées du mur »…
Propos recueillis par Olivier MUKUNA