10 

La Désintégration ou : Comment devenir un bon musulman en 78 minutes.

Les compliments pleuvent sur La Désintégration, de Philippe Faucon. Pour Jacques Mandelbaum, du Monde, ce film serait une réponse à Claude Guéant, il se voit donc attribuer la mission de dire le droit, indiquer le juste milieu : condamner les "dérives" islamiques tout en évitant le racisme et, bien sûr, les idées reçues. Il est légitime de suspecter ces manifestations d’unanimité, surtout lorsqu’un Européen félicite un autre Européen d’avoir évité les clichés et les partis-pris sur un sujet musulman.

Le mot qui revient le plus souvent pour caractériser la forme de ce film est celui d’"épure" ; il implique certes une critique (le film est schématique), mais surtout cela constituerait une garantie d’honnêteté : Ph. Faucon n’aurait eu que le tort d’être resté trop près de son "dossier", refusant les facilités du romanesque. Le site critikart va plus loin : il y sent une "urgence tragique".

Personnellement, je me suis ennuyée ; on ne comprend que trop vite ce que le cinéaste a voulu faire : le montage fait alterner les scènes de causes (les rencontres avec le racisme ordinaire) et les scènes de conséquences (la rencontre et les leçons, de plus en plus précises, du recruteur islamiste, Djamel). Cet aspect mécanique devrait être vu comme la preuve d’une objectivité scientifique.

En fait c’est déjà là que le bât blesse : cette alternance correspond exactement au double sens du titre. La Désintégration, c’est à la fois la faillite du modèle républicain d’assimilation (les employeurs rejettent les demandes de stage signées d’un nom arabe), et les effets néfastes de la propagande islamiste (la désintégration psychologique des jeunes qui y succombent). De même, dans le film, on est constamment renvoyé d’une cause reconnue comme exacte à une conséquence tout aussi nettement présentée comme mauvaise, et, à la fois, comme une conséquence inéluctable (les critiques relèvent cette "logique irrésistible" et l’aspect "engrenage infernal" du film). La conclusion qui s’impose, c’est que les Musulmans n’ont aucune possibilité de protestation : il suffit qu’ils expriment le moindre mécontentement pour qu’on les retrouve aussitôt endoctrinés par des islamistes, et avec une ceinture d’explosifs autour du corps !

Le professeur énonce la seule réponse correcte : la résignation ; à Ali, titulaire d’un bac pro en maintenance électronique, qui se plaint d’avoir envoyé en vain (comme ses camarades noirs et arabes) une centaine de CV, il réplique : "Essaie, essaie encore, ce n’est pas parce que tu as envoyé 4 CV que tout doit te tomber tout cuit dans le bec." Cette leçon sera répétée par toute une série de personnages : la soeur d’Ali, jeune femme parfaitement intégrée ( "Désolée, je n’ai pas compris", répond-elle à sa mère qui lui parle en arabe !) : son frère critiquant sa tenue, elle entre en conflit avec lui, conformément à la vulgate du politiquement correct, qui veut qu’une femme musulmane soit solidaire, non pas de son mari, ses frères, ses fils, mais de la catégorie des femmes en général ; le frère aîné, qui s’est mis en ménage avec une Française et envisage d’appeler son futur fils Rémy ou Jean-Pierre ; et, surtout, sa mère (la seule, avec Nico-Hamza, le Français converti, à jouer juste et de façon émouvante) : dès qu’Ali subit l’influence de Djamel, elle lui dit : "Tu es aigri" (confirmation : Ali attrape des plaques de psoriasis !) ; elle aussi a pour rôle de fixer l’orthodoxie, de façon plus convaincante (et plus sournoise) que le professeur, puisqu’elle est une musulmane traditionaliste : "L’Islam, c’est le partage", dit-elle. Certes, c’est un concept tout à fait juste : des préceptes musulmans, l’entraide est celui que le Coran rappelle le plus souvent (il faut partager avec le pauvre et l’orphelin). Mais comment fait-on quand on est soi-même pauvre et orphelin, ou plutôt, humilié et exclu ? Comment cela se partage-t-il ?

On en revient toujours à la leçon de résignation martelée par le cinéaste. L’opération israélienne Plomb durci, c’est-à -dire le massacre, dans la souricière de Gaza, de milliers de civils, vient d’avoir lieu, la colère monte dans la cité : l’imam officiel appelle au calme. La passivité est la seule attitude correcte pour un Musulman en France (du reste le film nous donne le modèle du bon Arabe en la personne du père d’Ali, immobilisé sur son lit d’hôpital, un masque à oxygène sur le visage, qui l’empêche même de parler !).

La cause est entendue d’avance et , d’emblée, violence et Coran sont confondus ; dans les critiques, le mot "chute" revient encore plus souvent que le mot "épure", et la "chute" commence au moment où un Musulman prend en main un Coran et le lit, elle s’accentue lorsqu’il apprend l’arabe pour le réciter dans le texte. Là est pour Ph. Faucon la vraie désintégration ; par contre, le bon Arabe, c’est celui qui oublie l’islam et l’arabe, c’est-à -dire son identité, celui qui accepte une acculturation totale ( c’est-à -dire l’aliénation).

Mais c’est dans le personnage de Djamel, l’islamiste, que le manichéisme du film est porté à son comble ; J. Mandelbaum remarque finement que le cinéaste en a fait la figure du Tentateur (sans que cela discrédite à ses yeux l’humanité et la pondération du film) : alors qu’Ali a un physique grossier, qui exprime sans doute sa naïveté (et le rapproche de Tahar Rahim, devenu une vedette grâce à Un Prophète, de J. Audiard), Djamel est beau, de la beauté du diable, évidemment, et il parle toujours tout bas, comme le Serpent. Aussi, lorsqu’il commente le sermon de l’imam ("il a reçu des directives" de la municipalité, pour apaiser la colère des jeunes), cela ne permet pas au spectateur de prendre du recul et de choisir sa version des faits : on sait déjà quel est le bon discours, où est le Bien et le Mal : l’OTAN peut bien bombarder et détruire des pays entiers, le Mal c’est seulement de répondre à la violence des bombes par la violence des pavés, ou par un attentat contre le siège de l’OTAN à Bruxelles.

Et le film nous laisse sur le cri de la mère qui, suivant les nouvelles à la TV, et apprenant la mort des terroristes, devine tout : "Ils l’ont tué !" - un "ils" sans ambiguïté : les criminels, ce sont les islamistes qui ont endoctriné et dévoyé son fils et qui veulent faire vivre les Européens dans la terreur.

Le cahier des charges, pour Ph. Faucon, selon ses propres mots, c’était de parler d’islamisme et de terrorisme "sans manichéismes, sans stéréotypes" : il ne semble pas se douter que les idées reçues, c’est ce qui nous paraît évident et indiscutable et qu’il n’est pas forcément bon juge. En fait, tous les stéréotypes sont là , y compris le concept de jihad, dans son sens (fantasmé) de "guerre sainte" : il le tire du Coran et le fait prononcer plusieurs fois par Djamel, sans savoir, sans doute, que ce mot veut simplement dire "effort" et que son sens doit être précisé selon le contexte (il veut très souvent dire : perfectionnement intérieur, effort vers la foi et la vertu).

La Désintégration est un film de plus où des Européens (et, dans le cas de Des Hommes et des Dieux, on peut dire : des chrétiens) s’érigent en professeurs d’orthodoxie musulmane "progressiste", comme si les Musulmans étaient, eux, incapables de réflexion. Sur le problème du terrorisme, mieux vaudrait regarder Paradise now, du Palestinien Hany Abu-Assad, qui montre que la violence est l’impasse où la violence israélienne enferme les Palestiniens (sans que la religion y soit pour rien dans ce cas). La mort de ces soldats français tués par un soldat afghan indigné par les violences sacrilèges des troupes d’occupation vient encore montrer que s’interroger sur les raisons de "tant de haine" chez les Musulmans est du pharisaïsme. Tant qu’à poser des questions, pourquoi ne pas s’interroger sur les raisons qui poussent de jeunes Européens à s’enrôler dans les armées de mercenaires que sont aujourd’hui nos armées, ou sur les pratiques des recruteurs des sociétés de sécurité qui sous-traitent nos guerres (voir sur ce sujet le film de Ken Loach Route Irish) ?

Rosa Llorens

COMMENTAIRES  

27/02/2012 07:34 par babelouest

Toutes les civilisations où la religion est centrale sont des échecs. Il faudrait trouver une nouvelle donne, où les humains apprennent que près d’eux, vivent d’autres humains, et que c’est cela l’important. Se dire que l’autre, c’est aussi soi-même.

27/02/2012 11:34 par Safiya

C’est bizarre, ce qui me reste, après la lecture de votre critique du film de Philippe Faucon, est comme l’impression d’un film de "commande", au relent pré-électoral tendant à justifier aussi l’islamophobie ambiante.

La réalité est que, malgré les discriminations et une malvie certaine, les jeunes prêts à s’enrôler et candidats à la ceinture d’explosifs sont plutôt rares.

Encore moins aujourd’hui où les masques tombent peu à peu, où la réalité se fait jour et où l’on sait presque, que ce soit à leur insu où volontairement, pour qui roulent les "djihadistes"...

Merci Rosa Llorens. Pour votre regard qui sait voir. De savoir si bien porter "la plume dans la plaie" (je ne sais plus où j’ai lu cela, je trouve la citation belle et je la reprend). D’être ce que vous êtes. Une Femme ouverte, ayant l’Amour au coeur, véritable citoyenne du Monde, sans oeillère ni a-priori.

Le Musulman, l’Arabe, l’Africain, pour bon nombre hélas, grimpent encore aux arbres...

Salem, ma soeur !

27/02/2012 14:29 par manant

A babelouest
SVP, affinez votre jugement. La religion n’est pas que… religion. Elle est un marqueur culturel actif, y compris chez des personnes qui ne s’estiment pas religieuses. Regardez le PS : ses courants recoupent des marqueurs culturels que sont le catholicisme (Delors, Mauroy), le protestantisme (Jospin, Hollande), le judaïsme (Fabius, Lang…), en plus des héritiers de la République, laïcards purs jus. Les plus grands soutiens à la cuase du FLN algériens (les fameux porteurs de valise) se recrutaient surtout dans les rangs des catholiques.
Regardez les régions en France : l’Alsace, par ex, mais aussi le Massif central : terre de protestantisme, il attire les Hollandais par milliers, tout comme le Sud-Ouest attire les britanniques. Il n’est pas questions, à travers ces exemples, de centralité de la religion.
Les musulmans sont à une étape de leur histoire. Chaque fois qu’ils veulent la dépasser (Mossadegh, Bourguiba, Nasser, mais aussi les "vilains" Saddam Hussein et Kadhafi), on s’empresse de les faire régresser.
Le passage à une étape de développement susceptible de les amener, comme les Japonais, les Russes et les Chinois à un degré d’évolution comparable de celui des États occidentaux, qui leur permette d’être traités d’égal à égal, est le plus difficile à négocier. Je vous renvoie au magnifique texte de Dominique Lesurdo sur le cas chinois, sur ce même site du Grand Soir.
Cordialement

27/02/2012 15:08 par dominique

Le film est simpliste, surtout si on le compare à Paradise Now mais je me suis dit, en le regardant que quelque part, sans doute à son corps défendant, il montrait que le sort des jeunes français de nos banlieues (exclusion, discrimination, stigmatisation, oppression, prison et permis de les assassiner) n’était pas si différent de celui des jeunes vivants dans les pays sous occupation coloniale (Palestine) et/ou néo-coloniale (Afghanistan, Irak, Libye, Yémen, etc...) ; Il y a en somme en France des colonisés de l’intérieur.

J’ai assisté hier à un débat à la semaine coloniale : "Comment extirper le colon en nous-mêmes ?" Nous sommes si imprégnés de culture coloniale que nous trouvons normal d’envahir, d’occuper, de dépouiller, de réduire en esclavage et de massacrer des peuples que nous continuons de considérer comme inférieurs.

La preuve en France comme dans le reste de l’Occident quasiment personne ne s’élève contre les guerres néo-coloniales actuelles et on ne parle pas de crimes de guerre ni de génocides quand il s’agit de l’extermination des Indiens, des noirs ou des asiatiques. On ne compte même pas les morts de civils que nous faisons en Libye, en Irak, en Afghanistan, en Palestine ... Ces gens n’ont clairement pas d’importance, d’ailleurs nous avons tous les droits puisque nous sommes les plus forts !!!

Oui Rosa Llorens a raison, ce film comme presque tous les films occidentaux contribue à la rationalisation/justification judéo-protestante de la colonisation.

27/02/2012 16:37 par Safiya

@Dominique

"Il y a en somme en France des colonisés de l’intérieur" (...)

Beaucoup de jeunes le ressentent ainsi d’où le mouvement des indigènes de la République, qui voient une certaine continuité entre leurs aïeux, véritables indigènes (Code de l’indigénat) colonisés et eux...

Je n’ai pas encore vu le film mais je puis vous dire que s’il montre "que le sort des jeunes Français (je remets la majuscule omise) de nos banlieue (...), ce n’est sans doute pas "quelque part", ni "à son corps défendant", en faisant voir même en "filigrane" la réalité des banlieue (ce qui signe encore plus pour moi le film de "commande"), Philippe Faucon reste cohérent avec lui-même, c’est un authentique antiraciste qui aime réellement les autres, en particulier les "Beurs".

Cordialement à vous

28/02/2012 07:55 par BM

@ Safiya

"Il y a en somme en France des colonisés de l’intérieur" (...)

"Beaucoup de jeunes le ressentent ainsi d’où le mouvement des indigènes de la République, qui voient une certaine continuité entre leurs aïeux, véritables indigènes (Code de l’indigénat) colonisés et eux..."

Poser la question en ces termes, c’est irresponsable, car c’est s’assurer qu’il ne pourra jamais y avoir de réponse ni de solution. En effet, la solution avec les anciennes colonies, elle était simple : leur donner l’indépendance. Je vois mal comment La Courneuve ou Vaulx-en-Velin pourraient devenir "indépendantes"...

J’ai volontairement utilisé des mots très en-deçà de ce que je ressens réellement, pour pouvoir être publié par les modérateurs.

29/02/2012 00:12 par antoine

Franchement, ce film m’a énervé car je ne l’ai vraiment pas trouvé du tout crédible la partie de l’attentat et c’est marrant j’ai eu exactement le même ressenti au niveau du dénouement du film La trahison en 2005 et c’est qu’après que je me suis rendu compte que c’est le même réalisateur.

Pour ceux qui n’ont pas vu le film, la situation monte crescendo et après avoir été bien embrigadé par un "islamiste", les 3 jeunes sont poussés à commettre un attentat.

C’est frustrant car jusqu’à cette partie, les acteurs sont bons et on est dedans mais ensuite c’est carrément pas crédible et on sent que les acteurs sont dans une situation désagréable et qu’ils n’y croient pas eux-mêmes.

Le principe est de monter progressivement les situations pour que les personnages passent un cap. Je n’y crois tout simplement pas une seconde. De mon point de vu, ce n’est tout simplement pas possible.
Sur le coup d’une humiliation, le jeune va se plier au discours intégriste, déjà je n’y crois pas vraiment mais ensuite devenir un terroriste et tout ça en quelques mois, c’est du grand n’importe quoi.

Dans le roman L’attentat, on s’interroge, on se questionne à savoir est-ce possible qu’une mère de famille se fasse exploser dans un mac do où des enfants sont présents, dans ce film, c’est juste bidon. Je souhaite à Philippe Faucon qu’il revienne à des portraits comme Samia et qu’il arrête de se monter des scénarios complètement absurdes dans la réalité actuelle des banlieues françaises.

Après s’il continue à écouter le chant des sirènes des "intégristes" de l’insécurité, qu’il sache que nous, militants, on n’est pas dupe et que les habitants des banlieues non plus.

29/02/2012 20:12 par dominique

On comprend mieux la manière dont sont traités les Français descendants des peuples colonisés quand on sait que lorsque l’état français a été obligé d’accorder l’indépendance aux colonies et donc de rapatrier les colons, la gestion de l’immigration a été confiée à ces mêmes colons sous prétexte qu’ils connaissaient les "indigènes"....

Dons forcément ils se sont efforcés d’appliquer à la métropole les méthodes appliquées par eux dans les colonies pour contrôler au mieux les "indigènes" tout en en tirant le meilleur profit possible : discrimination, exploitation, répréssion ...

01/03/2012 00:26 par Ibrahim

Merci, vraiment !
Votre texte m’a fait un bien fou ! Les quelques extraits que j’ai vu du film m’ont donné envie de vomir !

Un autre film made in Belgium, mais moins vomitif que celui-ci : "Les Barons". Je dis "moins vomitif" parce que beaucoup de personnages dans le film sont touchants et/ou hilarants. Mais la trame du film...

Ibrahim
Belgique

03/03/2012 09:45 par un homme qui passe

@ SAFFYA
Je n’ai rien compris à ce que vous voulez dire par :
"Philippe Faucon reste cohérent avec lui-même, c’est un authentique antiraciste qui aime réellement les autres, en particulier les "Beurs".

(Commentaires désactivés)