La diplomatie élyséenne au prisme du continuum colonial

La teinte infâme de la « blague » du Président français procède en réalité moins de l’humour que de la rhétorique impériale forgée sous la IIIe République au sein du parti colonial (1892) et notamment par Jules Ferry dont l’hommage le 15 mai 2012 s’inscrivait déjà dans une démarche de légitimation du système colonial français.

En 1934, le célèbre magazine de photographie, Vu, créé par Lucien Vogel en 1928, illustre en Une un photomontage représentant un jeune homme africain torse nu portant sur la tête, dans un grand plat traditionnel, une usine et des gratte-ciel, célébrant à qui mieux mieux le caractère civilisationnel [1] de l’entreprise coloniale française dans le cadre de la domination impériale [2]. Les signes de ce progrès sont tout autant l’urbanisation et l’industrialisation des sociétés colonisées dans le contexte de la célébration du centenaire de la présence française en Algérie dont le point d’orgue est l’Exposition coloniale de Paris de 1930.

Mutatis mutandis, l’assertion du Président français François Hollande, « ...il [Manuel Valls] en revient [d’Algérie], sain et sauf, c’est déjà beaucoup... », prononcée lors d’un dîner à l’Élysée rassemblant notamment les principaux représentants du Conseil Représentatif des Institutions Juives de France (CRIF) le lundi 16 décembre 2013, présente à bien des égards un exemple de conjonction entre continuum colonial et rivalités géopolitiques en Méditerranée et plus largement en Afrique ; sans pour autant que le passage d’une situation de conflit superficiel ou latent à une situation de conflit déclaré ou ouvert entre Paris et Alger ne soit pertinent ; même si le Ministre algérien des Affaires étrangères, Ramtane Lamamra, a parlé de « confiance fissurée ».

Dès lors, si l’incident diplomatique, interroge en amont sur la nature des relations entre la métropole et son ancienne colonie, il invite également à tenir compte en aval des effets retour dans leurs dimensions géopolitique et économique dans le contexte de la compétition mondiale et partant de la montée en puissance de la Chine .

La formule belliciste du Président socialiste François Hollande, répond notamment à l’injonction onusienne appuyée sur la résolution 1373 du 28 septembre 2001, à la suite des attentats du 11 septembre, qui prévoit que tous les États doivent prendre des mesures législatives contre le terrorisme.

Ainsi, en France, la loi du 23 janvier 2006 relative à la lutte contre le terrorisme favorise tout à la fois le contrôle d’identité dans les trains internationaux, la constitution de fichiers sur les passagers aériens, l’extension de la durée d’une garde à vue de quatre à six jours ; alors que depuis 2008, le Livre Blanc sur la défense et la sécurité nationale définit la doctrine de sécurité extérieure et intérieure.

Plus encore, en 2013, alors que la menace terroriste est considérée comme réelle et permanente, les stratégies de lutte contre le terrorisme sont définies par les services de renseignement sous la tutelle du Ministère de l’Intérieur, la Direction nationale du renseignement et des enquêtes douanières, la Direction du renseignement militaire, la Direction de la protection et de la sécurité de la défense, le Conseil national du renseignement présidé par le Président de la République (soit environ 12 000 employés).

À preuve, en Algérie, AQMI (Al Qaïda au Maghreb islamique), procédant du reliquat des forces du GSPC djihadiste affilié à Al Qaïda depuis 2006 et dont le siège se trouve en Kabylie alors que les unités combattantes opèrent au Sahel (sud de l’Algérie, nord du Mali, Mauritanie, Niger) a attaqué, le 28 août 2011, l’Académie militaire de Cherchell, à une centaine de kilomètres à l’ouest d’Alger, faisant dix-huit morts et vingt-six blessés.

Le Sahel est défini par le géographe Philippe Moreau-Défarges comme une « zone grise » ou une « zone chaotique » aux limites géographiques floues et mouvantes, à proximité des failed states, ainsi, selon le rapport de l’Institut du Foreign Office, publié en 2010, le Soudan, le Tchad, la RCA, le Niger où sept Français employés du groupe Areva, premier groupe nucléaire mondial, et d’une filiale de Vinci à Arlit, dans le nord du Niger, furent enlevés en septembre 2010 et libérés en novembre 2013, alors que deux sont morts le 8 janvier 2011.

Aussi la zone sahélienne concentre-t-elle une croissance urbaine liée à l’exode rural, une faiblesse des structures sanitaires, une raréfaction des ressources alimentaires, une croissance de la pauvreté, des risques d’épidémies, des oppositions claniques, ethniques et religieuses, des poussées migratoires, des inégalités de développement au niveau vertical, fondées sur les revenus, et au niveau horizontal entre les régions et les groupes dans un contexte géopolitique fragilisé par le renforcement de la présence des forces militaires étrangères et notamment françaises au Mali et en RCA (respectivement depuis janvier et novembre 2013), motivé par des intérêts économiques dans une zone de compétition intense du fait de la présence du pétrole et de l’uranium, et devant le refus de l’assujettissement de l’Algérie, accusée, en 2009, par l’administration Obama comme treize autres pays de soutenir le terrorisme ; ainsi, l’Afghanistan, le Pakistan, l’Arabie Saoudite, le Yémen, l’Irak, l’Iran, le Liban, la Syrie, la Libye, le Nigeria, la Somalie, le Soudan, et Cuba.

Or, à l’échelle de l’Europe, Europol indique dans un rapport annuel sur le terrorisme que sur les 294 attentats perpétrés sur le Vieux Continent en 2009, un seul fut attribué au terrorisme islamiste, alors que 237 étaient dus à des mouvements irrédentistes comme l’ETA.

La diplomatie élyséenne s’inscrit à plus d’un titre dans une « feuille de route » d’inspiration internationaliste, militariste et unilatéraliste avec l’idée d’un continuum colonial parachevant le « Scramble for Africa » et partant de l’entreprise de conquête territoriale reposant sur la primauté de l’ « Empire bienveillant » ou « benevolent empire » dans le sillage de la notion de « Destinée Manifeste » forgée autour de l’équation démocratie-capitalisme au milieu du XIXe siècle au sein de la « gentlemanly imperialism ».

À l’évidence, le warfare selon François Hollande relève d’un acte éminemment (géo)politique au sens de Carl von Clausevitz, fondé sur la notion foucaldienne de « savoir-pouvoir » proche de l’idée de containment visant à contrecarrer par le verbe nauséeux les forces qui remettent en cause l’hegemôn de l’ancienne puissance coloniale en Afrique vivement convoitée par la Chine qui est le deuxième plus gros importateur mondial de pétrole depuis 2004.

Signe des temps, l’inauguration à Alger, le 22 décembre 2013, d’un timbre célébrant le 55e anniversaire de l’amitié sino-algérienne en présence de la Ministre de la Poste et des Technologies de l’Information et de la Communication, Zohra Derdouri, et du Ministre chinois des Affaires étrangères, Wang Yi.

Le site du ministère des Affaires étrangères indique que « les déplacements sont en particulier formellement déconseillés à nos ressortissants au Sud et au centre [le reste du territoire] de l’Algérie dans la zone rouge » au motif de l’attaque terroriste d’In Amenas du 20 janvier 2013 faisant trente-sept morts dont un ressortissant français, à la suite de l’intervention militaire de la France au Mali. Alors que dans le même temps, la Tunisie, dont la présence d’IDE français est patente, reste en dehors de la « zone rouge », nonobstant le double assassinat politique de deux opposants de gauche, Chokri Belaïd et Mohammed Brahmi, les 6 février et 25 juillet 2013.

La teinte infâme de la « blague » du Président français procède en réalité moins de l’humour que de la rhétorique impériale forgée sous la IIIe République au sein du parti colonial (1892) et notamment par Jules Ferry dont l’hommage le 15 mai 2012 s’inscrivait déjà dans une démarche de légitimation du système colonial français.

En effet, les propos de François Hollande traduisent, de manière plus ou moins sous-jacente et dans une logique oppositionnelle et asymétrique, l’incommensurabilité culturelle et civilisationnelle [3] entre la France et l’Algérie, eu égard à la dichotomie antique entre Hellenoï et Barbaroï [4].

Ainsi, selon Edith Hall dans Inventing the Barbarian, publié en 1989, la catégorie du « Barbare » est le produit des discours des hommes politiques et des stratèges athéniens à la suite des Guerres Médiques (490-479), de la tragédie et de la comédie durant la Guerre du Péloponnèse (431-404) et des philosophes dans le contexte de la menace macédonienne au IVe siècle avant notre ère.

Plus encore, selon Jean-Marc Luce [5], la figure du « Barbare » participe de l’« âge de la certitude de soi », expression forgée par l’historiographie nationaliste du XIXe siècle, nourrie des grands poncifs validant la supériorité culturelle des Européens, diffusés notamment dès les années 1870-1880 par les thèses essentialistes des représentants du darwinisme social, par le théoricien racialiste Houston Stewart Chamberlain, ainsi que par les partisans du jingoïsme britannique dans le contexte du « Great Game », autrement dit, des rivalités en Asie centrale, sur la route des Indes orientales, entre la top nation britannique et l’empire russe.

En 2013, ces habitus racialistes sont repris ad nauseam par les élites politiques et médiatiques françaises, créant par conséquent un écran de représentations où les anciennes sociétés colonisées disqualifiées et/ou essentialisées comme violentes, archaïques, despotiques et « primitives » [6] sont saturées de topoï tirés du lexique colonial [7].

Aussi, l’entreprise de « chosification » [8] du Président français exposée devant une assemblée à dominante juive séfarade et mezrahie, ne participe-t-elle pas d’une logique de division, d’instrumentalisation des groupes ethniques et religieux, en somme de la notion de « factionalisme », développée par le sociologue Georges Balandier [9], au profit du principe ancien de « divide ut regnes » ; à l’œuvre dans l’Algérie coloniale sous la forme du Senatus Consulte de 1865 puis du Décret Crémieux de 1870 introduisant le statut d’Européens pour les juifs d’Algérie (en dehors de la communauté juive du Mzab), alors que le reste de la population musulmane (à l’exception d’une minorité d’ « évolués ») conserve son statut personnel.

En sus, l’assertion préchi précha de François Hollande s’inscrit dans la continuité du discours de Dakar prononcé par l’ancien Président français, Nicolas Sarkozy, le 26 juillet 2007, où l’homme africain était assigné à la notion de « salle d’attente » de l’histoire selon l’expression de l’historien Dipesh Chakrabarty [10], et plus largement dans un continuum colonial, où l’Algérie indépendante apparaît au mieux comme un palimpseste, au pire comme une société polémogène.

Or, selon l’économiste Jean-Yves Moisson, le pays est redevenu depuis octobre 2011 le « gendarme du Sahel », la puissance dominante du Sahara à la faveur de la partition du Soudan et de la déliquescence de la Libye sous l’effet précisément de l’intervention militaire de l’ancienne puissance coloniale [11]. Dans la préface aux Damnés de la terre de Frantz Fanon (1961), le philosophe Jean-Paul Sartre justifia la violence des sujets coloniaux ainsi :

« ce n’est pas d’abord leur violence, c’est la nôtre, retournée, qui grandit et les déchire. »

Habiba Chabou

[1Niall Ferguson, Empire, 2003.

[2Homi K. Bhabha, The Location of culture, 1994.

[3Sanjay Subrahmanyam, « Par-delà l’incommensurabilité : pour une histoire connectée des empires aux temps modernes », 2007.

[4François Hartog, Le miroir d’Hérodote. Essai sur la représentation de l’autre, 1980.

[5Jean-Marc Luce, Identités ethniques dans le monde grec antique, 2007.

[6Lévy Brüle, La mentalité primitive, 1921.

[7Achille Mbembe, « L’Afrique de Nicolas Sarkozy », 2007.

[8Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme, 1950.

[9Georges Balandier, « La situation coloniale : approche théorique », 1951.

[10Dipesh Chakrabarty, Provincializing Europe, 2000.

[11Jean-Yves Moisseron, « La Libye après Kadhafi : essai de prospective géopolitique du conflit libyen », 2011.


 http://oumma.com/201238/diplomatie-elyseenne-prisme-continuum-colonial

COMMENTAIRES  

02/01/2014 12:39 par patrice

Pendant que le sage montre la lune l’idiot regarde le doigt !
Notre président ou ce qu’il reste de fonction présidentielle, pantin présidentiel serait plus idoine, n’a plus que ce terrain des ex colonies d’afrique pour s’auto persuader de la petite grandiosité de notre pays appelé à être englouti dans ce maëlstrom fascisant qu’est l’union européenne !

02/01/2014 23:32 par chb

La blague de mauvais goût de Flanbi (qui, selon le Canard enchaîné, rappellerait surtout que plusieurs ministres français en déplacement en Algérie venaient de chopper une tourista dans un resto de fruits de mer, qui a épargné Valls) n’est pas grand chose au regard par exemple :
- du mépris total de la France pour les droits de l’homme palestinien, les droits de l’homme syrien, les droits de l’homme en général s’ils ne coïncident pas avec les besoins du Kapital (Areva, Total, Dassault etc)
- des trois milliards d’euros d’armes vendues à l’Arabie Saoudite, laquelle continue de détruire la Syrie par ses mercenaires sanguinaires, laquelle continue d’opprimer ses femmes et ses opposants, laquelle va se servir de ces armes pour mettre le Liban à feu et à sang (au fait, le Liban sans gouvernement peut-il prendre ce « cadeau » pour autre chose que réduire le Hezbollah, qu’Israël voudrait enfin battre ?). La France fait des affaires...
- du soutien au terrorisme par la France. Ce soutien est très direct au Kosovo, puis en Libye, en Syrie, mais aussi apparemment au Sahel et en RCA, puisqu’il procure une « bonne » raison pour l’ingérence. Il est patent aussi par l’alignement sur l’OTAN et les USA, plus grand terroriste de la planète comme en témoignent les plus de 30 états déstabilisés, bombardés, empoisonnés et mis en pièces ou "renvoyés au Moyen Âge". Les magouilles et cris d’orfraie au sujet de Prism et NSA,des drones ou des pseudo-négociations de paix n’en sont que plus écoeurants. Al Qaeda ne s’attaque pas à l’occident !
Continuité coloniale en effet !

03/01/2014 00:38 par quimporte

Al Qaeda ne s’attaque pas à l’occident !

Ni à Israël.

04/01/2014 12:16 par vagabond

C’est vrai, la secte des assassins ne s’attaque pas à l’occident ni à Israël. Ce dernier est miraculeusement épargné alors que ses voisins directs...Égypte, Syrie, maintenant le Liban...

Hollande et son gouvernement sont allés loin dans l’abjection. Il faut dire que ça ne gène que peu de français cette vente d’armes pour détruire ce qui reste du Liban.
Oui, il y a des français qui pensent que c’est une bonne chose pour l’économie du pays.

Malheureusement, le monde ne risque pas de changer grâce à la poignée de personne qui s’insurge sur LGS ou ailleurs. Parce qu’on a fait croire aux peuples des pays "démocratiques" qu’ils étaient libres du moment que leur conscience pouvait s’exprimer librement pour dénoncer, condamner et puis aller se coucher.

Le pire est que lorsque Hollande & all quitteront le théâtre, les mêmes automates les remplaceront.

05/01/2014 21:26 par mandrin

une chose est sure c’est la france qui a besoin de l’Algérie et non le contraire, l’ancien colonisateur garde toujours des reflex de mépris verbale qui autrefois faisait place a la violence, mais depuis une armée c’est mis en travers , donc voilà ce qu’il reste a l’ancien tortionnaire, de la rancune mal contenue qui c’est exprimé aussi lors de la prise d’otage d’in ameinas ou Hollande depuis l’ Elysée diabolisais les autorités Algériennes qui s’apprêtait selon lui a commettre une tragédie brutale repris de concert par le cartel Otanesque qui tenta par une propagande hostile une ingérence dans les affaires Algériennes.

Donc hollande n’en est pas a sont premier coup d’essai tordu en ce qui concerne l’Algérie, et nous pouvons observer qu’il tisse lui est ses amis, des coup les plus bas.

Maintenant Il faut savoir aussi que L’ Algérie rejoint le carré restreint des nation spatiale avec son troisième lancement de satellite par leur propre lanceur prévu pour le 14 janvier prochain, sa aussi sa énerve l’ancien colon car plus jamais les choses ne seront comme avant...surtout en matière de renseignement !

Tout cela en a peine 50 ans c’est dire du potentiel de l’Algérie.

06/01/2014 02:32 par Safiya

Comment veux-tu, chère Vagabond, que "la secte des assassins" puisse s’attaquer à ses maîtres, mentors et autres mécènes ?

Je suis moins pessismiste que toi quant "à la poignée qui s’insurge sur LGS" et ne pense pas, un seul instant, quelle soit dupe "des pays démocratiques" ni qu’elle s’exprime pour se donner bonne conscience avant d’aller se coucher.

Ne te trompe pas de cible, chère, que faisons-nous d’autre, toi, moi, qu’exprimer sur LGS la nature de nos tourments... et nous, tous et toutes, que pouvons nous faire d’autre en l’état actuel des choses, quelle autre alternative avons-nous ?

Bisou

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