En fait, on assiste à une diabolisation(2) qui va de l’ignorance, à l’irrationnel et même parfois au fanatisme. « La guerre n’est-elle pas la poursuite de l’activité politique par d’autres moyens ! »(3). Cette campagne internationale dont l’origine est nord américaine bénéficie d’une mobilisation politicienne sans précédents qui va de l’extrême gauche à l’extrême droite et de moyens médiatiques considérables(4) . De nombreux centres de recherches, des fondations, des institutions, de prétendus experts aux ressources étendues, des organisations non gouvernementales(ONG) se préoccupent et travaillent pour élaborer des stratégies afin de contrer les progrès incontestables de la Chine. Après Donald Trump, l’élection de Joe Biden permet ainsi de rééquiper politiquement et idéologiquement la « nouvelle » politique étrangère américaine en quête de légitimité. Il importe donc de saisir la portée et la signification de cette activité fébrile contre la Chine ! C’est l’objectif de cette contribution au débat.
Fin janvier 2021, le très influent « think tank » « Atlantic Council"(5) publiait un important document de presque 200 pages sur les orientations politiques que devraient suivre les Etats-Unis à l’égard de la Chine pour les 30 prochaines années. Son auteur a voulu rester anonyme. Pourtant, il lui a donné le nom de « The Longer Telegram »(6) en référence au « Long Telegram » du diplomate américain George Kennan qui à Moscou en 1946 en l’absence de son ambassadeur avait produit, « une note de service » prospective sur l’Union Soviétique et les relations soviéto-américaines. Elle fût reprise par la prestigieuse revue « Foreign Affairs ». Dans les deux cas, il s’agit toujours d’une approche conflictuelle à travers la concurrence entre deux systèmes, l’adversaire désigné quant à lui est toujours le communisme. Mais le rapport entre les deux documents de références s’arrête là d’autant qu’il s’agit de deux pays, de deux histoires, de deux partis et d’un contexte bien différent. La situation de l’URSS au sortir de la seconde guerre mondiale, caractérisée par son aura internationale comme par les importants sacrifices qui furent les siens et aujourd’hui la Chine, en pleine ascension économique et politique ne sont en rien comparable, même si les finalités proclamées par ces deux pays, mais en des époques fondamentalement différentes demeurent voisines. Le « Long Telegram » de George Kennan préfigurait ce que serait « la guerre froide », « the Longer Telegram » propose un mode d’emploi pour une « nouvelle guerre froide » et dont l’affrontement à ce stade, se fera sur l’économie, le militaire, la politique et surtout l’idéologie.
La vision de l’Atlantic Council se veut anticipatrice, elle recommande de suivre une feuille de route avec des objectifs, des moyens, un agenda. Pour sa mise en œuvre, celui-ci souhaite la recherche d’une identité de vue et d’action entre républicains et démocrates. Ce qui ne devrait pas être une tâche très difficile. A ce stade et sur ce sujet les différences d’approches entre les deux partis sont insignifiantes. Cela a déjà permis d’influencer l’orientation donnée à la composition de la nouvelle équipe en place à Washington. Ce sera donc la mission du tandem chargé de la mise en œuvre de la politique US à savoir : Anthony Blinken aux affaires étrangères et Susan Rice aux affaires intérieures, voire du trio, si l’on y ajoute Jake Sullivan, le principal conseiller de Joe Biden pour la sécurité nationale, chargé de chapeauter les deux précédents, voir du quartet si l’on complète avec Samantha Power nouvelle patronne de US Aid aux 20 milliards de dollars de budget. Tous et toutes sont des fidèles parmi les fidèles de Barack Obama.
Avant d’étudier plus en détails l’attitude que veulent observer au cours des prochaines années les Etats-Unis envers la Chine mais aussi la Russie, qui sont désormais les deux ennemis stratégiques officiels, il convient de faire un tour d’horizon de la vision globale des défis mondiaux qui dominent la réflexion sur les bords du Potomac. Cela vaut pour l’attitude de certains pays jugés plus stratégiques que d’autres à l’égard de la confrontation entre Washington, Pékin et Moscou (7)
Pour une opinion publique nord américaine qui est divisée, polarisée, en proie au désarroi et aux doutes sur elle-même, la crise systémique du capitalisme est bien celle des pays du nord, elle est marquée par la tendance à la baisse des taux de profits qui est désormais une réalité. Cela exige pour l’administration étatsunienne de trouver une cause à défendre et un ou des ennemis crédibles à désigner. Comme l’a fait remarqué Jake Sullivan « Il faut s’interroger pourquoi beaucoup trop de gens pensent que la méthode pour résoudre le problème de la pandémie de covid 19 est autrement plus efficace en Chine que les préconisations libérales aux Etats-Unis" Elles ont provoqué un désastre humain difficilement contestable. Il en conclut donc : « Il faut remettre de l’ordre dans la maison ». Il faut pour cela coordonner autrement et plus efficacement politique intérieure et politique étrangère. « La politique étrangère, c’est de la politique intérieure et la politique intérieure, c’est de la politique étrangère » précise t-il. Ce qui tant à démontrer que la rupture formelle avec la logique précédente du président Trump "America first » n’est peut-être pas aussi évidente qu’on l’avait annoncé pour les besoins de la propagande. On en tiendra compte, même si on emploiera sans doute des formes plus respectueuses des us et coutumes des salons et des universités de Nouvelle-Angleterre. Un autre langage, certes, mais aussi des moyens renouvelés de négociations et/ou de pressions sur les Etats étrangers qu’ils soient « alliés/vassaux », ou « ennemis ».
Les adversaires déclarés des Etats-Unis
Concernant la Chine et la Russie Jake Sullivan et la nouvelle administration Biden/Harris les considère dorénavant comme des outsiders influençant et agissant directement sur la politique intérieure américaine. Ceci, témoigne de la vision paranoïaque d’un empire affaibli qui voit partout des états dûment désignés profiter de ses faiblesses et des oppositions régnant à l’intérieur de ses frontières. Sans complexes et avec arrogance, le « deep state « dénonce, tout en prétendant exercer un « leadership » naturel sur le monde entier. En fait, ce qui semble choquer particulièrement Jake Sullivan c’est que « La Chine fait essentiellement valoir que le modèle chinois est meilleur que le modèle américain. Elle (la Chine) pointe du doigt les dysfonctionnements et les divisions aux Etats-Unis ». Chose visiblement incompréhensible dans un pays dont le peuple a été élevé depuis deux cent ans dans la certitude de son invincibilité, de son exceptionnalité, de sa mission planétaire divine et de sa « destinée manifeste », car c’est bien connu, « Only god can save America » !
Parmi les menaces « intérieures », Jake Sullivan constate que désormais les USA ne sont plus protégés des courants internationaux et qu’ils sont eux-aussi menacés par un extrémisme violent quelque soit la forme et l’origine de celui-ci. C’est sans doute là, ou l’on voit une nette différenciation de discours par rapport à celui de l’administration Trump/Pompeo. Ces derniers, demeure accusée d’avoir introduit un climat d’incohérences, de chaos, de divisions irréconciliables voire de guerre civile larvée, dans un pays qui sans ironie et selon ses dirigeants demeure perpétuellement l’exemple par excellence de la cohésion basée sur les valeurs de « l’individualisme », de « la libre entreprise » à la base de « l’American way of life ». Alors qu’en réalité la violence a toujours fait partie des éléments centraux de cette société américaine bâtie sur les inégalités, la régression sociale, le génocide des autochtones, le travail des esclaves, la surexploitation, la marginalisation et l’exclusion des nouveaux immigrés, sans parler de la circulation de 300 millions d’armes à feu dans la population au nom d’un droit imprescriptible inclut dans la constitution américaine.
Ainsi, par exemple on constate aux Etats-Unis le retour de l’image simpliste reprenant les anciens poncifs du « péril jaune » à nouveau associé à celui de la « Chine rouge ». Les agressions racistes contre des membres de la communauté asiatique se sont ainsi multipliées. Elles sont typiques de la manière dont ce pays a toujours traité les minorités. Selon une étude récente, environ 70% des américano asiatiques déclarent avoir été agressés entre février 2020 et mars 2021 .(8)
C’est dans ce contexte que Jake Sullivan semble avoir découvert l’isolement international des Etats-Unis apparu spectaculairement sous Georges Bush Jr. et plus récemment sous la présidence Trump. D’où la nécessité de ramener au bercail des « alliés » considérés comme des « juniors partners » qu’on aurait pendant trop longtemps ignorés, négligés et laissés gambader hors contrôle. La nouvelle administration semble consciente du fait qu’elle ne peut plus avancer seule et qu’elle a besoin de l’aide impérative de ses partenaires/vassaux, « Nous serons plus efficaces pour faire avancer notre vision d’une société libre, prospère et équitable si nous le faisons en collaboration avec nos alliés et partenaires démocratiques ». Démocratie à géométrie variable puisqu’elle décrète autoritaires les régimes qui ne conviennent pas à l’hégémonisme américain tout en regardant ailleurs lorsque des violations des droits démocratiques se produisent chez un de ses protégés ou aux Etats-Unis eux-mêmes.
Par ailleurs, Jake Sullivan cherche à rassurer et à se rassurer lui même sur la puissance de son pays en s’appuyant sur les chiffres d’une économie calculée en fonction de critères mélangeant production de biens durables et nécessaires, production de biens inutiles et superflus ou production de « valeurs virtuelles » dont la pérennité est de plus en plus contestable. Si l’on accepte les méthodes utilisées pour quantifier sa puissance économique, les USA représenteraient donc encore un quart de l’économie mondiale, ce qui justifierait toujours et encore la défense d’un mode de vie pour qui, « in god we trust ! »
Si l’on observe outre la Chine et la Russie la liste des ennemis déclarés et des états parias par « l’homme fort » de la nouvelle administration, c’est plutôt une impression de continuité dans la finalité du projet US, même si l’on peut percevoir des nuances, des inflexions. Si des ruptures existent dans la forme entre l’équipe Trump/Pompeo et l’équipe Biden/Harris, le fond quant à lui ne varie pas. Ainsi par exemple, on trouve toujours dans la cible, Iran, Syrie, Erythrée, Biélorussie, Corée du Nord, Nicaragua, Venezuela, Palestine et bien sûr toujours Cuba. L’ordre de ces pays pourra peut-être un peu changer mais ce sont sans doute à partir de ceux qui suivent sur la liste où l’on pourra percevoir quelques changements, entre « ennemis » déclarés, partenaires à trouver ou retrouver.
En ce qui concerne, la Chine, soyons clairs, Washington entend mettre en œuvre une stratégie de déstabilisation Plus qu’un changement de régime ce qui est visé est le changement d’un système dirigé par le Parti Communiste Chinois. Elle considère cette mission comme le défi plus important qu’elle doit affronter. Comme l’a déclarer Joe Biden : « La Chine est le plus grand test géopolitique de ce siècle ». Il a insisté, « la lutte sera intense. Il nous faut nous dresser contre les abus et la contrainte du gouvernement chinois qui sabote les fondements du système économique mondial. » (9)
A ceux qui s’interrogent pour savoir si il s’agit d’une « nouvelle guerre froide », il faut répondre qu’il s’agit d’une guerre tout simplement, une « guerre hors limites » (10) qui déjà n’est plus une guerre par anticipation.
Selon l’Atlantic Council, les Etats-Unis doivent prendre en compte dans leur vision l’enjeu capital des droits de l’homme, les risques de tensions et de guerre, et le futur de la direction du Parti Communiste Chinois. Sont donc concernées en priorité les populations de territoires auxquels il faut « porter assistance » et assurer une défense inconditionnelle. C’est le cas du Xinjiang, du Tibet, de Hong Kong ou de Taïwan et même d’ilots en mer du de Chine du Sud et de l’Est victimes de la prétendue violence et des prétentions territoriales de Pékin. Dans cette nomenclature on ne saurait oublier le rôle que l’on fait jouer à certaines sectes religieuses comme la Falun Gong.
On remarquera que toutes les régions chinoises visées par ailleurs demeurent les « portes d’entrée privilégiées » des ambitions nord américaines. La logique suivie par les Etats-Unis ressemble fort à la tentative de mise en place d’un méga blocus. Pour la Chine elles représentent des voies d’accès au monde ainsi en est-il du Xinjiang et du projet pharaonique de « la route de la soie » au budget de 1600 milliards de dollars sans conditionnalités soit 10 fois plus que ce que fut avec des conditionnalités écrasantes le plan Marshall à la fin de la seconde guerre mondiale .
Dans sa nouvelle politique, Washington entend affiner l’approche brutale et caricaturale de Mike Pompeo et de sa croisade évangéliste contre le communisme chinois(11) . Le Longer Telegram, a quant à lui une approche qui se veut plus sophistiquée, elle veut tenir compte des prétendues différences d’approche et des supposés luttes de tendances au sein du cercle dirigeant du parti communiste chinois. Pour l’Atlantic Council c’est une certitude, en 2050 les Etats Unis et ses principaux alliés domineront le rapport des forces mondial et régional. La Chine aura été dissuadée de toutes actions militaires contre Taiwan ou d’autres territoires. Ce qui conduit à prévoir que « Xi aura été remplacé par une direction du parti plus modérée et que les Chinois eux-mêmes seront arrivés a mettre en cause le règne centenaire du Parti communiste ». Pour ce discours incantatoire et volontariste tout en forme de croyance, il n’est laissé aucun espace aux doutes et aux incertitudes « la longue civilisation chinoise ne peut être condamnée à un futur autoritaire » aime à conclure le Longer Telegram.(12)
Cette approche un peu puérile, est très significative et au fond très défensive, car elle démontre l’incapacité des Etats-Unis à se remettre en cause et à atteindre le cœur des institutions de la Chine, la société chinoise elle même, son économie. Economie, que l’Atlantic Council associe à l’illibéralisme au rôle omniprésent de l’Etat et à son système politique, c’est à dire la fonction dirigeante du parti communiste, son idéologie, ses dirigeants au premier rang desquels Xi Jiping présenté comme le partisan d’une interprétation classique du marxisme léninisme et d’un culte de la personnalité comparable à celui de Mao Tse-Tung. Au fond 75 ans après le Long Telegram de Georges Kennan, Les Etats-Unis en sont réduits à se référer à la même approche, celle d’une idéologie conservatrice qui consiste a regarder dans le rétroviseur en ratiocinant et en ignorant par aveuglement en quoi le monde a changé.
Avant d’examiner plus en détail la cible chinoise et la façon dont Washington veut affronter ce challenge de taille il faut essayer de voir comment est envisagé le traitement de deux autres « ennemis de l’Amérique » : la Russie et l’Iran dont les relations avec Pékin sont stratégiques sur l’échiquier mondial. En effet, l’évolution de ces alliances particulières confirme les mises en gardes que Zbignew Brzezinski avait lancé voici plus de vingt ans et de manière prémonitoire aux différentes administrations US. Pour éviter un scénario catastrophe disait-il, il faut empêcher et à n’importe quel prix que se réalise contre nous, une alliance anti hégémonique entre ces trois pays, d’autant qu’elles pourraient en annoncer d’autres.(13) Le problème aujourd’hui c’est qu’est devenue réalité la prévision de ce stratège qui avait contribué de main de maître au départ et à l’humiliation de l’URSS en l’Afghanistan.
La Russie
Concernant ce pays réémergeant, l’administration Biden et les caciques du Parti Démocrate ont critiqué l’équipe Trump pour avoir maintenu des rapports avec la Russie sans rien obtenir d’elle en échange. Cela aurait été expliqué à travers une ingérence russe tolérée voire encouragée par l’ex-président notamment dans le cadre des élections présidentielles autant que dans l’occupation du Capitole ou encore dans l’ampleur des manifestations entrainées par l’assassinat de Georges Floyd .(15) Susan Rice avait vu dans les protestations de masse à travers tout le pays, la marque d’un Vladimir Poutine tirant les ficelles.(14) C’est sans doute pourquoi Joe Biden a évoqué la personnalité de ce dernier comme celle « d’un tueur, qui en paiera les conséquences » (16) .On devrait donc logiquement s’attendre à la multiplication d’actions hostiles visant Moscou dans l’espoir de voir ce pays se soumettre aux règles édictées par Washington. Il est remarquable de constater que plus la Russie fait l’objet de mise en cause et de sanctions plus celle-ci se rapproche de la Chine. Henry Kissinger avait l’habitude de dire que les Etats-Unis se devraient d’avoir à l’égard de la Chine des relations qui soient plus fortes qu’entre la Chine et la Russie.
Là encore les faits confirment les réflexions pertinentes de « Dear Henry » si l’on s’en tient à ce que vient utilement de rappeler l’importante et stratégique rencontre des deux ministres des affaires étrangères russe et chinois Serguei Lavrov et Wang Yi à Guilin en Chine du Sud .(17) Celle-ci a permis de réaffirmer à travers la coopération stratégique entre les deux pays, une profonde identité de vue et toute l’importance du travail en faveur du développement du multilatéralisme dans les relations internationales ! Elle a également montré clairement aux Occidentaux que leur prétendue défense des droits de l’homme ne visait pas à assurer la promotion de ceux-ci mais à en faire une arme idéologique au service de leur hégémonie. Dans une récente et brillant interview Serguey Lavrov revient sur les relations entre la Chine et la Russie « Beaucoup écrivent aujourd’hui que les Etats-Unis commettent une erreur stratégique en déployant des efforts contre la Russie et la Chine à la fois, catalysant ainsi notre rapprochement. Moscou et Pékin ne s’allient contre personne ! » (18)
L’importante déclaration commune entre la Russie et la Chine, a été faite quelques jours après la première conférence de haut niveau du sommet d’Anchorage entre les Etats-Unis et la Chine(19) . A cette occasion cette dernière a fait preuve d’une grande fermeté quant aux principes qui guident son action. Elle a réfuté les arguments et surtout les provocations, inédites dans ce genre de rencontre diplomatique, de la délégation nord américaine en invitant celle-ci à regarder de plus près la situation des droits de l’homme aux Etats-Unis. « Le parti communiste chinois n’est pas responsable des problèmes raciaux aux USA » a déclaré Yang Jiechi (20) qui dirigeait la délégation chinoise, invitant les USA à « abandonner leur mentalité de guerre froide ».
Dans ces conditions, la proposition faite à la Russie par Joe Biden de prolonger l’accord START sur les armes nucléaires peut apparaître comme la carotte que l’on agite envers le locataire du Kremlin pour l’amener sans doute à s’éloigner quelque peu de son allié chinois. Mais que peuvent lui proposer les Etats-Unis en échange ? Les Russes semblent avoir été définitivement échaudés dans leurs désirs de rejoindre le camp occidental et la dernière intervention de Vladimir Poutine lors du forum virtuel de Davos semble confirmer cette ligne. On peut néanmoins voir dans cette proposition de prolonger les accords type START, une volonté d’empêcher que les tensions internationales n’échappe pas aux puissances nucléaires.
En tous cas, les discours tenu par Jake Sullivan et Joe Biden au sommet de l’OTAN ou à celui des chefs d’états de la « Quad »(21) semble indiquer clairement que derrière les apparences de dialogue se met progressivement en place les nouvelles règles que Washington veut dorénavant suivre, faire appliquer par ses partenaires et imposer à ses adversaires. Pour cela les USA veulent instrumentaliser certaines institutions internationales comme le Conseil des droits de l’homme de l’ONU en y reprenant leur place, et prendre en mains solidement les rapports avec ses alliés/vassaux au sein de l’OTAN et de la Quad, cette OTAN du sud.
Cela s’accorde avec la récente réunion de ces deux alliances centrée sur le « danger planétaire » que représenterait Pékin. Pour les vassaux européens qui se sont ralliés sans hésitations, Washington a mis dans la balance la menace que la Russie fait peser sur la sécurité en Europe. C’est le cas également et concrètement à travers les récentes initiatives militaires de la Quad, en particulier en mer de Chine et dans le golfe du Bengale qui mobilise différents pays, y compris la marine française. Ainsi deux bâtiments de guerre dont un sous- marin nucléaire ont navigués en février 2020 en mer de Chine méridionale dans des eaux entourant des ilots revendiquées par la Chine(22) . La France d’Emmanuel Macron revendique elle aussi le concept stratégique de « zone indopacifique », rappelons qu’en avril 2019 des incidents maritimes avaient eu lieu dans le détroit de Taiwan entre des navires français et chinois. Et ce serait la Chine qui serait agressive ? Que se passerait-il alors si des sous-marins nucléaires chinois circulaient à proximité de la rade de Brest ?
L’Iran
L’épineuse question des relations avec l’Iran avait servi à Trump de moyen pour chercher à s’affirmer sur la scène internationale et face à son opinion intérieure dans le but de renforcer ses tropismes israélo-saoudiens et consolider l’appui du lobby juif en sa faveur. Il sera difficile pour Joe Biden de désamorcer ce facteur de tension tant la diabolisation de l’Iran a fait ses effets. Cette politique de sanctions renforcées coûte très cher au peuple iranien, alors que son intégration dans l’ensemble eurasien par ailleurs est bien engagée. En fait, toute la politique de Washington reste dictée par les impératifs des milieux néoconservateurs dont on connaît les liens avec Tel Aviv. Ceci est illustré par le rôle joué par la nouvelle vice présidente Kamalia Harris et même par la porte parle de la Maison Blanche Jan Psaki dont on vient d’apprendre sa relation directe avec une entreprise travaillant pour les services d’espionnages israéliens (23).
Cette préoccupation quasi obsessionnelle détermine la vision que les Etats-Unis ont du Proche et du Moyen Orient et ne pourra pas manquer d’avoir un impact prolongé aux dépens non seulement de l’Iran, mais de la stabilisation de l’Irak, de la Syrie, du Liban, des droits légitimes des Palestiniens comme des autres pays de l’aire arabe qui pourraient sans cela relever les défis de la paix et du développement. Même s’il est probable que les Etats-Unis cherchent désormais à se dégager formellement des liens trop unilatéraux qu’ils ont établis avec l’Arabie saoudite qui les a entraînés militairement dans leur guerre contre le Yémen. Cette décision a contribué à distendre les relations toutes aussi stratégiques pour les Etats-Unis qu’ils entretenaient avec la Turquie et même le Qatar.
Quant à la relation directe au Yémen, il faut noter la prise de distance officielle à l’égard du prince héritier saoudien du fait de son implication directe dans l’assassinat barbare du journaliste Khassoghi. Cette décision, une des premières de Joe Biden visait surtout à imager sa rupture avec Trump et masqué le fait que simultanément les USA ont renforcé leur logistique et leurs bases militaires en Arabie Saoudite pour contrer l’Iran et mettre celle-ci en garde.
Avec le désengagement militaire possible face aux Houtis (« Ansarullah ») du Yémen, Washington prend un pari risqué. Dorénavant, en cas d’un tel laissez faire et Téhéran se retrouverait à la porte d’entrée de l’Arabie saoudite sur une bordure
géographique difficile à contrôler et cela évidemment est impensable. Le choix est plutôt de composer d’autant que cette guerre donne aux yeux du monde et particulièrement des arabes une image détestable de l’Arabie saoudite, de ses soutiens US et occidentaux.
L’objectif est donc reprendre la main. Y compris pour montrer qu’on est pas indiffèrent à l’effrayante situation d’une population yéménite affamée entre guerre et covid 19. On doit donc trouver un moyen permettant d’établir le contact avec l’opposition yéménite qui fait face à un gouvernement officiel totalement isolé dans le pays et ainsi gagner du temps.
Le dossier yéménite va donc peser dans les discussions prochaines avec l’Iran, la Russie et la Chine. Au moment ou le dossier libanais devient lui-aussi de plus en plus difficile à gérer, entre la crise catastrophique de son système financier corrompu et le renforcement constant de la résistance libanaise. C’est un sujet sur lequel Joe Biden veut une avancée positive tout en protégeant ses arrières comme l’avait fait Obama. Sans compter qu’il sait qu’en embuscade, se tiennent les deux ennemis privilégiés. L’accord stratégique historique conclu récemment et pour 25 ans entre la Chine et l’Iran a du le lui rappelé. Celui-ci prévoit une importante coopération économique dans le domaine des transports, de l’énergie, des ports, et des services (24). Les routes de la soie y contribueront par ailleurs.
Pourtant, revenir à l’accord sur le nucléaire dénoncé par Trump sera difficile. On constate déjà une administration Biden qui a tendance à présenter l’Iran comme étant « significativement plus proche de produire l’arme nucléaire que lorsque la précédente administration s’est retirée du JCPOA » ,(25) ce qui est une manière de dire qu’on ne pourra pas revenir vers cet accord, même si la faute incombe clairement et entièrement aux Etats-Unis. Mais n’a-t-on jamais vu cet état reconnaître ses erreurs et y remédier ?
Notons enfin, le bombardement par l’aviation US en Syrie d’une installation censée être iranienne dans la nuit du 25 au 26 février 2021 . (26)Cet acte d’agression contre la souveraineté syrienne a voulu constituer un signal de fermeté en direction de l’Iran, de la Syrie, de la Russie, de la Chine et un message d’apaisement en direction de Tel Aviv et de Riyad.
Chine : mode d’emploi pour une stratégie globale ?
En fait, le Scowcroft Center de l’Atlantic Council a publié en moins de 3 mois plusieurs documents sur une stratégie globale à l’égard de la Chine. C’est le cas de l’important et anonyme Longer Telegram, déjà mentionné ici. C’est aussi le cas avec « A global strategy 2021, an Allied Strategy for China » en décembre 2020. Cette mission a été confiée à la collaboration d’experts des dix principaux pays de l’Atlantique nord, de l’océan indien et du Pacifique oriental sous la conduite de Matthew Kroenig et Jeffrey Cimmino (27 .Elle est préfacée par Joseph Nye.(28) Enfin, a été publié un plan baptisé « The China plan : A strategic blueprint for strategic competition » qui se veut un plan à long terme pour gérer l’ascension de la Chine.
En son temps, Barack Obama avait décidé une révision stratégique des priorités nord américaines, il avait exprimé une exigence : « Si nous ne fixons pas les règles, la Chine les fixera ». Cette orientation avait succédé à la stratégie « Hub and spoke »(29) en faveur d’alliances asymétriques dans la région asiatique. Les américains ont toujours eu du mal à gérer leurs relations avec les pays d’Asie, qui si l’on peut dire se sentent avant toute chose asiatiques. Plus de 10 ans après, une chose est certaine, ces trois documents de l’Atlantic Council qui ont l’ambition de renouveler la vision stratégique des Etats-Unis cherchent à s’adapter et font beaucoup plus qu’opérer une mise à jour du « American Pivot to Asia » .(30) Pour y arriver la déstabilisation, le chaos est prévue comme méthode . Joe Biden ou plutôt son équipe auront donc la mission de « tenter » de mettre en œuvre cette stratégie dont la cheville ouvrière sera un expert parmi les experts : Kurt Campbell (31)qui devient ainsi le coordinateur de l’Indo Pacific au sein du Conseil de sécurité de la Maison Blanche.
Que faut-il retenir des document inspirés par le « Longer Telegram » ?
Une même volonté politique et une même philosophie mais avec des nuances allant de l’optimisme à un certain pessimisme, inspire ces trois contributions au débat stratégique US.
La nature du but choisi exige de mobiliser des alliés et partenaires partageant « les mêmes idées », celui de la défense du système néolibéral comme étant censé être le seul « fondé sur des règles ». C’est là peut-être là, la principale nouveauté par rapport à la période Trump. En fait, il s’agit, de la prise en charge par les Etats-Unis d’un constat qui touche à la conviction qu’ils ont de leur « exception ». « Seuls » ils veulent éviter la manière de Donald Trump mais toujours dans la mesure du possible de dicter au monde, à leurs concurrents et à leurs protégés, des conditions à prendre ou à laisser. La raison en est simple : les économies qui ont emprunté le chemin du néolibéralisme sans contrôle et sans frontières sont désormais toutes confrontées à une crise systémique révélée par l’épidémie mondiale. Les puissances occidentales disent vouloir donner la priorité à l’innovation, à « l’économie de l’intelligence »(32) , tout en réparant leurs infrastructures saccagées pour y substituer de nouvelles et donc en imaginant de nouvelles institutions pour soutenir la coopération « démocratique », alors même que tous les peuples doutent de plus en plus massivement de la représentativité et de la légitimité d’institutions formellement élues et de la logique du système lui-même.
Au lieu de faire le bilan de ces désastres successifs pour les peuples concernés et y compris pour la crédibilité des Etats-Unis eux-mêmes, ces documents dont Joseph Nye a préfacé l’un d’entre eux, suggèrent aux dirigeants occidentaux de rejouer une nouvelle partition qui ressemble sur de nombreux points aux précédentes.
Joseph Nye a ainsi par exemple imaginé l’image d’un ennemi en s’appuyant sur une hypothétique menace d’ « agression chinoise dans l’Indopacifique », nouveau concept géopolitique que l’on impose internationalement mais dont la carte exclut la Chine et dans une certaine mesure l’Asie elle-même et qui n’a d’intérêt que dans une perspective de blocus des capacités de développement et d’approvisionnement de celle-ci. En même temps et paradoxalement, Joseph Nye rêve de voir la Chine coopérer avec Washington « sur des questions d’intérêts communs, notamment la santé publique, l’économie mondiale, la non-prolifération et l’environnement mondial ». Il va même jusqu’à « accepter » l’idée que « la stratégie n’est pas la concurrence perpétuelle ou le renversement du Parti communiste chinois, mais plutôt de convaincre les dirigeants chinois que leurs intérêts sont mieux servis en coopérant au sein d’un système international fondé sur des règles, plutôt qu’en le remettant en question ».
C’est encore et toujours la même méthode d’un pays qui depuis la doctrine Monroe refuse d’admettre souveraineté, libre choix et indépendance de ceux qui refusent de se soumettre. Sauf que depuis cette époque le pré-carré étatsunien est passé du continent américain à l’ensemble de la planète ce qui n’est sans contribuer à essouffler « l’empire exceptionnel ».Les Etats-Unis ne sont-ils pas connus et reconnus comme un violeur impénitent de toutes législations internationales à commencer par la Charte des Nations-Unies, et qui font de l’ingérence une ligne de conduite et du chaos son modus operandi, politique qu’il a même théorisé à travers le concept de R2P (right to protect- droit à protéger)(33) . « Faites ce que je dis, ne faites pas ce que je fais ». L’humoriste américain Dave Berry parlait des trois principes simples de la politique étrangère des Etats-Unis à la manière suivante « 1. Nul n’a le droit d’intervenir dans les affaires d’autrui. 2. Sauf nous ! 3. Ha ha ha ha ! »
A l’origine de la croissance économique chinoise.
Notons, que si les documents de l’Atlantic Council sont marqués par des formules somme toutes peu élaborées et répétitives, certaines tables statistiques qui y figurent présentent un grand intérêt et vont parfois à l’encontre des présupposés présentés. C’est ainsi que l’observation de la croissance économique de la Chine donne, par exemple, des chiffres de 16,94 % et de 19,3 % pour les années 1968 et 1969, époque de reprise économique à la fin de la révolution culturelle. Celle-ci montre l’essor de l’économie chinoise à partir de la valorisation des « réformes du marché » sous Deng Xiaoping, tout en ignorant le fait qu’elles ont été précédées par la construction de bases économiques et sociales importantes comme l’a démontré l’universitaire chinois Mobo Gao dans son ouvrage « Bataille pour le passé de la Chine, Mao Tsé-Toung et la révolution culturelle » .(34)
Après 1978, les Etats-Unis, et plus largement toutes les puissances capitalistes, s’étaient auto-persuadées que la Chine en introduisant les principes d’une économie de marché, même si elle était « encore » baptisée de socialiste et en renonçant à entonner des hymnes à la gloire du marxisme-léninisme et de la pensée Mao Tsé-toung, allait inévitablement évoluer vers « la fin de l’histoire communiste » et se convertir au capitalisme, au néolibéralisme « démocratique ». La rage actuelle visant la Chine et ses dirigeants vient donc aussi du fait qu’ayant jouer à merveille la partition de l’ouverture des marchés, ce pays est devenu un partenaire incontournable, pour certain un concurrent de taille et la plus grande puissance économique mondiale en devenir pour d’autres.(35)
Pourtant force était de constater que la Chine avait non seulement conservé ses structures politiques originelles tout en les modernisant, en sachant faire un bilan autocritique et tout particulièrement en tirant toutes les leçons des causes réelles de la chute de l’URSS. Ainsi, elle a continué à éduquer son peuple selon les méthodes d’analyses tirées du socialisme scientifique qui donnent sa légitimité, sa vitalité théorique créative et son efficacité au rôle et à l’action du Parti communiste chinois. La Chine, est devenue une économie puissante illustrée par sa résistance efficace à la crise mondiale des supprimes de 2006/2008 et sa spectaculaire reprise économique après la vague de Covid 19. C’est également vrai de son système politique et idéologique alternatif, capable de défier efficacement ses adversaires, ce qui à contrario constitue un facteur de délégitimation du système néolibéral(36) qui continue à dominer la planète. C’est donc bien à travers le mouvement du réel qu’est le communisme qu’on cherche à attaquer aussi la Chine, alors même que les dirigeants chinois soutiennent qu’ils n’en sont qu’à la phase de construction des bases du socialisme. Mais si les résultats spectaculaires du peuple Chinois font déjà peur à l’ordre encore dominant c’est qu’ils mettent en évidence la crise existentielle profonde du capitalisme lui-même.
Cela se vérifie d’ailleurs à travers la chute de crédibilité du dollar comme monnaie de référence, de plus en plus mise en cause par de nombreux pays. Avec la montée en puissance du yuan, plusieurs états, et institutions internationales comme l’ONU se prononcent en faveur d’un nouveau système de réserve mondial. Pendant que des voix autorisées défendent l’idée d’un retour à l’étalon or.(37) Le roi est donc nu et les Etats-Unis qui avaient annoncé en 1991 « la fin des idéologies » sont eux-mêmes amenés à lancer une nouvelle guerre idéologique contre la Chine populaire et son Parti communiste.
A suivre, fin de la première partie....
Jean-Pierre PAGE et Bruno DRVESKI