Comme Craonne ne fut pas que le seul lieu de contestation on peut rajouter cette triste histoire....
La révolte des sacrifiés !
Par Michel MENGNEAU
Comme tous les ans, dans les premiers jours du mois de novembre, à l’approche du 11, flotte en ma tête une chanson ; elle revient sans cesse, comme un ressac continu. Elle donc est là , ténue, bien ancrée depuis pas mal d’années, c’est la chanson de Craonne. « C’est à Craonne sur le plateau… ». Souvenir des sacrifiés !
Elle a bercé mon enfance, et pour cause, ce fut Edmond mon grand-père qui me la fredonnait à l’oreille ; enfance heureuse puisque j’ai passé une bonne partie de celle-ci sur les genoux de cet érudit libertaire tandis que mes parents travaillaient.
Edmond l’Anar, comme beaucoup de ceux nés à la fin du XIXème siècle il avait fait la grande guerre. Non pas dans les tranchées, mais sur la mer. Hormis quelques médailles qui lui importaient peu, le souvenir qu’il affichait le plus volontiers, y tenant beaucoup, était celui d’une grande photo du Suffren sur lequel il avait navigué un certain temps, -le « Suffrin » comme disaient à tord les bretons puisque le Bailli de Suffren naquit au Château de Saint-Cannat situé entre Salon-de-Provence et Aix, et il est douteux que dans le midi de la France on prononçât son nom ainsi.
Photo dans le bas de laquelle on pouvait lire : « -Campagne de 1914-15- », « -Souvenir d’années terribles- ». Et oui, aux Dardanelles (février, mars 1915) ce ne fut pas une croisière de plaisir car la grande tuerie eut aussi la mer comme champ de bataille.
Nous oublions souvent que même les marins, qui sont d’un monde à part, eurent leur moment de révolte devant la boucherie inutile, et, malgré la censure, la chanson de Craonne parviendra jusque dans les équipages de la flotte déjà sensibilisés par l’absurdité du monde dans lequel ont les avaient entrainés. La prise de conscience qu’ils se battaient pour des intérêts qui les dépassaient, ceux du grand capital, firent que l’on entendait aussi des grognements dans les rangs de la marine. Moins fort peut-être car la discipline y était de fer, mais perceptible dans les rapports avec les gradés ; cela fait d’ailleurs remonter à ma mémoire le souvenir d’une anecdote mainte fois racontée par Edmond qui se trouvait sur les lieux à cette époque, escale technique probablement.
C’était à Toulon, c’est sûr, à St Mandrier, je ne peux l’affirmer, ni si c’était devant l’arsenal, l’Amirauté, ou autre lieu stratégique, ma mémoire est vague sur le lieu exacte, peu importe d’ailleurs…
Le fusillé-marin de garde dans la guérite semblait endormi, le fusil nonchalamment appuyé à celle-ci. Un jeune lieutenant de vaisseau vint à passer, s’apercevant de la scène, il s’approcha subrepticement, se saisi du fusil et ôta les cartouches qu’il cacha sous la guérite. Sur ces entrefaites, content du mauvais tour qu’il allait jouer au marin pour le faire plonger -comme le disait l’expression populaire pour désigner la mise aux arrêts-, il alla chercher un autre officier pour lui servir de témoin.
Mais l’homme de garde dormait en gendarme, c’est-à -dire que l’un de ses yeux guettait malgré l’apparente somnolence de son propriétaire ; et oui, il parait que les gendarmes dorment ainsi, ça demande à être vérifié ! Bref, sitôt que le lieutenant eu tourné les talons, notre sentinelle totalement éveillée récupéra ses munitions et arma son fusil en basculant la culasse.
Le lieutenant, de retour en compagnie de l’un de ses collègues, s’avança d’un pas décidé vers l’entrée du lieu gardé par le fusiller-marin. Celui-ci, voyant la détermination de l’officier qui ne déclina pas son identité, fit alors les sommations d’usages ; à la troisième, il tira, tuant net le lieutenant de vaisseau…
Arrêt de rigueur, déclaré sentinelle dangereuse, mais comme il n’y avait pas eu de témoin de la manipulation de l’officier hormis le rapport orale du second officier, l’affaire en restera là . Sans doute les autorités militaires n’ont-elles pas voulu alimenter la révolte sourde que l’on sentait perceptible.
Au demeurant, c’eut été à proximité de la présence de l’ennemi, aux ras des tranchées, on aurait compris plus facilement une telle rigueur de la part des protagonistes de ces faits, mais Toulon étant à l’autre bout de la France tout laisse à croire que ce fût le fort ressentiment envers cette guerre injuste et pour les officiers donnant des ordres souvent ressentis comme absurdes, voire insensés, qui arma le bras meurtrier du marin.
C’est du moins tel qu’Edmond l’a toujours ressenti, malaise qui alors courrait dans toute l’armée française, la marine comprise. Les sacrifiés ne voulaient plus l’être…
Certes, en cette fin d’année 2010, où une xénophobie nauséabonde est exacerbée par les plus hautes sphères d’un état autocratique, j’aurais pu aussi rappeler à la mémoire de beaucoup le sacrifice de nos frères africains qui vinrent se faire tuer dans les tranchées pour défendre la prétendue mère patrie, qu’il conviendrait mieux d’appeler « l’amère patrie » quand on pense à ce que l’on fait maintenant des fils de ceux qui sont venus se battre pour elle.
Mais tous les exploités devant l’esclavagisme du capitalisme ne sont-ils pas frère !, et il est bon de rappeler que tous ne se plièrent pas sous le joug d’exploiteurs cherchant dans la guerre les prétextes pour remettre l’économie en marche, pour freiner le trop d’acquits sociaux, et surtout, en occupant le peuple, stopper ainsi la rébellion que l’on sentait monter dans divers pays !
« On vante les héros de la guerre sauvage parce que, désirant se distinguer devant les hommes, jouir de la gloire et obtenir des récompenses, ils ont tués et ont été tués.
Personne ne parle des héros de la guerre contre la guerre qui, en silence, sont morts et meurent sous les verges et dans les prisons ou dans l’exil et qui demeurent malgré tout fidèles à la vérité et à leur noble cause. » Tolstoï (Les deux guerres, 1888)