Le cinglé c’est John Kerry, qui s’est complètement grillé à faire la navette avec empressement entre Washington et Tel-Aviv pour tenter de jeter au moins « les bases » d’un accord israélo-palestinien (susceptible de créditer de quelque progrès ses gesticulations d’honnête courtier), tout en dénonçant avec véhémence le Président du Venezuela, Nicolas Maduro, pour « la campagne de terreur qu’il mène contre son propre peuple », et en dénonçant bien évidemment les Russes pour leur « agression » contre un régime ukrainien issu d’un coup d’État.
Sa vibrante déclaration : « On ne peut tout simplement pas au XXIe siècle se comporter comme au XIXe et envahir un pays sur le dernier des faux prétextes », est un archétype d’argument Orwellien, et dans l’improbable hypothèse où son nom apparaîtrait un jour dans les livres d’histoire, il pourrait bien se réduire à cette unique phrase. Ce coup d’éclat a instantanément déclenché une explosion d’hilarité et de sarcasmes en tous genre parmi les médias dissidents. Quant aux autres, ils l’ont plutôt mis en sourdine et se sont bien sûr dispensés d’ironiser ou d’en ridiculiser l’auteur (c’est un peu ce qui s’était passé lorsque Madeleine Albright, interrogée à la télévision sur la mort de 500 000 enfants irakiens victimes des sanctions de destruction massive dont elle-même avait garanti le maintien, avait simplement rétorqué : « Vu l’enjeu, je pense que ça valait la peine ! »).
Evidemment, il est possible que Kerry n’ait sincèrement rien vu d’absurde dans sa déclaration, tout imprégné qu’il est des principes qui découlent de « l’exceptionnalisme » américain qui interdit l’usage de termes tels que « invasion », « agression » ou « droit international » en référence au gendarme du monde. Et là où on verra « un prétexte parfaitement fallacieux » lorsque c’est justement la Russie qui l’avance, on ne verra au plus qu’un regrettable malentendu, d’ailleurs parfaitement excusable, lorsque c’est de nous qu’il s’agit. Après tout même le New York Times, qui s’empressait de parler d’agression dans ses éditoriaux sur la Crimée (« L’agression russe », 2 mars 2014), n’aurait au grand jamais choisi un pareil terme au sujet de l’invasion/occupation de l’Irak. Et on ne trouve les termes « droit international » ou « Charte de l’ONU » dans aucun des éditos du Times entre le 11 septembre 2001 et le 21 mars 2003 (Howard Friel and Richard Falk, The Record of the Paper, chap. 1).
Les propos du Président Obama étaient pour leur part à peine plus subtils mais bien plus calculés, malhonnêtes, hypocrites, démagogiques et assez souvent absurdes, lorsqu’en Belgique il s’est exprimé publiquement pour réfuter les accusations d’hypocrisie que le Président russe, Vladimir Poutine, avait brandies au sujet des dénonciations occidentales rejetant la validité du vote d’indépendance de la Crimée qui avait entrainé la réintégration de celle-ci à la Russie (« Remarques du Président à l’attention des jeunesses européennes », Bruxelles, 23 mars 2014). Il est plutôt amusant de voir à quel point Obama peut déformer l’histoire comme bon lui semble, et en particulier lorsqu’elle le concerne. Selon lui, en effet, nos pères fondateurs auraient inscrit dans « nos documents fondateurs » un magnifique concept selon lequel « tous les hommes – et femmes – ont été créés égaux ». C’est à croire qu’il a tout oublié de l’esclavage des nègres (la règle des trois cinquièmes notamment, inscrite dans la Constitution) (1), et du droit de vote des femmes, qu’elles n’ont finalement obtenu qu’au XXe siècle. Il parle de l’idéal d’une « information sans aucune censure » qui « offre aux gens la possibilité de prendre leurs propres décisions », lui justement qui a fait son possible pour qu’aucun flux d’information n’échappe à son contrôle et pour pénaliser davantage toute tentative de percer le bétonnage toujours plus massif du secret d’État, afin d’en dénoncer les crimes.
Obama s’indigne que certains puissent penser que les plus grandes nations peuvent imposer aux plus petites leur propre façon de voir – cette fameuse loi du plus fort, que nous rejetons totalement ». D’ailleurs, si les États-Unis ont un budget militaire astronomique et de plus de 800 bases militaires dans le monde entier, ce n’est bien sûr nullement pour imposer leurs vues mais uniquement pour une question de sécurité nationale ! Et Obama de se dire « impressionné de voir la Russie remettre en cause des vérités qui, il y a à peine quelques semaines semblaient si évidentes... [notamment] l’importance du droit international ». Cette « petite phrase » là ne manque pas de culot, vu que certains représentants des États-Unis (Dean Acheson, Madeleine Albright, entre autres) ont déjà fait valoir très explicitement que, de leur point de vue, le droit international ne primait nullement sur les intérêts américains ; que le prédécesseur d’Obama, George W. Bush, en faisait fi comme d’une plaisanterie – « Le droit international ? Je ferais mieux d’appeler mon avocat, il ne m’a jamais parlé de ça ! » – ; et que ce qu’on constate en définitive c’est que les États-Unis violent continuellement et même de plus en plus systématiquement le droit international, et notamment depuis Obama. En réalité, les violations du droit international sont incontestablement, avec l’apple pie [traditionnel gâteau aux pommes], la plus typique des spécialités américaines.
Poutine, évidemment, faisait clairement allusion à l’Irak, mais la réponse d’Obama est la suivante : « En fait, il est exact que la Guerre d’Irak a suscité d’intenses polémiques, pas seulement dans le monde entier mais aussi aux États-Unis. J’ai moi-même pris part à ce débat et je me suis opposé à notre intervention militaire dans ce pays. Mais même en Irak, l’Amérique s’est efforcée de rester dans les limites du droit international. Nous n’avons ni conquis ni annexé aucun territoire irakien. Nous ne nous sommes pas accaparés de leurs ressources. Au lieu de cela nous avons nous-mêmes mis fin à notre campagne et avons laissé l’Irak à ses habitants, entre les mains d’un État irakien pleinement souverain et réellement capable de décider de son propre avenir ».
On notera au passage l’argument ô combien risible qui lui permet d’éluder la question du droit international, si crucial s’agissant de l’attitude des Russes mais qu’il escamote ostensiblement s’agissant des États-Unis. Quant aux « intenses polémiques » soulevées par la Guerre du Golfe, non seulement on ne voit pas trop ce que cela change en matière de violations du droit international mais en plus c’est vraiment des salades, vu qu’il a été clairement démontré que Bush et sa petite clique de conseillers avaient prémédité leur agression de l’Irak bien avant que le sujet ne s’inscrive dans le débat public, et qu’ils n’avaient choisi les « armes de destruction massive » comme excuse que parce qu’on pouvait en faire un cas de force majeure. C’était donc bien une agression, fondée sur un mensonge d’État et véritablement le pire des « faux prétextes ». Pour ce qui est de « rester dans les limites du droit international », la Charte des Nations Unies est le fondement même du droit international, sans quoi il n’a aucun sens. Or l’invasion de l’Irak en était une violation patente. Obama claironne que nous ne nous sommes pas accaparés les ressources du pays et que nous avons finalement retiré nos troupes, il oublie de rappeler que nous ne sommes partis qu’après des années de massacre et de destructions qui avaient elles-mêmes contribué à créer une résistance qui nous a bel et bien foutus dehors. Il ne précise pas non plus que notre violation majeure du droit international en Irak a notamment causé la mort de plus d’un million de personnes, jeté quatre millions de réfugiés sur les routes et laissé le pays à l’état de ruines. En comparaison, l’épouvantable annexion de la Crimée par les Russes n’a même pas fait une demi-douzaine de morts.
Obama se dispense aussi de rappeler que l’Irak n’est pas frontalier des États-Unis, loin de là, et que leur agression était une « guerre de choix », reconnue comme telle et qui n’avait strictement rien à voir avec notre Sécurité nationale. Inversement, la Crimée est aux portes de la Russie [rattachée à la Russie dès le XVIIIe siècle, elle n’est attribuée à la République Soviétique d’Ukraine qu’en 1954 dans le cadre d’un remembrement de l’URSS], sa population est russe, culturellement et linguistiquement, la Crimée étant en outre le siège de l’une des plus importantes bases de la Marine russe. Le coup d’État de Kiev, organisé grâce au soutien des États-Unis et d’autres pays de l’OTAN, plaçait donc la Russie dans une réelle situation de menace. L’idée que la réaction des dirigeants russes, qui ne s’attendaient pas à ce coup d’État et au risque soudain d’annexion de certaines de leurs principales bases navales [Odessa et Sebastopol, en particulier], était une réaction légitimement défensive et une « guerre par nécessité » est donc parfaitement défendable.
Dans une telle perspective, le référendum organisé en Crimée et dont le scrutin s’est avéré très largement favorable à une partition de l’Ukraine et à une réintégration à la Russie apparaît donc comme une procédure relativement démocratique relevant du principe d’auto-détermination. Obama et compagnie y voient une violation de la souveraineté de l’Ukraine et une violation du droit international. On a donc ici deux principes apparemment en porte-à-faux, les États-Unis et leurs alliés choisissant celui qui sert au mieux leurs intérêts et la Russie choisissant l’autre. Mais, comme le fait remarquer Poutine, dans le cas de l’indépendance du Kosovo par rapport à la Serbie, les Puissances de l’OTAN soutenaient fermement les positions inverses, au nom du principe d’auto-détermination.
Obama tente bien de réfuter l’évocation du Kosovo par Poutine : « Mais l’OTAN n’est intervenue qu’après que la population du Kosovo avait été systématiquement persécutée et massacrée des années durant. Et le Kosovo ne s’est séparé de la Serbie qu’après qu’un référendum y a été organisé, non par hors des limites du droit international mais en coopération avec les Nations Unies et avec les pays voisins du Kosovo. Rien de tel ne fut même proche de se produire en Crimée » explique-t-il. Sauf que l’OTAN n’est pas seulement « intervenue ». Elle a lancé une campagne de bombardements massifs qui violait ouvertement la Charte des Nations Unies et donc le droit international, auquel Obama se prétend si dévoué. Obama occulte ostensiblement le fait que pendant des années la CIA avait entraîné l’UCK [Armée de Libération du Kosovo], pourtant officiellement déclarée organisation terroriste par les autorités américaines. Les responsables de l’UCK étaient en outre parfaitement conscients que toute action susceptible de provoquer une réaction des forces serbes servirait leurs intérêts en justifiant à terme une intervention de l’OTAN. La veille du déclenchement des bombardements de l’OTAN, le ministre britannique de la Défense déclara devant le Parlement britannique que l’UCK avait probablement tué davantage de civils au Kosovo que les forces serbes elles-mêmes.
Obama ment aussi au sujet d’un prétendu référendum au Kosovo : il n’y a jamais eu de référendum pour l’indépendance du Kosovo ! Le 17 février 2008, le parlement kosovar très majoritairement albanais a simplement proclamé sa déclaration d’indépendance et pour les États-Unis et leurs plus proches alliés, qui aujourd’hui s’offusquent du référendum sur la Crimée, c’était largement suffisant. En outre, ce vote du parlement kosovar intervenait après que les bombardements de l’OTAN et les exactions albanaises avaient chassé du Kosovo la majorité de ses habitants serbes et rom. Pendant la guerre et l’occupation, les États-Unis ont aussi construit au Kosovo une base militaire monumentale sans l’accord de la Serbie et sans le moindre vote de la population kosovare ou serbe. Les bases russes de Crimée, elles, bénéficiaient de longue date d’un accord du gouvernement ukrainien [que l’Ukraine était sur le point d’annuler unilatéralement]. La Russie n’a absolument pas bombardé l’Ukraine comme prélude au référendum, lequel n’a d’ailleurs soulevé la contestation ni l’opposition d’aucune autorité locale. De sorte que, comme le dit si bien Obama, il n’y a effectivement rien de comparable entre ces deux situations.
Obama nous dépeint un Occident épris de liberté, avec l’OTAN pour vigilante sentinelle contenant bravement les forces obscures et néfastes de l’autre côté du rideau de fer. « Les États-Unis et l’OTAN ne cherchent pas la confrontation avec la Russie [continue Obama] Depuis la fin de la Guerre froide nous avons travaillé de concert avec la Russie, une administration après l’autre, afin de construire des liens de culture, de commerce et de communauté internationale ». Et de vitupérer que la Russie doit se comporter comme une puissance « responsable ». « Ce n’est pas parce que la Russie est historiquement intimement liée à l’Ukraine qu’elle peut se permettre de lui dicter son avenir. Concernant le principe fondamental dont il s’agit ici, à savoir la capacité des nations et des peuples à décider pour eux-mêmes et par eux-mêmes, on ne peut pas refaire l’histoire. Ce n’est pas l’Amérique qui a rempli la place Maïden de manifestants, ce sont les Ukrainiens eux-mêmes. Aucune force étrangère n’a contraint les citoyens de Tunis et de Tripoli à se soulever, ils l’ont fait eux-mêmes ».
Encore une fois, Obama néglige de préciser que depuis la fin de la Guerre froide l’OTAN a continuellement œuvré – en totale violation du serment prêté par les autorités américaines de ne pas avancer d’un centimètre vers les frontières de la Russie – à encercler la Russie, à empiéter sur ses frontières et à soutenir à ses portes des régimes ouvertement hostiles à la Russie. De fait, le soutien des Occidentaux à un régime ukrainien putschiste hostile à la Russie ne pouvait être perçu par les autorités russes que comme une action inamicale et comme une menace. Par ailleurs, lorsqu’Obama affirme que ce n’est pas l’Amérique qui a rempli la place Maïden de manifestants mais les Ukrainiens eux-mêmes, sa vision est totalement biaisée. Les États-Unis ont en effet activement soutenu certaines des formations qui y étaient présentes, et notamment les plus violentes. Ce faisant, c’étaient précisément les États-Unis qui s’efforçaient de « dicter à l’Ukraine son avenir ». Plus personne n’ignore aujourd’hui qu’un projet de compromis du gouvernement de transition négocié entre les factions ukrainiennes et l’Union Européenne a été très rapidement battu en brèche par les factions les plus violentes, ce qui a immédiatement conduite au coup d’État, mené précisément par le favori de Victoria Nuland (2), et qui ruinait irrémédiablement les avancées de l’Union Européenne vers une sortie de crise pacifique. Le gouvernement putschiste alors en place – avec des hommes de droite à tous les postes clefs – représentait une sorte de gouvernement ukrainien dérussifié imposé de force. Dans un tel contexte, le référendum de Crimée compte précisément comme un exemple notable et particulièrement justifiable de « la capacité des nations et des peuples à décider pour eux-mêmes et par eux-mêmes », comme le dit si bien Obama.
En fait, on peut réellement considérer que l’intervention des Occidentaux, et en particulier des États-Unis, et leur rôle dans le renversement du gouvernement élu qui dirigeait l’Ukraine était véritablement une agression indirecte contre la Russie, la réaction de la Russie apparaissant alors non comme une agression mais comme une réponse à une agression. Cette notable et nouvelle forme de changement de régime à l’occidentale ne peut fonctionner que via l’organisation, l’entrainement et le soutien matériel et médiatique de formations dissidentes qui désorganisent et discréditent le gouvernement cible, et permettent son renversement. Tout cela s’opère sous l’étiquette officielle de « promotion de la démocratie », alors que cela revient le plus souvent à une éviction de facto de la démocratie. Cela ne se produit évidemment ni à Bahreïn ni en Arabie Saoudite, mais plutôt en Serbie, en Ukraine ou au Venezuela. Qu’on le veuille ou non, le gouvernement renversé d’Ukraine était un gouvernement démocratiquement élu, le gouvernement putschiste qui lui succède ne l’est absolument pas. Dans son discours de Bruxelles, Obama ajoute que « les nations latino-américaines ont rejeté les dictatures et construit de nouvelles démocraties ». Il néglige de préciser que les tortionnaires de ces dictatures étaient sponsorisés par des États-Unis ; que tandis que l’Amérique avait soutenu des années durant la tyrannie qui sévissait au Venezuela, elle était toujours restée hostile à la démocratie bolivarienne de gauche qui lui avait succédé et s’y était maintenue plus d’une décennie ; et qu’au moment même où Obama discourait à Bruxelles, son propre gouvernement encourageait les manifestants (généralement violents) de Caracas, dénonçant Maduro [le successeur de Chavez] et menaçant le pays de sanctions et bien davantage, dans le plus traditionnel style « éviction de la démocratie à l’américaine » (cf. : les déclarations particulièrement agressives de J. Kerry, le 13 mars 2014 devant le Comité des Affaires étrangères du Sénat, sur le thème « promotion des intérêts américain à l’étranger : vote du budget 2015 du Ministère des affaires étrangères).
Si l’on compare le discours de Poutine à la Fédération de Russie – sur le référendum de Crimée et la crise qui l’accompagne (18 mars 2014) – à celui d’Obama du 23 mars à Bruxelles, y a pas photo, Poutine gagne les mains dans les poches. Et cela pour une bonne et simple raison (à mon avis), c’est que la Russie subit actuellement une agression et une menace très sérieuse de la part des États-Unis, qui ne cessent d’étendre leur empire, ne peuvent tolérer aucune rivalité sérieuse et voient dans tout ce qui leur résiste un ennemi à abattre. C’est principalement le cas de la Russie et de la Chine, et les menées successives des États-Unis et de l’OTAN sont finalement parvenues à faire de la Russie, qui était pratiquement un État client sous Yeltsine, un ennemi et même un « agresseur » à l’heure actuelle. Il est vraiment fascinant de voir à quel point le courant dominant des médias et des intellectuels reste incapable de reconnaitre la menace réelle que le putsch de Kiev, organisé et porté par les Occidentaux, représente pour la sécurité de la Russie, et l’extension continue de cette menace que représente l’expansion permanente de l’OTAN aux portes de la Russie. Ici, le double standard en matière d’agression et de droit international est à couper le souffle. Sardoniquement, Poutine souligne : « D’abord, c’est une bonne chose qu’au moins ils arrivent à se rappeler que le droit international existe. Mieux vaut tard que jamais ! » Et c’est tellement une évidence qu’il n’a même pas besoin d’en rajouter. Obama n’avait, lui, vraiment de drôle à Bruxelles et son flot de clichés et de salades était réellement pathétique. Il s’obstine à défendre l’indéfendable et en comparaison, sa victime n’en a que plus de poids, intellectuellement et moralement.
Mais dans les médias américains [ou occidentaux] Poutine est donné perdant. Il y fait l’objet d’un processus de diabolisation classique, à l’instar de tous ceux qui ont le malheur de défier l’État impérial ou d’en devenir la cible. Il est d’ailleurs amusant qu’on l’y désigne régulièrement comme « l’ex-colonel du KGB ». Vous imaginez les médias américains appeler régulièrement Georges Bush 1er, « l’ex-directeur de la CIA » ? Et bien évidemment on y rabâche aussi continuellement tout ce qui a pu entacher sa carrière, et qui est factuel, du reste : la Tchétchénie, ses positions sur les droits des homosexuels, la faiblesse de la démocratie russe et le pouvoir des oligarques (triste héritage de la période pro-occidentale Yeltsine). Mais derrière tout ça, ce qui dérange chez Poutine, c’est qu’il représente des intérêts nationaux russes, lesquels entrent directement en conflit avec ce qui apparaît comme les priorités et les intérêts de l’élite impériale américaine.
Pour dire à quel point cette représentation est biaisée, un simple détail : prenons par exemple le traitement médiatique des « Pussy Riot », jetées en prison après une action menée dans l’une des principales églises de Moscou, et littéralement idolâtrées depuis dans les médias américains. Elles symbolisent définitivement l’infamie de la Russie de Poutine. Du premier janvier 2014 au 31 mars, le New York Times a publié 23 articles au sujet des « Pussy Riot », la plupart du temps accompagnés de photos du groupe en visite dans différents endroits de New York. Elles y ont rencontré la direction éditoriale du Times, elles ont été reçues à Amnesty International, à Human Rights Watch, entre autres. Elles n’ont rien de grandes musiciennes et ce qu’elles font leur vaudrait certainement d’être jetées en taule aux États-Unis, mais elles dénoncent Poutine.
L’une d’entre elles, Maria Alyokhina, s’est même vue offrir une tribune libre dans le Times (« Sochi en état de siège » 21 février). Et d’un autre côté, on a des gens comme John Mearsheimer, chercheur es sciences politiques à l’Université de Chicago et auteur de plusieurs livres importants sur les Affaires étrangères. Lui aussi est l’auteur d’une tribune libre mais la sienne est parue dans l’édition internationale du Times, non dans celle distribuée aux États-Unis. Son message était trop fort pour une diffusion optimale. Il y expliquait que « la cause centrale de la crise actuelle est en réalité l’expansion de l’OTAN [...] et elle est motivée par les mêmes considérations géopolitiques qui influencent toutes les Grandes puissances, États-Unis en tête ». Ce genre d’opinion ou d’analyse, c’est pas pour le grand public.
Autre comparaison intéressante : en février 2014, tandis que les procès et les opinions des « Pussy Riot » faisaient la Une de tous les médias, une bonne sœur de 84 ans, Sœur Megan Rice, était condamnée à quatre ans d’emprisonnement pour avoir pénétré sur un site d’armement nucléaire en juillet 2012 et y avoir mené une action symbolique. Le New York Times n’accorda à cet événement que quelques lignes au milieu des brèves nationales, sous le titre : « Tennessee : une religieuse condamnée pour une manifestation pacifiste », le 19 février 2014 page A12. Megan Rice ne fut pas invitée à rencontrer la direction éditoriale du Times, ni à y publier une tribune libre. Cette condamnation là méritait tout au plus d’être laissée de côté.
Edward S. Herman
Edward S. Herman est Professeur Emérite de Finance à la Wharton School, Université de Pennsylvanie. Economiste et analyste des médias de renommée internationale, il est l’auteur de nombreux ouvrages dont :
Corporate Control,Corporate Power (1981), Demonstration Elections (1984, avec Frank Brodhead),The Real Terror Network (1982), Triumph of theMarket (1995), The Global Media (1997, avec Robert McChesney), The Myth of The Liberal Media : an Edward Herman Reader (1999) et Degraded Capability : The Media and the Kosovo Crisis (2000). Son ouvrage le plus connu, Manufacturing Consent (avec Noam Chomsky), paru en 1988, a été réédité 2002. Genocide et Propagande, version française dePolitics of Genocide (E. S. Herman et David Peterson, New York, Monthly Review Press, 2010, préface de Noam Chomsky) est parue en français en 2012 chez Lux Editeur.
Traduit de l’anglais par Dominique Arias pour Investig’Action