« Le capitalisme au XXIe siècle » de Thomas Piketty – nous en avons rendu compte dans une de nos précédentes chroniques (*) – ne laisse aucune école de pensée indifférente. Succès de librairie en France et aux Etats-Unis (400.000 exemplaires y ont été déjà vendus), il commence à sonner le rappel des troupes néolibérales pour contenir son audience.
Du côté des médias, Financial Times. Le quotidien financier publie le 23 mai dernier une mise en cause, qui se veut argumentée, de certaines données statistiques utilisées par l’économiste français, évoquant même des chiffres construits « à partir de rien ».
Dans une autre lecture critique du livre, Kenneth Rogoff, professeur d’économie et des politiques publiques à Harvard University, précédemment « chief economist » au Fonds monétaire international de 2001 à 2003, trouve étranger le constat du jeune économiste français estimant que le monde n’a jamais été aussi inégal depuis le temps « des barons voleurs et des rois » (**).
Opposant la thèse de Thomas Piketty à celle d’Angus Deaton, économiste à l’université de Princeton, auteur d’un livre traitant du même sujet - « The Great Escape : Health, Wealth and the Origins of Inequality » (en français : La grande évasion en référence au film éponyme) - soutenant le contraire, il fait mine de s’interroger : quelle thèse est la bonne ?
L’ouvrage de Deaton traite des progrès accomplis par les sociétés contemporaines en termes de réduction de la pauvreté et d’allongement de la durée de vie, avec une attention particulière pour l’aide aux pays en développement pour la dénoncer et en recommander carrément la suppression.
Il estime que la réponse à la question varie selon qu’on considère les pays individuellement ou ensemble.
A l’inverse de Thomas Piketty, Angus Deaton défend l’idée qu’au cours des dernières décennies, plusieurs milliards de personnes dans le monde en développement, notamment en Asie, ont échappé à des niveaux vraiment désespérés de la pauvreté.
« La même machine qui a accru les inégalités dans les pays riches a nivelé le terrain de jeu à l’échelle mondiale pour des milliards d’individus. En regardant de loin, et en donnant, par exemple, le même poids qu’à un Indien, un Américain ou un Français, les trente dernières années ont été parmi les plus favorables dans l’histoire humaine pour améliorer le sort des pauvres », commente Rogoff.
Ce dernier rappelle qu’il existe « différents débats techniques ésotériques entourant les faits que Piketty a établis au cours des 15 dernières années avec son co-auteur Emmanuel Saez ». Il trouve cependant leurs résultats d’autant plus « convaincants » qu’ils sont confirmés par des conclusions similaires d’autres auteurs, comme Brent Neiman et Loukas Karabarbounis de l’Université de Chicago, par exemple, qui soutiennent que la part du travail dans le PIB a diminué à l’échelle mondiale depuis les années 1970.
Les deux auteurs confortent cependant les thèses de Piketty en passant en revue la part des revenus dévolue au travail pour arriver à cette conclusion : « Nous soutenons, écrivent-ils, que la part globale du travail a décru significativement depuis le début des années 1980, ce déclin est apparu dans la grande majorité des pays et des industries (...) La baisse du coût relatif des biens d’investissement, souvent attribuée aux avancées des technologies de l’information et à l’âge informatique, a poussé les entreprises à sortir du travail pour aller vers le capital. »
Cette baisse n’a pas eu lieu de façon progressive mais s’est concentrée à des moments charnières : pendant les périodes de récession économique. Lorsqu’une entreprise subit les effets de la récession, elle est indirectement incitée à remplacer ses employés les moins productifs par de la technologie. Les tâches les plus routinières sont ainsi déplacées de l’homme vers la machine au moment précis où les récessions frappent, c’est-à-dire lorsque la pression sur les coûts est la plus forte.
Rogoff dénie par ailleurs à Piketty et Saez de proposer un véritable modèle – notamment le projet progressif taxe mondiale de la richesse si l’on vise à corriger les fortes disparités entre les pays les plus riches et les plus pauvres, qu’il trouve « peu plausible ».
Il reproche à Piketty de mettre l’accent sur l’augmentation du rendement du capital, tout en restant « trop dédaigneux du large débat parmi les économistes sur les causes » de ce phénomène.
Rappelant les thèses classiques, Rogoff soutient que si le facteur économique principal de la mondialisation est l’afflux massif de main-d’œuvre asiatique sur les marchés des échanges, le modèle de croissance mis en avant par le prix Nobel d’économie Robert Solow suggère qu’au bout du compte le stock de capital sera ajusté et le taux de salaire augmentera.
Pour Rogoff, la part de travail dans le revenu est en baisse en raison de la montée inexorable de l’automatisation, et les pressions à la baisse sur cette part se poursuivront dans le contexte de l’intelligence artificielle.
« Heureusement qu’il existe de bien meilleures façons pour lutter contre l’inégalité dans les pays riches tout en favorisant la croissance à long terme de la demande pour les produits en provenance des pays en développement. Par exemple, le passage à une taxe sur la consommation relativement basse serait un moyen beaucoup plus simple et plus efficace pour taxer l’accumulation de richesses », estime Rogoff.
Une telle « taxe progressive sur la consommation » aurait l’avantage de ne pas fausser les décisions d’épargne comme le font de nos jours les impôts sur les bénéfices.
Critiquant une proposition clef de Thomas Piketty (en plus d’une taxe mondiale sur les richesses, il recommande un taux marginal d’imposition de 80 % sur le revenu aux États-Unis), Rogoff s’interroge : « Pourquoi essayer de passer à un impôt sur la fortune mondiale improbable lorsque d’autres alternatives sont disponibles, qui sont favorables à la croissance ? »
Une voix rare et précise s’oppose à la levée de boucliers néolibérale contre Piketty, celle de l’économiste américain, prix Nobel, Paul Krugman, qui, lui, exprime son admiration dans une de ses chroniques du lundi dans le New-York Times. « Quel livre ! », s’exclame-t-il, allant jusqu’à lui avouer « (sa) jalousie professionnelle ».
Ammar Belhimer
(*) http://www.lesoirdalgerie.com/articles/2013/11/26/article.php?sid=157033&cid=8
(**) Kenneth Rogoff, Where Is the Inequality Problem ? Disponible sur le lien https://www.project-syndicate.org/columnist/kenneth-rogoff