Une goutte de sueur glisse le long de sa tempe. Elle ne trahit aucune émotion : en ce printemps, la chaleur est déjà bien présente. L’esprit aux aguets, l’œil rivé au viseur, il a tout loisir de dévisager ceux qui composent la foule nombreuse. Il aime ce sentiment qui mêle, à la fois, quiétude et puissance.
Viser le haut du corps, c’est plutôt la mort. Viser les membres inférieurs, c’est plutôt la mutilation.
Faire partie de l’élite a toujours été son rêve de gosse : « tireur d’élite », telle est sa mission. Il est le premier rempart face à cette horde hostile et bruyante.
La munition est déjà engagée dans la chambre de son fusil Imi Galil Sniper. Elle attend son heure de gloire, elle attend sa cible. C’est une question de minutes, d’une heure peut-être. Il lui appartient de choisir l’instant.
Il est serein : le droit est de son côté, il ne peut en douter. La force est de son côté : non seulement, la force militaire, mais la force du droit. Le droit à cette terre ancestrale, à se défendre, à protéger ses conquêtes, ses colonies, le droit à l’impunité grâce à des pays alliés et complices qui sont membres permanents au Conseil de sécurité de l’ONU. Tout est légal, que cela soit létal ou non. Bien sûr, tout l’art consiste à jongler avec les limites de la légalité.
Il esquisse un sourire, lui qui aurait pu embrasser une carrière, comme sa mère, dans la chirurgie, il œuvre, à sa manière, à l’amélioration, à la promotion de la chirurgie réparatrice, reconstructrice. Ses yeux brillent car, en un instant, tout peut basculer à quelques centaines de mètres. La vie, la liberté comme la possibilité de se mouvoir peuvent être rompues irrémédiablement comme le plus bel objet en cristal se brise en heurtant le sol.
La balle est prête : il sait que le trou d’entrée sera réduit, que l’orifice de sortie sera démesuré. Que les blessures sur les tissus mous, les os pulvérisés seront difficilement réparables, qu’il faudra des années de soins (1). Il sait tout cela, il sait que la balle est des plus vulnérantes. Peu lui chaut, seule compte sa mission.
La vie est faite de choix, il a fait celui de servir son État, de servir le sionisme.
La multitude en face semble s’agiter, l’effervescence renaît : c’est sûrement le moment propice. Cette cible mouvante qui s’ignore, ce porte-drapeau désarmé, ne connaît pas encore la souffrance qui va devenir, immanquablement, son quotidien.
Son index effleure la détente, le métal est tiède.
En cette belle journée, donner la mort à cette distance serait largement possible.
Mais tuer n’est pas le plus utile : blesser, mutiler, en période de guerre participe à l’atteinte du moral de l’ennemi, il le sait. Il sait aussi qu’en d’autres lieux, cette atteinte aux membres inférieurs s’appelle la « jambisation » (2) : il arrive à la mafia de recourir à ces « messages » qui s’adressent à la concurrence.
Toujours le même principe : il s’agit de mutiler les corps pour mieux frapper les esprits.
La vie, le temps semblent comme suspendus malgré la clameur au loin.
Il se rappelle avoir lu : « la balle dum-dum est interdite depuis plus d’un siècle. Mais il existe toujours des munitions qui s’inspirent de son principe : elles prennent de l’expansion dès lors qu’elles pénètrent dans un milieu plus dense que l’air et causent donc d’énormes blessures à l’intérieur du corps, blessures en tout cas sans proportion avec le but recherché, à savoir la mise de l’adversaire hors combat.
Les progrès technologiques et scientifiques en matière d’armement font qu’il n’est pas du tout illusoire de penser qu’un jour ou l’autre apparaissent de nouvelles munitions provoquant ‘‘ subrepticement ’’ des effets dum-dum indésirables, c’est-à-dire des souffrances inutiles et sans justification militaire. »(3)
Il sourit des épithètes « indésirables », « inutiles ».
La déflagration vient de déchirer le temps. À 800 m/s, la balle vient de déchirer l’espace. Un corps tombe, un panache de poussière se soulève, le drapeau s’affale à ses côtés. Le gamin, ce Gavroche palestinien, est promptement emmené par les siens.
En voilà un de plus qui n’aura pas les moyens physiques de commettre un attentat, et qui restera une charge pour son entourage, durant toute son existence.
En son for intérieur, il se réjouit du concept formidable de « guerre préventive ».
Il n’a aucun doute, il n’a aucun scrupule. Pourquoi en aurait-il ? Chaque balle tirée le rapproche, un peu plus, de son aïeul, qui fut un membre actif du groupe Stern et qui crut en l’avènement de « l’homme supérieur ». (4)
PERSONNE