El Niño en terres tropicales, et la conjoncture masque le système.
Trois longs mois que la température atteint tranquillement ses trente-sept degrés au zénith. A l’ombre encore. Sur le sable roux mis à nu par la déforestation même les bêtes à sang froid atteignent le point critique de l’ébullition. Et le Sud-Ouest tout entier se ramasse tout le jour sous les rares ombres échappées des arbricides silencieux et continus qui rongent l’île, cette terre que les premiers explorateurs européens, souffrant sans doute de quelques distorsions daltoniennes, où bien repère propre à juger des conséquences de l’Histoire, qualifiaient d’île verte.
Trois longs mois que les visages émaciés scrutent d’yeux aveuglés l’annuelle saison des pluies afin que les cultures justement dites pluviales recouvrent d’un peu de chlorophylle les teintes ferrallitiques, que les céréales, les tubercules et les légumineuses viennent en hâte rompre le jeûne de la terrible et elle aussi annuelle soudure. Dans la province de Tuléar, elle est tant redoutée cette soudure qui creuse les estomacs et abat les défenses immunitaires lorsque le dernier sac de riz est vide et que le paddy vert barbote encore dans l’eau boueuse. Tiens, en parlant de légumineuses, 2016 est décrétée année des légumineuses par l’ONU, ce machin qui n’oserait pas la décréter année des nèfles, du rognage d’os, du compost humain, une forme de cadavro-culture pour pallier la raréfaction des lombrics, de la surproduction bête et méchante ou du droit des créanciers à encaisser les fruits de l’usure. C’est bien sympathique les haricots. On va vous dire de bouffer des petits pois. En boîte encore. Bref.
Depuis novembre pas une averse... tout juste ici ou là un crachin déjà évaporé sitôt le sol brûlant touché. A peine une anxiété qui tourne à la résignation... puis à la peur, peut-être. Enfin la peur elle est certainement plus rationnelle du côté des dieux blancs qui s’échinent à voir plus loin que le jour d’après et mathématisent une terrible obésité de cette soudure, qui, en fait, a un nom redouté depuis que l’humanité est paysanne : la famine. Et elle l’est encore paysanne, l’industrie vorace piétine devant les secrets de la nature, on ne sait faire pousser le blé au cul des internautes. Pas encore.
Certains disent qu’on n’avait jamais vu cela. J’en doute. Il faudrait s’intéresser aux anciens, eux vous disent que les années sans pluie cela se peut. Cela c’est vu, et surmonté. Quand ? Le passé ici est divisé en deux temps, d’hier à l’année dernière, et plus loin c’est un tout qu’on nomme depuis, depuis. A l’époque sans doute le pays n’était pas le cinquième pays le plus pauvre du monde. Et ça, c’est pas la faute à El Niño.
“Foutez donc la paix au climat et à l’enfant Jésus”.
Cette phrase est de moi dans un sursaut nocturne de sueur. Un cauchemar.
C’est que je sue à coordonner un projet agricole dans une zone traditionnellement tournée vers la pêche et l’exploitation brutale de la forêt. Le lagon est vidé, le canal du Mozambique ratissé, la forêt exsangue. Ils ont des idées ces dieux blancs. Mais enfin, lorsque Madagascar était premier producteur de litchi, de girofle, de vanille et de pois du Cap, il a bien fallu s’y coller. Temps lointain à classer dans le depuis, depuis. Halte-là à un anti-colonialisme débile qui grogne déjà : mais quand même, les pauvres malgaches, ils n’y ont rien gagné de vos vanilles et vos girofles ! Être un gréviste maté par les troupes de Clemenceau en 1908 ou un paysan malgache pacifié par les armes de Lyautet au tournant de 1900, la même république matait les mêmes travailleurs, racisme de classe avant tout. Le colon n’étant que le Pygmalion d’une bourgeoisie locale réduite à cette heure au rang de thuriféraires ébahis par la puissance d’un progrès inconnu jusque là. En bas on gagne jamais grand chose, fallait-il se contenter d’hôpitaux, de routes, d’écoles et de congés payés, fussent-ils payés par d’autres ? Fin de la digression. Donc je vois bien le prix des denrées exploser et les champs des zones normalement irriguées affreusement désertiques. Les fleuves sont secs, on passe à gué. Le maïs est rachitique. Le manioc hors de prix. Et les ventres des petits continuellement crevés des parasites qui pullulent au fond des puits saumâtres.
Par exemple une grande plantation de légumineuse (sic) est censé fournir quelques tonnes de compléments alimentaires pour les gamins. Une feuille séchée de Moringa Oleifera. Joie bohémienne, joie végétarienne... la marmaille préférerait mâcher de la viande que ruminer un succédanée de luzerne, mais enfin, même l’Onu nous félicitera. Enfin cette année c’est zéro. Pas de pluie, pas de feuille, et même pas droit au complément alimentaire. Toute l’Afrique de l’est est en zone rouge. Carcasses de troupeaux en errance lente et macabre autour des points d’eau à sec, cultures arrosées au compte goutte... perspective de famine. Déjà la race honnie des accapareurs pointe le bout de son ignoble trogne. On s’affole mollement, l’aide humanitaire arrivera bien. Pas sûr. Il faut en comprendre les mécanismes, qui n’ont rien de solidaires, mais répondent à une logique, à un phénomène mondial. Comme le climat. Comme El Nino. Mais c’est le propre de l’homme, depuis, depuis, de s’adapter et de contrecarrer ces aléas. C’est à dire d’inventer des outils pour vivre mieux. L’aide humanitaire est un outil inverse qui oblige à vivre plus mal, bien plus mal ; ô désespoir, il ne pleut pas... laissez donc l’enfant Jésus tranquille, et puis face à l’ogre capitalise, barbu et rouge, de Noël, le petit Jésus est bien le moindre des maux. Tout cela pour dire qu’en alertant le petit monde nombriliste et rentier de la défiscalisation, de « l’humanitaire » comme on dit, bien peu pensent que le problème n’est pas climatique, c’est à dire conjoncturel, mais bien systémique. Un ouragan peut plonger une île dans le chaos et la famine, puis toucher une autre île sans en faire le moindre dégât sur la population, ni immédiat, ni à long terme ; question d’organisation.
Mécanisme de l’aide humanitaire... Ong, l’arnacœur du système.
Problème ou solution ? En tout cas structures à multiples facettes partie prenante d’un système qui soutient Madagascar. Sans Ong, le pays s’effondre, et il est possible, dans ce marasme, de tomber encore plus bas.
La solidarité internationale, certainement solidaire à l’origine, n’a plus cours. Les Brigades Internationales, c’est fini. C’est un implacable flux des pays tempérés vers les pays de la ceinture intertropicale (c’est plus vrai que le sacro-saint rapport Nord/Sud) qui s’est construit ces vingts dernières années avec la pérennisation des Ong. Elles sont pérennes parce que nécessaires au bon fonctionnement de pays qui leurs ont laissé la gestion de fonctions régaliennes. Ou leur a-t-on arraché cette gestion ? Là est toute la question. C’est l’histoire de l’œuf et de la poule. Pas dupe du système, mon sentiment est que, et c’est machiavélique (mais que ne l’est pas en ce monde ?) la source vient certainement du bon cœur de certains face à la souffrance. Au désarroi. A la guerre. Aux catastrophes naturelles ou humaines. Alors oui, il y a évidemment quelque chose qui relève de la solidarité internationale, et surtout pour les bataillons de volontaires qui peinent sur des missions difficiles. Mais s’est greffé une monstruosité là-dessus, essayons d’être ordonné.
Partons donc des volontaires. Et des bénévoles. Parce que les Ong fonctionnent à 90% grâce à ces bataillons de bonnes âmes. Certes, il y a de tout. Retraités, vacanciers allergiques au club, étudiants et jeunes diplômés, salariés en années sabbatiques. Le gros des troupes. Pas de salaire, un petit défraiement, assurance à leur charge, billet d’avion à négocier. Les Ong ont un contingent, crise oblige, quasi illimité de bras et de têtes sur lequel compter. Pas cher et volontaire. L’armée du cœur.
Puis, viennent les professionnels. Avant, d’anciens volontaires, l’artisanat des bons copains touchés par la misère. Maintenant des universitaires ou étudiants spécialement formés à ces filières. Aveu d’un marché implanté pour longtemps. Et là, il ne s’agit plus de solidarité internationale, sinon dans les titres du cursus. Je pourrais énumérer tous les modules pour faire un bon responsable de projet de développement. On y parle pas beaucoup de souffrance du peuple. Ni de géopolitique de la spoliation. C’est une filière qu’on pourrait renommer « continuation des politiques économiques et culturelles d’asservissement des pays de la zone intertropicale par l’artifice du développement durable ». C’est méchant, j’y ai rencontré de bon gars. Mais j’ai rencontré de bons copains qui bossait pour Total ou CityBank, cela ne les empêchaient pas d’être responsables. Le salariat, même masqué par des défraiements et des indemnités propres à niquer le fisc, est une responsabilité, il faudra bien le comprendre un jour.
Le monde paysan, ici comme là-bas, est sous le billot de l’industrialisation. Du paysan il est prévu d’en faire un salarié, tout juste un OS prêt à jeter aux chiens des transformateurs industriels. Et d’exploser le droit du travail, la marge de l’agro-alimentaire doit être bien petite, si petite, faudrait pas les pousser au suicide et se priver de Vache qui Rit pleureuse. En cas de déraillement, d’anomalie climatique, il s’agit avant tout de sauvegarder le consommateur votant des zones tempérées relativement épargné, qu’il vote bien. L’excédent réduit à peau de chagrin suffit à nourrir la masse des veaux, seuls les paysans se suicideront. Au pire on en mettra au trou. Une bavure, qui sait. La télé les montre si brutaux, si peu bobos et convenables... des terroristes quoi, des réactionnaires du retour à l’an mille. Là-bas, pour la zone dépendante, les métèques quoi, quelques coups de fusil suffiront à calmer les émeutes de la faim, on s’occupera des enfants et des femmes... c’est bien les enfants et les femmes, ça fait tomber des crédits « humanitaires », faut savoir que dans cette élite humaine-là, celle qui décide de tout pour les autres, on n’aime pas trop la virilité d’une humanité sauvée par des hommes.... c’est suspect les paysans mâles, c’est dangereux voyez-vous, puisque cela fait dix mille ans (sic) qu’ils n’ont rien changé ! Y’a une femme à barbe qu’a fait un récital sur leur moquette à l’ONU avant qu’ils ne décrètent l’année des légumineuses... non mais rien à voir, parlons de l’avenir. Parlons terrain.
Alors cette année 2016 verra les mondes appauvris crever de faim. On dira Ebola, Zika ou autre terrorisme affligeant. On dira El Nino, El Assad. On dira le faux à la place du vrai. On enverra des bataillons d’experts, de nouvelles gabegies énergisantes, on testera peut-être enfin du blé qui pousse au cul des internautes, des gènes modifiés pour des tronches liquéfiées et leur muscle de réseau, de la bidoche nourrie de leur soulagements individuels et leur si virulente paresse à n’être pas sur la brèche, au contact, au combat, et puis on demandera aux paysans de Charente-Maritime de produire un peu plus, un peu moins cher, merde là-bas, ils crèvent, et la faute aux péquins, comme toujours. On dira que pour sauver ces ruines il faut y envoyer des charters de tourisme, faire dégringoler les devises... Pour y aider on dévaluera des monnaies de singes, et la vie sera ignoble aux locaux et si « cheap » aux gredins, le tourisme l’ignoble industrie qui ne produit rien, qui n’élève et n’autonomise pas, la ruine de l’indépendance, l’accumulation qui ne profite jamais aux pays inter-tropicaux sinon à une mini-classe vendue au contact des blancos et autres saoudiens qui lardonisent sur les plages à deux pas de la misère et pensent soulager leur peines en violant leurs vierges pour trois sous sur la plage.
Ils écouleront les vieux stocks, défiscaliseront l’argent sale, et promouvront enfin leurs graines de misère, leur semence transgénique, assoiront leur domination sur les cultures, les intrants, les pesticides qu’ils disent phytosanitaires, et d’une main ils redessineront la carte mondiale des productions, pour toi le coton, pour toi le blé, pour toi le lait, pour toi les putes et les cocotiers, pour toi la guerre, parce que il faut bien vendre aussi des cartouches et des bombes.
Et tout cela sur le compte d’un changement des vents taquins dans le pacifique sud.
Archibald EMOREJ