Vous avez été l’un des premiers intellectuels à réagir à chaud à l’arrestation de DSK, analysant dès le lendemain dans Libération la chute d’un héros de tragédie. Comment voyez-vous aujourd’hui les conséquences de cette affaire sur la politique française ?
Luis de Miranda : DSK incarne une certaine ambiguïté française : le grand débat de la campagne sera de savoir ce que signifie être de gauche ou de droite. Certaines valeurs sont censées être de droite : considérer que l’individu est le principal responsable de ce qui lui arrive. D’autres sont censées être de gauche : la tolérance libertaire, le culte des « victimes ». Pour y voir clair, il ne faut jamais perdre de vue la distinction entre l’idée d’adaptation et celle de transformation. La droite française resterait plutôt identitaire : elle aurait tendance a penser qu’on naît à l’intérieur d’une certaine typologie sociale et que pour réussir il faut avoir à la naissance, de manière plutôt innée, un caractère de gagnant et franchir des étapes préétablies, respecter les codes et prendre des risques mesurés. Son slogan, ce serait plutôt : adaptez-vous ! La gauche serait plutôt transidentitaire, elle devrait croire davantage à la renaissance des âmes par l’éducation, à la redéfinition démocratique des protocoles et l’expérimentation des possibles par des risques inouïs. Son slogan, ce devrait être : ne vous adaptez jamais complètement ! Créez de nouveaux codes ! Mais ce sont là des simplifications qui se retrouvent chez les électeurs de tout bord. Par exemple, l’idée qu’il faut une hiérarchie pour orienter une structure, des maîtres éclairés, est-elle de droite ou de gauche ?
DSK semblait incarner des tendances complémentaires, un deux-en-un pratique qui dispensait d’inventer un avenir autre, le héraut d’une social-démocratie gestionnaire. C’était en apparence le candidat sécuritaire du non-choix et de la gestion tranquille. Il défend un socialisme de l’émancipation, mais aucune réelle émancipation ne peut advenir si l’on maintient au coeur de la machine sociale la loi capitaliste de la plus-value financière plutôt que celle d’une existence active ayant réellement prise sur la société. La biographie de DSK est plutôt celle d’un opportuniste : un individu qui sacrifierait ses idéaux pour gagner en puissance sociale personnelle. Il séduisait par son charisme et son côté deux-en-un, et illusionnait par sa carte du PS. Or le PS français est pris dans la même schize, le même clivage mental que DSK : il semble avoir peur de rêver des modèles nouveaux, obnubilé qu’il est par la prise de pouvoir. Aujourd’hui c’est à la fois la capacité d’action et de création de sa propre vie qui doit être bien assumée par la gauche, bref une certaine forme d’entrepreneuriat existentiel, mais aussi une participation de chacun à un ordre social novateur où le pouvoir et l’argent ne soit pas nos idoles. Il faut cesser de diaboliser à gauche aussi bien l’esprit utopique que l’ordre, l’audace individuelle, la territorialisation de son désir, comme par exemple le fait de vouloir créer son entreprise, mais aussi de vouloir se reconnaître ses rêves dans le monde qu’on habite plutôt que de le subir. La gauche français est trop réaliste. Nous sommes en France dans cette situation paradoxale, dans laquelle Marine Le Pen apparaît presque comme une candidate de gauche, parce que la gauche est empêtrée dans une position molle, notamment quant à la nécessité de refonder une Europe culturelle forte, civilisationnelle - idéaliste et pragmatique à la fois. A l’échelon européen, il est évident que tôt ou tard nous allons subir - nous subissons déjà - le retour de boomerang d’une Europe trop financière et qui avance à la traîne des Etats-Unis, comme un continent mineur. Il serait souhaitable de retrouver l’esprit d’une Europe de la connaissance, de l’action novatrice, faite de valeurs d’appartenance à une histoire audacieuse, faite d’élitisme généreux et de fidélité à un idéal utopiste et culturel qui existait par exemple chez Victor Hugo. On ne peut pas changer le monde tous les matins, mais sans désir de le faire on ne va pas très loin. Le problème de fond de l’Europe c’est qu’elle n’est plus assez fière d’elle-même, que ceux qui y détiennent le pouvoir sont trop académiques et conformistes tandis que sa jeunesse reste trop superficielle, mal organisée (bien qu’elle commence à se réveiller) et beaucoup moins intellectuellement formée qu’on le croit. Or un corps social qui n’aurait plus de fierté et perdu son culte du savoir ne porte plus de valeurs régénératrices. Compte tenu de son Histoire, l’Europe doit redevenir un territoire de connaissance et d’audace, et Paris, rêvons-le, la capitale des Nouvelles Lumières. Je suis politiquement optimiste : ce processus est en cours, en tous cas c’est le sens de mon action personnelle, et je loin d’être le seul.
La communauté féministe a été très choquée des prises de paroles des uns ou des autres dans l’inculpation de DSK. A l’heure où le débat sur la parité agite l’Etat et les entreprises, pensez-vous que nous sommes repartis dans un combat féministe aux accents du passé ?
C’est évidemment une autre question qui va diviser la France, et avec l’affaire DSK, elle prend de l’ampleur. Beaucoup de femmes pensent encore qu’il y a trop d’inégalités hommes/femmes et d’autres disent vouloir arrêter les catégories de genre. Le risque simplificateur de ce scandale, c’est que les hommes fassent tous figures de machos du fait de la seule structure de leur désir, historiquement moins réprimé que celui des femmes. Le discours victimiste des féministes m’ennuie lorsqu’il insiste trop sur des différences artificielles. C’est une erreur de jouer les femmes contre les hommes et vice versa. Il est toujours inélégant de s’appuyer seulement sur des injustices pour s’affirmer, et heureusement, certaines féministes ont des propositions intéressantes, actives, et ne reposant pas sur le ressentiment ou la haine, mais sur des idéaux de rapports autres. Mais on observe depuis plusieurs années une culpabilisation, voire une criminalisation a priori du désir masculin, qui serait « animal ». En gros, le désir animal serait vilain. Faut-il le remplacer par un désir minéral ou végétal ? Réinventons plutôt les rapports de genre, mais ne créons pas une société hygiéniste où le simple fait d’aborder poliment une femme dans la rue est perçu comme suspect et anormal. Par ailleurs, le fait qu’une Clémentine Autain se mette en valeur en nous ressortant régulièrement qu’elle a été violée me paraît aussi vulgaire que les saillies machistes de certains.
Vous avez écrit qu’il y avait une continuité pulsionnelle en France entre Sarkozy et DSK. Selon vous notre devise républicaine "Liberté, Egalité, Fraternité" sonne comme une injonction intenable et psychorigide, propre à faire naître des pulsions contraires. Faut-il en changer ?
Pas nécessairement, mais le travail de sa mise en oeuvre reste devant nous. Pour l’instant cette devise s’est surtout réalisée dans les objets plutôt que les sujets. La liberté s’incarne ainsi dans la libre circulation des marchandises, et l’Egalité dans la standardisation des produits. La Fraternité, elle, se retrouve dans la connectique universelle et la compatibilité croissante des machines entres elles. Du côté des individus en revanche tout le travail reste à faire : c’est un travail de connaissance autant que d’action. La liberté est un art d’édifier l’avenir. L’Égalité, paradoxalement, devrait être la chance donnée à tous de se construire un destin différent, « incommun », la chance de pouvoir être inégaux en termes de diversité de mondes, plutôt qu’en termes de privilèges matériels. La Fraternité a encore trop de relents crypto-religieux, de morale chrétienne, alors qu’elle ne peut avoir lieu que dans l’action et pas seulement l’empathie. La vraie fraternité est la camaraderie et l’émulation de ceux qui construisent le monde. Sous ces acceptions, la devise française devient un objectif à réaliser.
N’y-a-t-il pas déjà des signes dans la société française qui montrent que ce désir est déjà là ?
En France comme ailleurs en Occident, neufs citadins sur dix ne sont pas contents de leur travail. Paris est la ville qui consomme le plus d’antidépresseurs au monde. Comment vivre dans une société ou un maximum de "citoyens" n’a plus l’impression d’être en harmonie avec, d’une part, le monde extérieur et, d’autre part, son désir profond. Chacun s’adapte à outrance et vit dans ses fantasmes. Plutôt que de se complaire dans un sentiment d’insatisfaction ou, pire, dans un optimisme forcé qui ressemble à du déni (positiver à tout prix, à grand renforts de drogues ou d’illusions), il s’agit d’être assez honnête vis à vis de soi pour admettre - c’est la première étape - que l’on ne reconnaît pas son âme dans ce qui nous environne.
Certes nous sommes tous empêchés à un moment ou à un autre. A ce titre, l’histoire de DSK est émancipatrice - comme le sont les frasques de Sarkozy - car même des hommes aussi puissants qu’eux peuvent perdre le contrôle. Si chacun reconnaît dans la cour des miracles qui semble aujourd’hui dominer le monde que l’être humain est faillible, que ce n’est pas la perfection qui gouverne mais le désir, alors il cessera de s’empêcher de participer à la construction du monde au prétexte qu’il se trouve anormal, pas assez doué, inconstant. Ceux qui nous gouvernent sont de grands avides plutôt que de grands sages. Prenons la télévision : ceux qui font la pluie et le beau temps dans les médias semblent de plus en plus fous, incultes et aberrants. Je le regrette, mais cela a au moins un mérite : le spectateur du cirque des puissants se dira peut-être : cessons de lire des tonnes de manuels de développement personnel pour devenir parfait, cessons de faire des régimes, cessons de se réprimer tous les jours. Ce n’est pas la probité ni la perfection qui gouverne le monde, mais la volonté de puissance. Osons vouloir. Mais ajoutons-y les plus sublimes des "monstruosités" : l’honnêteté et la justice.
N’y-a-t-il pas dans cette posture le danger de se dire qu’il n’y pas de grands hommes et raviver ainsi une haine des maîtres ?
Evidemment. Cela nous renvoie au postmodernisme, cette période où les masses ont découvert la faculté de choisir, mais sur un mode consumériste : une période où l’on a voulu tuer les maîtres et la connaissance. L’autoritarisme arbitraire n’est certes pas souhaitable, mais une société sans maîtres ne peut être viable - reste à savoir ce qui fait la maîtrise : je crois que c’est la connaissance et le savoir-faire, plutôt que la seule volonté de puissance. Je ne crois pas à la société horizontale, mais pas non plus aux organisations trop pyramidales et monopolistiques. Je défendrai plutôt l’idée de " microcosmopolitisme", dans laquelle tout individu, indépendamment de ses origines, est un acteur d’un monde qui en côtoie d’autres : en quelque sorte, je défends l’esprit des minorités, mais à condition que celles-ci soient basées sur des valeurs de connaissance plutôt que sur des prémisses physiques illusoires ("en tant que femme, en tant que Noir, en tant que victime", etc). Si l’on met en place les conditions permettant d’émanciper au maximum les sujets, on fera apparaître davantage de citoyens cherchant à devenir maîtres de leur destin tout en construisant ensemble des mondes divers. Dès lors on neutralise les monopoles. Celui qui veut dominer tout le monde finit par ne dominer personne car son monde est plat, lisse les différences et ne crée pas d’affinités électives. C’est le problème de la mondialisation standardisante héritée du XXe siècle. Un vrai maître ne cherchera pas à s’entourer de beaucoup de monde mais seulement de quelques personnes. C’est bel et bien de la microcosmopolitique : favoriser la création et l’ordination de mondes divers sur des valeurs diverses mais coexistant dans un respect mutuel, non-hégémonique.
Vous avez ainsi donné naissance à un mouvement baptisé "le créalisme" et rédigé en 2007 un manifeste du créalisme traduit en plusieurs langues. Depuis vous êtes régulièrement invité à l’étranger pour donner des conférences, notamment en Tunisie ou en Islande. Ne craignez-vous pas une dérive sectaire ?
(Rires) Il n’y a rien d’occulte ou de caché dans le créalisme : c’est un état d’esprit que j’ai notamment analysé dans mon livre L’art d’être libres au temps des automates et dans mon dernier roman, Qui a tué le poète ? Le monde dans lequel nous vivons est l’actualisation par la connaissance et l’action de certaines de ses infinies possibilités. Il y a toujours d’autres possibles, plus justes peut-être, plus intenses, qu’il ne tient qu’à nous de faire affleurer en artistes de l’existence, en compositeurs des organisations. Face à la progression de l’ère numérique, et du numérisme en général, qui transforme tout en chiffres, en statistiques, en prévisions, en courant binaire, le créalisme constitue un antidote poétique aux impasses du capitalisme (au sens grec de création autant qu’au sens français de délicatesse). Le comportement créaliste révèle le monde en tant qu’il est notre cocréation commune incessante et novatrice, en complicité avec la Vie, ce flux que je nomme le Créel pour bien l’opposer au Réel. Etre créaliste c’est tailler dans le Créel, ce réel en devenir qui n’est jamais figé en soi. C’est mettre en oeuvre notre capacité à favoriser le déploiement d’espaces d’existence libérateurs d’harmonie, de beauté, d’amour, d’aventure, d’improvisation et de novation. Etre créaliste, c’est désirer construire sa réalité plutôt que de s’adapter à la réalité des autres.
Vous avez fondé le "C.R.E.E.L.", Centre de Recherche pour l’Émergence d’une Existence Libre. Est-il proche des valeurs de liberté de 68 ?
Le C.R.É.E.L. est une association à valeur encore symbolique, qui doit avoir quelques dizaines d’euros sur son compte bancaire, ce qui pour une secte est bien maigre (rires). Oui, je ne suis pas anti-68. Il s’agit, comme le voulait l’esprit de l’époque, de structurer sa vie et ses choix de vie de manière la plus autonome possible, d’expérimenter des codes divers dans les rapports humains et les modes de production. Mais je ne crois pas à la fuite à la campagne façon Larzac, ni au romantisme hypercritique façon Tarnac. Le créalisme est dans le monde, il le transforme de l’intérieur, il est pragmatique. J’ai fait HEC parallèlement à mes études de philosophie pour mieux saisir mon époque et éviter de sombrer dans les considérations abstraites et les fausses idées du monde, comme beaucoup d’universitaires. Puis j’ai cocréé, avec quelques hommes et femmes partageant mon idée de la culture, un écosystème idéologique ouvert, un dispositif critique non propagandiste, un laboratoire de pensées, un haut-parleur d’expériences : les Editions Max Milo, dont je suis le directeur éditorial et l’un des actionnaires. J’ai donc appliqué une devise marxiste : pour changer le monde, il faut avoir prise sur les forces de production. Mais je ne suis ni communiste (comment peut-on encore adopter cette étiquette sans insulter l’Histoire ?), ni à strictement parler capitaliste, même si pour l’instant, par pragmatisme, je dois jouer au minimum les règles du jeu. Je crois plutôt à un spiritualisme dialectique : les idées, à force de persévérance, peuvent transformer la réalité. Dans le capitalisme, on place la plus value et le profit financier au centre de l’action, du désir et de la motivation. Dans le créalisme, on place au centre de l’action la liberté créatrice, le sens de la justice, l’écoute des différences et la cohérence avec son esthétique personnelle. Un esprit créaliste est capable de renoncer aux sirènes de l’argent ou du pouvoir lorsque cela met en cause son intégrité. Le créalisme n’est qu’un mot-valise contagieux qui transporte une tendance qui a toujours existé chez les dominants mais se démocratise aujourd’hui. Le monde est aujourd’hui dans un moment créaliste historique : la vieille distinction entre l’individu et le collectif est transcendée par la volonté de plus en plus collective d’être acteur de ce monde et de s’y réjouir en profondeur, corps et âme.
Cela veut dire selon vous que c’est gagné ? Que nous allons tous devenir des créalistes ?
Notre monde reste encore lourdement réaliste et mimétique. Les risques de totalitarisme et de peur face aux responsabilités qui nous incombent sont encore immenses. J’ai été invité début avril à donner une conférence à Carthage à partir de mon livre, L’art d’être libres au temps des automates, dont j’ai distribué gracieusement une centaine d’exemplaires. J’ai senti les Tunisiens empêtrés entre le néo-libéralisme et la montée de l’islamisme - beaucoup d’entre eux restent sceptiques face à ces deux tendances. Ils sentent une possibilité hypothétique de réinventer leur société en faisant confiance à des propositions audacieuses, mais subsistent encore beaucoup d’inerties, de nombreuses dissensions, des paranoïas entre groupuscules divers. Comme dans toutes les révolutions, il y a une quantité anarchique de petits partis qui a émergé ces derniers mois, démontrant une fois de plus que la principale difficulté pour les idéaux c’est de faire groupe, d’organiser le rêve. C’est encore plus criant en France, où nous sommes en plein désenchantement face aux partis politiques. A juste titre, car la seule logique du parti politique, telle qu’on la connaît, est impuissante à satisfaire nos idéaux globaux, qui ne concernent pas que les salaires ou la sécurité. Aujourd’hui nous sommes face à une véritable difficulté à entrer dans une logique collective autre que celle des loisirs. Se mobiliser collectivement sur des idées reste complexe, notamment parce que notre individualisme actuel encourage "l’opinionisme" plutôt que la connaissance, c’est-à -dire un système dans lequel chacun se contente de défendre son point de vue partiel plutôt que d’agir. Cela donne des conversations de café passionnantes, beaucoup de Gnagnagna - j’ai d’ailleurs écrit un texte drolatique sur cette tendance dans mon livre Peut-on jouir du capitalisme ? Mais il y a une vraie difficulté à structurer l’action, sans doute entretenue par le consumérisme, qui favorise l’ego trip, c’est-à -dire une fausse affirmation de soi. En chacun de nous vit un conformiste et un rebelle.
Comment devenir créaliste ?
Pour y arriver, il nous faut nous lancer dans l’aventure de changer pas mal d’approches sur beaucoup de sujets. Ainsi du travail. Il ne faudrait plus employer ce terme, qui vient du latin "tripalium", une racine qui comme chacun le sait renvoie à la torture. Picasso disait : "Les humains ont inventé le travail pour pouvoir fabriquer des réveils". Une conception du travail liée à la souffrance nous rend automates. Nous devrions, à une échelle globale, remplacer le verbe travailler par "oeuvrer", dans le sens où chacun prendrait soin de ce qu’il fait et pourrait y consacrer le temps nécessaire, dans un souci de générosité, d’artisanat, d’esthétique, d’invention plutôt que de rentabilité et de panique. Or notre logique financière, notre course au profit, nos compétitions absurdes et aveugles nous rendent cet horizon pour l’instant impossible. Pourtant, nombre d’initiatives entrepreneuriales, plus créalistes dans leur esprit et leurs méthodes, prennent corps au sein même du monde capitaliste, et elles fonctionnent. Les médias devraient en parler davantage.
Car le véritable levier qui pourrait accélérer cet esprit collectif de renaissance et d’émancipation, ce sont les médias. Le mimétisme médiatique actuel, basé encore trop souvent sur la panique, le spectacle et un réalisme gris, est castrateur. Ce qui sature l’actualité telle qu’on nous l’impose, ce n’est pas assez l’évènement social réel mais trop souvent une agitation autour de problèmes irréels orchestrés de telle manière qu’ils prennent une importance réelle. J’aimerais découvrir davantage dans la presse ce qui chaque jour évolue et change dans la société civile. Les journalistes devraient être les sentinelles de l’audace, les témoins de l’expérimentation sociale. Comment certains tentent de s’organiser autrement, comment certains mettent en place des codes alternatifs qui font ou non évoluer ce que c’est que d’être humain. Comment une société se réinvente, c’est cela aussi l’actualité, et non seulement ce catastrophisme mimétique aux allures de volcan islandais ou de réforme gouvernementale du code de la route. Quant à l’image que les médias donnent de la culture contemporaine, c’est trop souvent scandaleux. Ce que l’on présente à la masse en guise de pseudo-actualité culturelle est le produit de la standardisation la plus bornée et d’une volonté de recouvrir à tout prix l’originalité, qui demande du temps à être assimilée. Les critiques littéraires, par exemple, favorisent les plats réchauffés, la médiocrité rassurante, le snobisme creux ou le copinage. C’est mortifère : comme si on mangeait des aliments avariés, le cerveau à terme ne fonctionne plus. « Braindead », dit-on dans les films d’horreur. J’accuse beaucoup de journalistes culturels d’être complices de la zombification des esprits. Or la culture est un enjeu essentiel pour construire un monde plus vivant. Quant à Frédéric Mitterrand défendant Skyrock au nom de la « pluralité des expressions », c’est risible et effrayant à la fois. Le paysage culturel français est en crise, mais pas parce que Skyrock aurait pu disparaître. La crise spirituelle que nous vivons est notamment le produit d’un consensus anti-intellectuel qui occulte la connaissance, l’effort mental et les concepts, sous prétexte que les Français seraient trop bêtes pour ce qu’il y a de meilleur. Il y a une Lady-Gagatisation de la culture à l’échelle internationale, mais la France a le devoir historique de donner l’exemple. Elle ne peut se contenter d’être la nation du luxe uniquement en matière de mode vestimentaire. Le luxe est cette invention de l’esprit, cette passion de l’inutile qui a engendré les mathématiques et la poésie. Sur ce point, j’appelle à une véritable prise de conscience nationale, car il y a urgence. N’oublions jamais que la créativité, la connaissance et la pensée - ou leurs lacunes - sont au coeur de notre production de la réalité.
Sources : La Tribune Fr. 30/5/ 2011.Sophie Peters.
http://www.latribune.fr/actualites/economie/france/20110530trib000625314/pour-un-antidote-aux-impasses-du-capitalisme.html
http://crealisme.hautetfort.com/