Vendredi dernier, Donald Trump a annoncé de nouvelles sanctions contre la Turquie, notamment le doublement des droits de douane sur l’acier et l’aluminium qu’il avait introduits plus tôt cette année. La monnaie turque était déjà en difficulté, mais ces nouvelles sanctions ’ sont la goutte qui fait déborder le vase ’, selon Edward Park de la société de gestion britannique Brooks Macdonald.
Le même jour, la livre turque est tombée à plus de 6 face au dollar, pour la première fois, atteignant un nouveau bas historique de 7,21 par rapport au dollar, dimanche. Après que la Turquie a mis des plafonds aux swaps de devises, la livre a repris un peu de sa valeur perdue, et elle s’échangeait à 6,12 mercredi, toujours bien en dessous des 4,75 pour un dollar qu’elle valait la semaine dernière.
La réaction turque a eu un certain effet, mais ça ne suffira pas : interdire simplement le commerce de la livre au-dessus d’un certain niveau, comme la Turquie a fait, n’est guère un moyen pérenne de revaloriser la monnaie ; et selon le Financial Times, les investisseurs ’ continuent d’augmenter leurs paris contre la Turquie à travers d’autres moyens, comme les swaps de défaut qui garantissent le paiement de la dette en cas de défaut ’. Les actions des banques turques sont aujourd’hui à leur plus bas niveau depuis 2003.
La vulnérabilité de la monnaie vient surtout du fait que le pays a d’énormes dettes en dollars. Les entreprises turques doivent aujourd’hui près de 300 milliards de dollars de dettes libellées en devises, un chiffre qui représente plus de la moitié de son PIB. Comment cela s’est-il produit et pourquoi cela est-il soudainement devenu un problème ?
Pendant l’ère de l’assouplissement quantitatif (QE), la Réserve fédérale américaine a inondé les institutions financières américaines avec 3500 milliards de dollars de nouveaux dollars, dont une grande partie a afflué sur les marchés dits ’ émergents ’ comme la Turquie. Tant que l’orchestre jouait, tout allait bien - des taux d’intérêt presque nuls, combinés à la faiblesse du dollar, rendaient ces dettes abordables. Mais depuis que la Réserve fédérale a mis fin à son programme d’assouplissement quantitatif l’an dernier - et qu’elle a ensuite commencé à l’inverser en vendant les actifs financiers qu’elle avait achetés (et donc en retirant des dollars du système financier) - la valeur du dollar a recommencé à augmenter, ce qui augmente de prix de la dette.
Cette appréciation du dollar a été aggravée par deux hausses successives des taux d’intérêt de la Réserve ; mais elle a également été aggravée par les décisions de Trump. Paradoxalement, les guerres commerciales de Trump ont conduit à une nouvelle hausse du dollar, car les investisseurs ont considéré ce dernier comme un ’ refuge’ par rapport à d’autres monnaies jugées moins capables de résister aux turbulences aléatoires qu’il a déclenchées. Même le yen et le franc suisse, traditionnellement considérés comme ’ aussi solides que l’or ’, se sont affaiblis face au dollar, comme d’ailleurs face à l’or lui-même.
Comme l’a dit Aly-Khan Satchu, fondateur et PDG de Rich Management, ’le dollar américain a été transformé en arme - soit délibérément, soit à dessein’ (y a-t-il une différence ?), ajoutant que d’autres pays subiront le même traitement ’ s’ils s’entêtent dans la même politique qu’Erdogan ’.
Ainsi, le coup porté par les Etats-Unis à la Turquie est quadruple - hausses de taux d’intérêt et tarissement des dollars de la Fed ; tarifs douaniers et sanctions de Trump. Il en résulte une perte de près de 40 % de la valeur de la livre depuis le début de l’année.
Les effets se font déjà sentir bien au-delà des frontières de la Turquie ; le rand sud-africain est tombé, lundi, à son plus bas niveau depuis deux ans, et la roupie indienne, le peso mexicain et la rupiah indonésienne ont tous été durement touchés. Cela n’est pas surprenant, car le gonflement de la dette libellée en dollars - de 2 000 milliards de dollars il y a 15 ans à 9 000 milliards aujourd’hui, en grande partie par les pays du Sud - combiné à l’inversion de l’assouplissement quantitatif, sont les ingrédients d’une crise qui ne demande qu’à éclater. Toutes les conditions qui avaient précédé la crise monétaire de 1997 en Asie de l’est sont désormais réunies. Il ne manquait qu’un petit coup de pouce - et Trump vient de le donner.
Tout cela est expliqué dans tous les manuels d’économie, ou plutôt ça devrait l’être si les manuels reflétaient la réalité (ce qui est loin d’être le cas). Les dix dernières années sont pratiquement le replay exact de la décennie qui a précédé la crise de 1997. Si la dévaluation du dollar de l’Accord de Plaza de 1985 n’était pas exactement du quantitative easing, elle avait le même but et les mêmes résultats - un flot d’argent et de dettes en dollars bon marchés, et donc une dépendance et une vulnérabilité mondiales croissantes au dollar et à la politique monétaire et économique des États-Unis.
Cette vulnérabilité a ensuite été effectivement ‘encaissée’ lorsque l’accord de Plaza a été ‘inversé’, 10 ans plus tard, (par l’accord du Louvres, ndt), un renversement qui à l’instar du renversement actuel de l’assouplissement quantitatif, étrangle le crédit et fait monter les taux d’intérêt, rendant les marchés plus instables et les faillites plus probables.
Le déclencheur a finalement été l’effondrement du baht - la monnaie d’un pays (la Thaïlande) qui avait un PIB deux fois moins élevé que celui de la Turquie - qui a provoqué une crise qui s’est étendue à toute l’Asie, sabotant le développement du continent et permettant aux entreprises américaines d’acheter certaines des usines industrielles les plus avancées du monde pour une fraction de leur valeur.
Il n’est donc pas difficile de comprendre pourquoi Trump et la Fed pourraient vouloir déclencher une telle crise aujourd’hui. Plus les monnaies des pays endettés en dollars dégringolent, plus ils doivent céder de biens et de services réels aux Etats-Unis pour payer les intérêts de leurs dettes en papier-dollars aux États-Unis - et ceux qui ne peuvent pas suivre seront avalés pour trois sous.
Cependant, au-delà du profit purement économique, il y a aussi l’impératif géopolitique de maintenir et d’étendre la domination américaine en écrasant ses rivaux. Trump ne fait rien d’autre, après tout, que d’utiliser toute la puissance dont il dispose pour détruire ses adversaires. Mettre les pays les uns après les autres au bord de la faillite - et donc à la merci du FMI - est un moyen de transformer la dépendance à l’égard du dollar accumulée au cours de la dernière décennie en pouvoir pur et dur.
On peut facilement imaginer ce que les États-Unis pourraient exiger en échange de leur soutien pour obtenir le renflouement du FMI - mettre fin aux importations de pétrole en provenance de l’Iran, cesser de participer à la Route de la soie chinoise... le potentiel est énorme. On entend déjà des menaces directes contre la Turquie pour qu’elle fasse ‘ce qu’elle doit faire’ pour ‘rassurer les marchés’ - le Times de mardi, par exemple, exige que ’ Erdogan mette fin à son différend avec l’Occident s’il veut éviter une crise plus profonde... sa ligne de conduite devrait être claire : il devrait relever les taux d’intérêt[c’est-à-dire promettre aux spéculateurs internationaux des coupures plus importantes dans l’économie turque], tenir compte des économistes compétents, garantir explicitement l’indépendance de la banque centrale [c’est-à-dire la soustraire au contrôle démocratique], et se réconcilier avec le président Trump’ - car, après tout, ’le soutien des États-Unis sera nécessaire si le FMI ou la Banque mondiale doit intervenir’.
En effet, c’est là qu’on voit toute l’hypocrisie de la soi-disant opposition entre les ‘mondialistes’ et les ‘nationalistes économiques’ de la Maison Blanche Trump - et du pays dans son ensemble – apparaître au grand jour, une fois de plus. Lorsqu’il s’agit de pousser les pays du Sud à la faillite, leurs intérêts sont absolument les mêmes. Les communiqués de Goldman Sachs qui décrient les tarifs douaniers de Trump sont de l’enfumage, la vérité, c’est que la guerre commerciale est la cerise sur le gâteau de la politique de la Fed dont le but est d’écraser les ‘marchés émergents’.
Wall Street dépend précisément du type d’instabilité financière que les guerres commerciales de Trump ont déclenchée. Comme l’a noté Peter Gowan, ’l’économie américaine dépend... de la reproduction constante des crises monétaires et financières internationales ’. Wall Street en particulier ’dépend de l’instabilité chaotique des systèmes financiers des marchés émergents’. Mais on dissimule la vraie nature de ces décisions en les drapant dans l’étendard du ‘nationalisme’ et en les présentant comme des solutions aux pseudo-chocs de la ‘mondialisation’. Les pays du sud se trouvent maintenant au bord du précipice – et les ‘libéraux de l’establishment’ et les ‘insurgés nationalistes’ attendent en ligne le moment de les y pousser.
Dan Glazebrook
Dan Glazebrook est un écrivain politique indépendant dont les articles passent sur RT, Counterpunch, Z magazine, le Morning Star, le Guardian, le New Statesman, l’Independent et Middle East Eye, entre autres. Son premier livre, ’Divide and Ruin : The West’s Imperial Strategy in an Age of Crisis’ a été publié par Liberation Media en octobre 2013. Il contenait un recueil d’articles écrits à partir de 2009 examinant les liens entre l’effondrement économique, la montée des BRICS, la guerre contre la Libye et la Syrie et l’’austérité’. Il fait actuellement des recherches sur l’utilisation par les États-Unis et le Royaume-Uni d’escadrons de la mort à caractère sectaire contre des États indépendants et des mouvements de l’Irlande du Nord et de l’Amérique centrale dans les années 1970 et 1980 jusqu’au Moyen-Orient et à l’Afrique d’aujourd’hui.
Traduction : Dominique Muselet