Lorsque Salvador Allende prend ses fonctions, en novembre 1970, le Chili est aligné sur les Etats-Unis. Parmi les ruptures les plus marquantes du gouvernement de l’Unité Populaire (UP), coalition de presque toutes les gauches (1), son choix d’une politique extérieure non dictée par l’un des blocs de la guerre froide : une politique basée sur l’autodétermination des peuples, la non-ingérence et le désarmement, faisant siennes les causes du tiers-monde, comme la lutte contre le colonialisme et la recherche d’un ordre international plus juste pour les pays « en développement ». Avec Allende, le Chili rejoint le Mouvement des non-alignés, position alors exceptionnelle en Amérique latine, cependant que Santiago promeut des alliances visant à « faire valoir nos droits et défendre à travers une action collective les prix des matières premières » (2).
Pluralisme idéologique
Jusque-là sourcilleux quant aux frontières idéologiques, le Chili affiche un plus grand pluralisme : il commerce avec tous les pays, quel que soit leur régime politique interne. Le nouveau gouvernement ouvre d’ailleurs des relations diplomatiques avec deux pays latino-américains, sept africains, trois européens et sept asiatiques (3). Il ne rompt avec personne.
En août 1971, Washington annonce la fin de la convertibilité du dollar en or, augmente de 10 % les taxes aux importations, réduit de 10 % son aide extérieure, dévalue le billet vert et procède à d’importantes émissions d’obligations pour financer la guerre au Vietnam, la course à l’espace et des investissements en Europe, au Canada et au Japon. Ces mesures portent préjudice à plusieurs pays du Sud, qui voient diminuer la valeur de leurs réserves en dollars.
Les pays d’Amérique latine se réunissent le mois suivant à Buenos Aires pour analyser la situation dans le cadre de la Commission spéciale de coordination latino-américaine (CECLA (4)). Même les Etats gouvernés par des dictatures font le déplacement. Dans la capitale argentine, Gonzalo Martner, ministre chilien de la planification, développe ses propositions pour un nouveau système monétaire international : il suggère tout d’abord de protéger les monnaies nationales contre les dévaluations du dollar en rompant leur lien avec le système monétaire international. Il propose ensuite de chercher un mécanisme susceptible de faire participer les pays en développement aux grandes décisions de politique monétaire internationale. Il demande enfin une conférence internationale où seraient représentés tous les intérêts économiques de la planète. Chargée de réformer le système monétaire, elle serait dotée de plus de ressources pour les pays en développement, qui pourraient les utiliser librement.
Un nouveau rôle pour la Cnuced
Dans son discours d’ouverture de la Conférence des Nations Unies sur le commerce et le développement (Cnuced) à Santiago, en avril 1972, devant quelque 3 000 délégués et observateurs issus de 131 pays, Allende, met — déjà ! — en garde contre la politique des Etats-Unis, du Japon et de la Communauté économique européenne (CEE, ancêtre de l’actuelle Union européenne) visant à démanteler progressivement les obstacles au libre-échange. Selon lui, « libérer le commerce (...) efface d’un trait les avantages que le système de préférences généralisées (5) apporte aux pays en développement ».
Mais la principale menace pour le tiers-monde, poursuit Allende, réside dans le fait « que les trois grandes puissances économiques prétendent mettre en place cette politique non pas à travers la Cnuced, mais à travers le GATT (General Agreement on Tariffs and Trade, ancêtre de l’Organisation mondiale du commerce) ». Or, le GATT n’est pas soumis aux principes de l’Organisation des Nations unies (ONU), sa composition n’a rien de représentatif et l’organisation a démontré un souci particulier pour les intérêts des pays dominants...
Allende lance un appel pour la défense de la Cnuced, forum le plus représentatif de la communauté mondiale puisqu’il permet de négocier les questions économiques et commerciales sur un plan d’égalité juridique : les peuples du tiers-monde, qui n’ont « pas pu[s’]exprimer à Bretton Woods » ni dans d’autres colloques fondateurs du système financier international, ont besoin d’un outil efficace pour défendre leurs intérêts, avance-t-il. Il propose donc de transformer la Cnuced en institution permanente, susceptible de devenir « le principal et le plus efficace des instruments pour que le Tiers-monde négocie avec les nations développées ».
Dans cette optique, la Cnuced endosserait quatre grandes missions. Tout d’abord, réfléchir à « un nouveau système monétaire, étudié, préparé et géré par toute la communauté internationale, qui devrait s’occuper du financement du développement des pays du Tiers-monde tout comme de l’expansion du commerce international ». Constatant ensuite que la dette externe « constitue un des principaux obstacles aux progrès », Allende propose que la Cnuced se charge d’en effectuer un « audit » (lui parle d’« étude critique sur la manière dont le tiers-monde a contracté sa dette externe »). La troisième mission consisterait à développer des médias contrôlés par l’ONU, pour compenser la concentration de l’information et de la publicité aux mains de consortiums qui « ne font qu’augmenter notre dépendance et sont en train de détruire nos valeurs culturelles ». Allende suggère enfin que la Cnuced étudie un « plan de désarmement de manière à destiner un pourcentage important des frais liés à la production d’armes et à la guerre, à un fonds de développement humain homogène, chargé, entre autres, d’octroyer des prêts à long terme aux entreprises et aux pays du tiers-monde ».
Quelques mois plus tard, devant l’Assemblée générale de l’ONU, en décembre 1972, Allende met en garde contre l’accroissement du pouvoir des multinationales qui échappent au contrôle démocratique : « Nous sommes devant un véritable conflit frontal entre les corporations multinationales et les Etats. En effet, leurs décisions fondamentales — politiques, économiques et militaires — sont influencées par des organisations globales qui ne dépendent d’aucun Etat et dont l’ensemble des activités ne rend de compte à aucun parlement ».
Intégration latino-américaine
Entre 1970 et 1973 le paysage politique latino-américain est plutôt adverse au gouvernement de l’UP. Le Brésil, l’Argentine et la Bolivie (depuis août 1971) se trouvent sous le joug de dictatures militaires (ils seront bientôt rejoints par l’Uruguay). La Colombie est gouvernée par un conservateur, Misael Pastrana, et le Venezuela par un social-chrétien, Rafael Caldera. Seuls les militaires péruviens « réformistes » regardent avec sympathie l’expérience socialiste chilienne, tout comme le président du Mexique, Luis Echeverría.
Le Chili d’Allende pratique une diplomatie soignée. Il réussit à soumettre à l’arbitrage de la couronne britannique les délicats litiges frontaliers avec l’Argentine. Et, avant le coup d’Etat de 1971 en Bolivie, il négocie avec La Paz le rétablissement de relations diplomatiques accueillant favorablement la demande maritime bolivienne (6). En même temps, le Chili accorde l’asile à des milliers d’exilés politiques des pays latino-américains en dictature.
Le gouvernement d’Allende repousse le panaméricanisme — bloc de toute l’Amérique avec prééminence des Etats-Unis— et son bras politique, l’Organisation des Etats Américains (OEA), qui siège à Washington. Une communauté d’intérêts entre des économies faibles et la principale puissance est impossible, affirme Allende, qui propose que l’OEA devienne un lieu de dialogue entre les Etats-Unis et l’Amérique latine.
La diplomatie de l’UP prône la création d’un « système latino-américain » « d’intégration et de complémentarité de nos économies, dans le cadre de l’association latino-américaine de libre commerce et du marché commun des pays andins (7) ». Elle encourage le développement du marché commun entre les pays du « Pacte andin (8) » et soutient vivement leur « Décision 24 », qui régule les investissements étrangers, limitant la concurrence entre les pays et fixant un plafond de 14 % au rapatriement de capitaux des entreprises étrangères.
Ces idées sont précisées dans le Conseil latino-américain économique et social, en septembre 1971, à Panama ; Gonzalo Martner y formule quatre propositions intégrationnistes : 1) demander aux Etats-Unis un moratoire sur la dette externe pendant une décennie pour affecter ces sommes aux politiques de développement ; 2) créer une banque centrale latino-américaine pour « placer les réserves de l’Amérique latine, dont 70 % se trouvent aux Etats-Unis », recevoir « les dépôts et les actifs de la région » et coordonner les opérations des banques centrales afin de protéger la région des turbulences financières ; 3) promouvoir la création d’un fonds mondial de technologies pour le développement, alimenté des apports obligatoires en licences, procédés industriels et autres fonds destinés à la recherche, de manière à limiter les abus associés à la propriété technologique ; 4) créer une organisation latino-américaine pour le développement de la science et de la technologie appropriée à la région.
Six semaines avant le coup d’Etat du 11 septembre 1973, le ministre des affaires étrangères Orlando Letelier (9) constate que l’utilisation du dollar constitue un obstacle important au commerce entre les pays du pacte andin. Il propose de l’éviter en cherchant d’autres instruments d’échange : « Il sera peut-être nécessaire de concevoir un moyen de paiement propre et autonome (10) ».
Même si pratiquement aucune de ces idées, énoncées il y a quarante ans, n’a pu se concrétiser, elles restent d’une actualité saisissante. Le rétablissement des relations entre le Chili et la Bolivie passe toujours par la demande maritime bolivienne. La plupart des gouvernements latino-américains ont rejeté une nouvelle version du panaméricanisme, présentée par Washington sous la forme d’une zone de libre-échange allant de l’Alaska à la Terre de feu (11), optant pour une organisation propre, excluant les Etats-Unis (la Communauté des Etats d’Amérique latine et des Caraïbes, CELAC). Et l’idée d’un système financier régional alimenté avec les réserves des banques centrales fait, peu à peu, son chemin (12), tout comme la réflexion sur le poids politique des médias (13), sur le poids économique du dollar ou la légitimité du fardeau de la dette externe (14)...
Jorge Magasich
septembre 2013
Historien, chargé de cours à l’Institut des hautes études des communications sociales de Bruxelles, auteur de Los que dijeron « No ». Historia del movimiento de los marinos antigolpistas de 1973, LOM, Santiago (Chili), 2008.