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Tahrir cinéma (2) : la résistance continue

A l’heure où les nouveaux chiens de garde nous mitraillent de plus belle, à propos de la Syrie (jumelant les nouvelles sur les manifestants égyptiens et les mercenaires syriens - mais, s’il y a symétrie, pourquoi les journalistes réclament-ils, heure après heure, une intervention armée contre Bachar el Assad et pas contre le Maréchal Tantaoui ?), on guette les fenêtres par lesquelles on pourrait voir ce qui se passe vraiment : radios et télévisions ne diffusant plus que de la propagande, il nous reste le cinéma, qui prend le relais, au moyen de multiples documentaires.

Fauteuils en cuir, d’Emad Ernest, diffusé dans le cadre du festival Tahrir aux 3Luxembourg, nous parle de Suez. Que sait-on de Suez ? Le canal, les trompettes d’Aïda, opéra créé à l’occasion de son inauguration, en 1871, une superbe image de vaisseau traversant le désert dans Lawrence d’Arabie, la guerre franco-anglaise de 1956 déclenchée en réponse à la nationalisation du Canal par Nasser...

Avec le film d’E. Ernest, tourné en 2010, on change d’échelle et de point de vue, en suivant les habitants de la région au plus près de leurs problèmes pratiques. Ce sont d’abord les paysans qui montrent leurs terres brûlées : l’eau qui devrait les irriguer est confisquée pour les besoins des villes, des usines, mais aussi des propriétaires de résidences secondaires, proches du régime. Puis, les pêcheurs se plaignent de ne pouvoir travailler : le canal leur est interdit plusieurs jours par semaine pour des raisons de sécurité (par là passent notamment les vaisseaux de guerre américains ) ; lorsqu’ils peuvent sortir, ils ramènent des poissons pourris par la pollution venant des rejets toxiques des usines, et des déversements d’égouts. Enfin, les habitants des bidonvilles s’indignent de passer leur vie au milieu des immondices : il n’y a pas d’infrastructures sanitaires, ils improvisent des toilettes derrière un simple rideau, et, quand il y a des égouts, ils sont constamment bouchés, ils débordent et inondent les rues et les rez-de-chaussée, entretenant des marécages pestilentiels où prolifèrent les moustiques. "Il faudrait que la caméra enregistre aussi l’odeur !" s’écrie une femme. On constate que la vie des habitants de la région est toujours pourrie par de simples histoires de tuyaux, ce qui dénonce l’incurie du pouvoir, sa corruption : toutes les actions intentées par les représentants des habitants se heurtent à l’inaction des responsables (symbolisés par l’image du fauteuil vide qui ponctue le film) et, en cas de protestations, à la violence policière.

Mais, derrière tout cela, il y a une politique cohérente, l’abandon volontaire de sa population par un régime qui privilégie les investissements étrangers dans le tourisme ; c’est là que le film est trop court : il dénonce sans analyser, et la discussion qui a suivi le film n’était pas de nature à nous éclairer sur les enjeux et solutions, le réalisateur se transformant en militant d’un Parti de la Justice qui met tous ses espoirs en El Baradei, et déplace le problème, des tuyaux vers les Frères Musulmans. Du moins le film permet-il de comprendre pourquoi les habitants de la région du Canal, de Port-Saïd à Suez, ont été à l’avant-garde de la révolution égyptienne, et continuent à l’être (car aucun de leurs problèmes n’a été réglé).

Mardi 7 février, les 3Luxembourg ont programmé Au Caire de la révolution, de Samir Abdallah : c’est l’occasion de reparler du documentaire que ce cinéaste égyptien a tourné à Gaza en 2009, après cette Opération Plomb durci, qu’on ne peut même pas appeler une guerre, puisqu’elle n’a consisté qu’en bombardements des civils d’un petit territoire de 350 km2 par une des plus puissantes armées du monde.

Que voyait-on, "le jour après" ? des cadavres d’humains, de moutons, des ruines de maisons, des débris d’oliviers. Mais le cinéaste n’a pas cherché à montrer l’horreur matérielle ; celle-ci passe à travers les témoignages : un homme raconte comment les soldats israéliens ont choisi de tirer sur ses 3 filles de 2 à 7 ans, dont 2 sont mortes sur le coup ; une fillette raconte comment elle a vu mourir autour d’elle ses 6 soeurs sous les ruines de leur maison ; une autre comment un missile a tué sa mère (et sa tante ajoute qu’elle criait :"Réveille-toi, maman".) ; un petit garçon décrit le bombardement au phosphore de son école.

S. Abdallah aurait pu multiplier ces récits, d’autant plus que les survivants avaient la volonté de témoigner pour un futur procès où Israël serait jugé pour crimes contre l’humanité. Mais il a fait mieux : il a fait un beau film qui, au lieu de nous accabler, nous apporte de l’espoir, non seulement par la détermination des survivants, toujours debout, prêts à continuer le combat pour leur terre (même s’ils n’y possèdent plus que des cailloux), mais surtout par l’idée d’une solidarité profonde entre hommes, bêtes, arbres et terre palestiniens, qui se dégage de tous les témoignages. "Ils attaquent même les arbres", "Ils tuent même les oiseaux" : un paysan raconte comment il a soigné un olivier, dont une branche avait été brisée par les chars ; un autre parle de ses oliviers écrasés comme d’êtres vivants : "Ce sont mes parents qui les avaient plantés, bien avant que les Israéliens nous prennent la terre". Parmi les survivants, on compte aussi les bêtes : d’un ânon qui, blessé à la patte, a du mal à tenir debout, un petit garçon dit : "il est triste" ; c’est aussi ce que dit une femme de la chatte qui est revenue dans sa maison en ruines ; un homme raconte comment les chars ont écrasé toutes les colombes, sauf un couple, envolé à temps, et qui est, lui aussi, revenu dans sa maison : il y voit un symbole d’espoir : même les oiseaux palestiniens veulent rester sur leur terre.

Cet enracinement s’exprime aussi dans les vers du grand poète palestinien Mahmoud Darwish cités au cours du film et les paroles d’un poète populaire (producteur de fraises de son métier) qui conclut en s’adressant aux Occidentaux : "Appliquez donc ces principes, ces droits de l’homme que vous proclamez et auxquels vous ne croyez pas !"

Samedi 28 février, la librairie Résistances programmait un documentaire de Chris den Hond sur les prisonniers palestiniens récemment libérés par Israël mais exilés, pour certains, à Gaza : Libres dans la prison de Gaza : dans leurs témoignages, on entendait la même détermination, même chez ceux qui avaient subi 20 ans et plus de prison, de tortures, de mauvais traitements de toutes sortes, dont l’isolement, pendant des mois, voire des années. Mais le plus admirable, c’est que cette détermination ne se fonde pas sur la haine et la rancoeur, mais au contraire sur un élargissement de leur humanité, sur un sentiment de solidarité qui intègre même les bêtes : une jeune femme racontait comment, au cours de ses 10 années de captivité, elle avait faibli parfois, notamment lorsque ses geôliers avaient "assassiné" le chat qui partageait ses peines.

A partir de ces documentaires, on rêve d’une autre "information", qui nous montrerait, au lieu d’images savamment cadrées et décontextualisées, comment vivent les hommes, et, au lieu des voix pontifiantes et tartufes de nos journalistes robotisés, nous ferait entendre la douleur et la dignité des hommes.

Rosa Llorens

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