Poisseuse capitale régionale du Département du Choco, au bord de l’Atrato, un fleuve puissant aux flots boueux, aux méandres infinis, Quibdo hésite entre le gris de ses épais nuages et le noir sinistre du bitume plaqué sur les murs des quelques immeubles délabrés ou en construction pour les protéger des ravages de la pluie.
Des hordes de motos vrombissent dans les rues défoncées. Au-delà du débarcadère, les grouillants quartiers populaires encombrés de détritus et d’ordures végétales en décomposition, dans la puanteur des eaux usées, agitent leur inhumanité. Depuis cette ville en déshérence, pour se déplacer dans un département totalement abandonné par l’Etat, pour transporter humains, marchandises et bestiaux, il n’existe aucune route, aucun chemin, aucun pont. Une seule voie possible : l’eau. Plissant de courtes vagues luisantes, des bateaux ventrus glissent mollement à sa surface ; les champas des pêcheurs solitaires longent les rives touffues ; à pleins gaz, une myriade de pangas transportant dix à vingt personnes, moteur rugissant, proue élevée au-dessus de l’eau, descendent ou remontent le courant.
Il faut ainsi plus de trois heures pour rejoindre en aval, plus au nord, la bourgade de Vigía del Fuerte. Sale coin perdu de la planète : un poste militaire, aucune automobile, aucune voie asphaltée. Si vous observez alentour, les communautés de la forêt manquent de tout.
Inlassablement, assis sur de rustiques bancs de bois, vêtus de leur uniforme kaki assorti à la jungle environnante, les guérilleros agitent une serviette devant leur visage pour en éloigner les moustiques, lesquels, tout aussi inlassablement, s’abattent sur eux en essaims bruissants. Au bord du río Cuía, à une heure trente en pirogue à moteur de Vigía del Fuerte, l’épais couvert végétal dissimule le campement de ce détachement du Front 57 des Forces armées révolutionnaires de Colombie – Armée du peuple (FARC-EP) [1]. Au milieu des caletas – lits surélevés de planches, entourés de quatre piquets que surmonte une toile plastique noire –, au flanc desquelles du linge sèche, côtoyant des armes et des gilets de combat, un petit générateur électrique s’essouffle bruyamment.
En ce lieu séparé du río par une plantation de bananiers, plusieurs générations cohabitent. Alexander, 50 ans, annonce avec un tranquille sourire trente-cinq ans de lutte armée ; Eusebio, le même âge, « seulement » vingt-cinq ans ; Vanessa, 34 printemps, seize années ; mais Ramón, par exemple, du haut de ses 19 ans et de sa coupe de cheveux tendance « footballeur professionnel branché », trois années et demi.
Des déracinés, des aigris, des paranoïaques, des fanatiques, des illuminés médiévaux ? Il y a historiquement en Colombie un désastre social : le conflit armé en est le produit. Comme pas mal d’autres, dont Claudia, Alexander a appartenu jadis à la Jeunesse communiste, la Juco, avant d’entamer assez logiquement « une nouvelle étape comme guérillero ». Eusebio, qui vivait à Apartado, avait lui aussi ce qu’il appelle une « conscience politique » : « J’ai décidé de me soulever contre le régime, l’injustice me révoltait. » Parcours moins convenu pour le jeune Richard, originaire de Tarazá (Antioquia). Il y a vécu sous influence paramilitaire. Il avait un cousin dans l’armée et, contrairement à ses actuels camaradas, redoutait la guérilla. « On disait qu’elle tuait pour tuer, qu’elle était sanguinaire, qu’elle n’avait aucune compassion. » Au gré des circonstances, il croise à moult reprises les insurgés dans les campagnes – el campo. « Quand j’ai commencé à les connaître, j’ai vu qu’ils ne ressemblaient pas à ce qu’on prétendait. Ils parlaient simplement aux gens. » Le temps passant, l’avenir lui paraissant bouché, l’idée lui vient de s’enrôler. « Quand j’ai eu quinze ans, j’ai parlé avec un commandant. Il m’a répondu : “Pourquoi ? Tu as des problèmes avec ta famille ? Reste dans ta maison !” Il a essayé de me décourager. » Après réflexion, Richard insiste et obtient gain de cause. Très jeune. Trop jeune, s’insurgeront d’aucuns. A juste titre – dans l’absolu. Mais à un détail près, qu’on ne peut écarter.
Qu’est-ce que l’enfance dans les campagnes colombiennes ? Pas la même chose qu’en France, en Suisse ou aux Etats-Unis. L’adolescence n’y existe pas. Très prématurément, garçons et filles doivent trimer, exercer des responsabilités domestiques et économiques. Des muchachos et muchachas se retrouvent pères et mères de famille – sans que les tartuffes ne s’en émeuvent, la loi colombienne ne permet-elle pas le mariage des filles dès 12 ans (14 pour les garçons), avec le consentement des parents ? « A 15 ans, tu as acquis une expérience de la pauvreté, commente Deiber, titillé sur son âge d’incorporation. Je me sentais très mal à cause de ça. Toute cette misère… Quand je voyais les riches à la télévision, ça me rendait triste et furieux. » Quant à Richard, il persiste et signe : « Personne ne m’a obligé, ça me paraissait bien. »
Ce débat récurrent sur la présence de mineurs – entre 15 et 18 ans – dans le groupe armé, ne doit pas devenir le tronc d’arbre qui cache les ombres monstrueuses de la forêt. « J’habitais Riosucio [Choco], confie Santiago, cultivant un morceau de terre pour survivre, sans un sou pour acheter la comidita (le minimum d’alimentation). Quand les paramilitaires sont arrivés, la situation est devenue très critique. Ils disaient qu’ils pourchassaient les FARC, mais, mensonge !, ils martyrisaient les paysans. Toute la population civile s’est déplacée. Ceux qui refusaient de partir ou d’obéir aux “paracos” se sont retrouvés tout naturellement dans la guérilla. » Même discours dans la bouche d’Ariel, originaire d’Urrao (Antioquia) : « On est trois cousins dans la lutte parce que les “paras” ont tué nos proches. On n’a pas vu d’autre solution que de prendre un fusil. » Claudia l’infirmière ? « Mon père, mes frères, toute la famille ont été déplacés par les “paras”. Maintenant, ils vivent à l’étranger. Ils ont tout perdu. »
Des Afro-descendants et une trentaine d’ethnies indigènes, parmi lesquelles la plus importante, les Embera-Chami, peuplent majoritairement ce ténébreux Choco. L’humidité stagne, permanente ; épuisant les organismes, la chaleur demeure en permanence supérieure à trente degrés. D’après les insurgés, du début de 2016 à la fin juin, dans leur environnement immédiat, près de trente enfants indigènes sont morts de paludisme et de dénutrition. Deux cents victimes dans un rayon à peine plus grand. « N’importe où ailleurs, ce serait un scandale ! Dans une région riche comme celle-ci en ressources naturelles, il n’y a objectivement aucune raison pour qu’il y ait dénutrition ou malnutrition… »
Dans ce bivouac rebelle d’une vingtaine de combattants appartenant à l’« unité d’organisation » du Front 57, se trouvent autant de Noirs, natifs du Choco, que de Blancs et de métis, souvent les cadres ou les guérilleros « spécialisés », venus d’autres contrées. Les natifs des terres chaudes lèvent les mains d’un air moqueur. « Je suis habitué aux bestioles, rit Samir, je n’en souffre pas ! Je me sens plus mal dans les terres froides, je ne les aime pas. » Les autres, eux, n’hésitent pas longtemps avant de grimacer : « Les insectes, les reptiles, le climat, le terrain… c’est difficile de s’acclimater. »
Sous les gigantesques frondaisons, une permanente impression d’étouffer. La nuit, lorsqu’un déluge ne s’abat pas sur la carpa (la toile en plastique), une chaleur d’enfer règne sous la moustiquaire. Au lever, l’aurore n’ayant pas encore remplacé la nuit, obligation de regarder attentivement où l’on pose ses pieds nus – les serpents pullulent et n’ont rien d’amicaux. La leishmaniose rôde sournoisement : transmise par la piqûre d’insectes, une espèce de lèpre qui peut s’étendre, mange la peau, se transforme en affection cutanée très invalidante, voire mortelle si elle n’est pas traitée. Chacun reçoit aussi en dotation un traitement pour les ongles, car, dans les bottes de caoutchouc, l’humidité les ronge inéluctablement… Et puis la boue, la boue, « cette putain de boue… » Mais une sorte d’optimisme pragmatique et martial conclue systématiquement tout entretien : « Comme il faut faire avec, on apprend à cohabiter. »
La guérillera française Nathalie Mistral – l’une des deux seules Européennes présentes dans les rangs des FARC, avec la hollandaise Tanja Nijmeier – remet également les choses en perspective : « Bien sûr que c’est dur, mais ce n’est pas ce qui pèse le plus, on finit par s’habituer. Ce qui pèse, c’est la guerre, les bombardements, c’est de voir mourir les compañeros. »
Un ouragan de violence et de folie soufflant depuis plus de cinquante ans sur le pays, nombre de ces combattants ont effectivement, ici ou ailleurs, connu des moments difficiles, affronté l’ « ennemi ». Alors qu’on les présente comme des barbares, des « narco-terroristes », des délinquants sans foi ni loi, aucun de ces survivants ne joue les matamores ou les ruffians à l’heure de se confier : « Logiquement, tout le monde a peur, admet Eusebio, mais, pendant le combat, chacun contrôle ses nerfs. Les soldats aussi ont peur, nous sommes tous des êtres humains. » Ariel conte les choses à peine différemment : « J’ai combattu en divers endroits. J’ai perdu des compañeros. Des moments difficiles, douloureux. C’est comme si on était des frères au sein de l’organisation. »
« Equilibre stratégique » : les FARC ne peuvent dérouter militairement les forces armées et celles-ci ne peuvent en finir avec la guérilla. Pour arrêter un carnage qui a fait de l’ordre de 450 000 morts (majoritairement civils) et près de sept millions de déplacés depuis 1948 – car la guerre n’a pas commencé en 1964 avec la naissance officielle des FARC, en réaction à l’impitoyable répression subie par les paysans –, des discussions ardues, très « politiques », ont débuté à La Havane (Cuba) le 19 novembre 2012. La guérilla observant depuis juillet 2015 un cessez-le-feu unilatéral parfaitement respecté, ce qui, entre parenthèses, laisse entrevoir le niveau de discipline et de cohésion existant dans ses rangs, le gouvernement a fini, à son tour, par suspendre ses bombardements aériens. Un soulagement réel pour le pays en général et, en particulier, pour cette partie du Choco qui a connu un niveau de confrontation très élevé.
« En 2012 et 2013, rappelle le commandant, membre de l’état-major du Front 57, Pablo Atrato, un grand afro-colombien barbu qu’on qualifiera de sympathique – il fut enseignant dans les murs d’un collège de quartier populaire, « dans une autre vie » –, on a comptabilisé vingt-sept bombardements sur ce seul front, avec, à chaque fois, entre six et dix morts, sans parler des blessés. Cinq membres de l’état-major du front ont été tués. »
Le dernier affrontement, le 25 mai 2015, à Riosucio, sur le rio Truandó, s’est soldé, côté insurgé, par la perte de trois guérilleros. Depuis, juillet de cette année, chacun respecte la trêve. Les militaires – qui, tout au long de cette guerre, localement ou nationalement, ont également subi de lourdes pertes en morts et en blessés – ne s’aventurent plus, comme ils le faisaient, jusqu’au hameau de La Loma, à proximité immédiate, sur les rives escarpées de l’Atrato. Tout en continuant à déplacer régulièrement ses bivouacs par mesure de précaution, le Front 57 observe la même retenue. « On n’attaque plus les soldats, nous confie Deiber, et on vit tranquilles, ils ne nous agressent plus. Si on les voit, on se retire. On sait que ce sont aussi des fils de pauvres, comme nous. Ils sont là pour la solde ; nous, pour changer le pays. » Personne ne veut être le dernier à mourir. Le silence des armes approcherait-il vraiment ?
Incontestablement, la violence du conflit armé décroît peu à peu. Le nombre de ses victimes directes ou collatérales aussi. Il n’en a pas toujours été ainsi. L’espérance d’une guerre « propre » n’est qu’un fantasme d’Occidental (au sens Otanien du terme), de révolté de bonne famille ou de « défenseur (à l’occasion un peu naïf) des droits humains ». Personne n’arrive avec les mains blanches au terme d’une si sanglante orgie. Mais celles des rebelles ne sont pas les plus sales. La Colombie est la seule nation d’Amérique latine où ont été assassinés tous les membres ou presque d’un parti politique (de gauche), l’Union patriotique (UP), dans les années 1980 et 1990. Par ailleurs, avec (au grand minimum) cinquante mille « disparus », elle surpasse de très loin l’Argentine des années 1970 et toutes les dictatures du cône sud réunies. Cette stratégie s’est développée principalement à travers des armées paramilitaires créées, financées et appuyées par une partie de la classe politique, les militaires, des entrepreneurs, les grands propriétaires terriens ainsi que certaines multinationales, et protégées par des dispositions légales à l’occasion. Avec le soutien, l’aide économique et militaire jamais démentis des Etats-Unis. La fabrique de cadavres devenant au fil du temps une entreprise en pleine expansion, la violence appelant la violence, l’escalade était inévitable. Les gouvernements successifs ne les ayant habitués ni à la pitié ni à la générosité, encore moins à la faiblesse, les FARC – et l’Armée de libération nationale (ELN), autre guérilla de moindre envergure encore en activité – ont riposté à ces atrocités par des pratiques parfois tout aussi déplorables. Dont des exécutions extrajudiciaires. Les enlèvements de civils sommés de payer l’« impôt révolutionnaire » pour être libérés sont loin d’être oubliés, et encore moins pardonnés, par une partie, surtout urbaine, de la société.
Dans le Choco, un événement particulièrement tragique a marqué l’Histoire du conflit armé : Bojayá. Le drame remonte à 2002. Depuis 1997, les narco-paramilitaires des Autodéfenses unies de Colombie (AUC), avec l’aide de la XVIIe Brigade de l’armée, commandée par le général Rito Alejo del Rio, avaient expulsé de leurs parcelles, dans le Bas-Atrato, des milliers de familles terrorisées par leurs tueries à la tronçonneuse et leurs disparitions forcées. En avril 2002, depuis Turbo, sur la côte caraïbe, environ deux cent cinquante de ces « paracos » aux ordres de Freddy Rendón (alias El Alemán), à bord de sept tangas – embarcations très puissantes –, arrivent à Bellavista, principale bourgade du municipio de Bojayá, située juste en face de Vigía del Fuerte. Pour mener à bien leur périple, ils sont passés sans être signalés et encore moins interceptés par les postes de contrôle de la force publique situés à Punta de Turbo (barrage permanent de la marine), à l’entrée de Riosucio (barrage permanent de la police nationale) et à sa sortie (barrage permanent de l’armée). Après qu’ils aient pris le contrôle des deux pueblos, sur les toits des maisons desquels flottent des drapeaux blancs, les FARC interviennent les 1er et 2 mai pour les en chasser. Très violents, les combats se concentrent à Bellavista. Alors que les habitants se réfugient dans l’église, les paramilitaires, bousculés, regroupés à proximité immédiate, les utilisent comme boucliers humains. Et la guérilla, de fait, commet l’irréparable. Destinée à frapper les paramilitaires, une bombonne de gaz lancée par un mortier artisanal terriblement imprécis tombe sur l’église. L’explosion fait 119 morts et 98 blessés. A l’époque, et aujourd’hui encore, le drame sert à dénoncer « la barbarie » de la guérilla, accusée de « crime contre l’humanité » – l’immense majorité des commentateurs « oubliant » sans vergogne la culpabilité des acteurs étatiques et para-étatiques de la tragédie [2].
Le 6 décembre 2015, transportés par un hélicoptère de la Croix-Rouge, une délégation de comandantes des FARC en provenance de La Havane – Pastor Alape, Benkos Bioho, Matías Aldecoa, Érika, Isaías Trujilloet Pablo Atrato [qui ne combattait pas dans le Choco à l’époque des faits] – s’est rendue à Bojayá. Là, en présence de représentants de l’ONU et au cours d’une cérémonie digne, respectueuse, chargée d’émotion, dont avaient été écartés les médias à la demande de la population, Pastor Alape, tout en précisant que « jamais il n’y eut l’intention d’affecter la population civile et moins encore les vieux et les enfants innocents morts lors de ce fait lamentable », a présenté les excuses des FARC et demandé pardon aux six cents survivants et proches des victimes rassemblées pour l’occasion. Avec un ensemble parfait, la noble caste des éditorialistes s’est déchaînée sur le thème « les victimes face à leurs bourreaux ». Bien peu ont mentionné que ni les paramilitaires, ni l’armée, ni l’Etat n’ont eu le même courage et n’ont officiellement, solennellement et publiquement, exprimant les mêmes regrets, assumé leur écrasante responsabilité.
Le soleil passe encore à travers les frondaisons, mais l’après-midi touche à son terme. Sous la toile noire du cambuche (autre appellation de la caleta) qui fait office de cuisine, sur un réchaud qu’alimente une bombonne de gaz (pacifique, celle-là), Richard a commencé à préparer le dîner – viande, riz et yucca. Assis sur un tabouret, un guerrier en uniforme pleure… en épluchant les oignons. « Il n’y a pas de différence entre les hommes et les femmes, se félicite Vanessa, qui vient de se laver et de se rafraîchir en occupant la salle de bain – un cours d’eau étroit et peu profond situé en contrebas. Les muchachos nous voient comme des égales. » Puis avec un sourire facétieux : « Il y a parmi eux d’excellents cuisiniers. » Évidemment, la Colombie n’étant pas une terre de miracles, on évitera tout enthousiasme romantique poussant à exagérer les progrès accomplis. « On est restés de nombreuses années sur une égalité formelle, sans travailler beaucoup la culture, réfléchit Nathalie Mistral. Alors, effectivement, il n’y a pas de différences entre les sexes au quotidien, mais, en couple [ce qui n’a rien d’exceptionnel au sein des FARC], l’homme cherche parfois à finasser. Genre “je monte la caleta, tu fais la lessive” ou “je vais chercher la nourriture, tu raccommodes mon linge”… Pratiques que notre règlement interne interdit ! » Au-delà de ces accrocs, le partage des tâches demeure un principe clairement affirmé et accepté, en décalage (positif !) avec les pratiques de la « société civile » [3]. Comme quoi il faut se méfier des idées reçues. Penché sur une centrifugeuse, Andrés prépare sans barguigner un succulent jus de fruits.
Un claquement de mains tapées l’une contre l’autre résonne dans l’entrelacs des feuilles et des lianes qui pendent par paquets. Chacun tend le cou, attentif. La nuit va tomber, c’est l’heure de la réunion quotidienne d’information. Incroyablement, au cœur de ce fouillis végétal perdu à mille lieux du monde dit « civilisé », les guérilleros, technologiquement très équipés, réussissent à recevoir des informations de La Havane à travers… Internet. D’un autre côté, grâce à l’écoute des radios publiques et privées sur leurs postes à transistors, ils disposent de la version gouvernementale des événements. Pour l’heure, rien ne paraît tout à fait clair de ce qui se décide entre négociateurs, chacun des camps diffusant sa version. Le comandante Pablo entreprend de faire le point. Après avoir évoqué la longue grève des camionneurs en cours dans une partie du pays, il commente, au milieu d’un silence tendu, les dernières nouvelles arrivées de Cuba : « Voici ce que qu’explique le camarada dans la note qu’il nous a envoyée… Ce qui se passe, concrètement, c’est que le gouvernement a laissé filtrer des documents qui ne sont pas définitifs. En réalité, les zones et les campements prévus pour la démobilisation ne sont pas encore totalement définis. » Un soulagement visible suit ses paroles. Les commentaires se bousculent. Il s’agit là d’un thème de discussion récurrent.
Sous sa caleta meublée de trois chaises en plastique et d’une table sur laquelle repose un ordinateur portable, le comandante éclaire un peu plus tard notre lanterne : « Le moment est complexe, il y a une grande inquiétude chez les combattants. On ne sait pas ce qui va nous arriver, où on va atterrir, quel type de travail on va réaliser. »
Quatre accords partiels, non encore totalement définitifs, ont déjà été annoncés depuis 2012 par les deux délégations, sur une « réforme rurale intégrale », au cœur de l’historique revendication paysanne ; la « participation politique de l’opposition », interdite depuis des décennies par l’oligarchie, ses sbires et ses chiens de garde ; le problème des « cultures illicites », lié à la misère des campagnes autant qu’aux mafias du narcotrafic ; la « justice transitionnelle » ainsi que la « réparation due aux victimes », enjeux particulièrement délicats car concernant tous les acteurs du conflit – militaires, paramilitaires, civils des sphères politique et économique – et non, comme l’auraient souhaité les puissants et leur appareil médiatique, la seule guérilla [4].
Le 23 juin dernier, un pas capital a été franchi avec la signature solennelle, à La Havane, en présence, entre autres, du secrétaire général des Nations Unies Ban Ki-moon, d’un « accord de cessez-le-feu bilatéral et définitif », fixant les modalités d’un abandon des armes, d’une démobilisation des insurgés et, pour les protéger, de garanties de sécurité. « L’heure est venue de vivre sans guerre, a déclaré le président Juan Manuel Santos. La paix n’est plus un rêve, nous la tenons dans nos mains. Nous ne sommes pas et ne serons probablement pas d’accord avec les FARC, mais nous apprécions que leur lutte, d’armée, devienne politique. » En réponse, le numéro un de la guérilla, Rodrigo Londoño Echeverri, alias « Timochenko », a précisé : « Ceci est le résultat d’un dialogue sérieux entre deux forces, dont aucune n’a pu dérouter l’autre. Ni les FARC-EP ni l’Etat n’ont été vaincus, cet accord n’est pas le résultat de pressions d’une partie sur sa contrepartie. » On notera au passage, bien que les modes médiatiques ne s’y prêtent guère, le vibrant hommage rendu à l’ex-président vénézuélien Hugo Chávez et à son ministre des affaires étrangères, puis successeur, Nicolás Maduro, ainsi qu’à Cuba, pour leur contribution déterminante à la tentative de résolution du conflit.
Dans le Choco, Ariel, 35 ans, qui combat depuis 1998, se félicite, comme tous ses camarades, en évoquant a posteriori l’événement : « On est contents des pas qui ont été faits, grâce à nos chefs. On a entièrement confiance en eux. » Il hésite un instant, son visage devient grave et il ajoute : « Mais… »
Dès signature de l’accord de paix définitif, les (environ) huit mille insurgés devraient se rassembler dans vingt-trois « Zones veredales transitoires de normalisation » (la vereda étant la plus petite division rurale de Colombie), pour les régions où ils sont historiquement présents et, s’agissant des contrées plus reculées, comme le Choco, dans huit campements d’une surface réduite (moins de 4 hectares). Autour, à un kilomètre de distance, un cordon installé sur trois niveaux – le premier des FARC, le second d’observateurs civils et militaires des Nations unies opérant sans armes, et le troisième de la police et/ou de l’armée – permettra(it) de les protéger, mais aussi… de les isoler, les civils des alentours ne pouvant y pénétrer. « Le travail politique, avec qui allons-nous le faire, s’interroge Pablo Atrato ? Et notre projet de développement ? Avec les singes ? C’est très problématique, tout ça. »
Car s’il est un point qui fait consensus, c’est que le travail militant auprès des populations paysannes, jusque-là mené par le Parti communiste clandestin (PC3), auquel appartiennent tous les guérilleros, ne s’arrête pas avec la remise des armes à l’ONU – et non à l’armée colombienne, ce qui symboliquement ressemblerait par trop à une reddition –, en trois étapes, durant les six mois d’existence des zones et campements précités. « On ne parle pas de démobilisation individuelle, au sens classique, nous précise-t-on dans le Choco. On pense à générer une dynamique collective, des plans de développement locaux, des projets productifs pour et avec les gens de la région. » La construction de nouvelles formes de pouvoir social et local dans des « Territoires spéciaux pour la construction de la paix » (« Terrepaz ») allant de plain-pied avec une insertion dans la vie enfin démocratique du pays.
Des « Républiques indépendantes » !, s’insurge déjà le procureur général Alejandro Ordóñez, principal allié de l’ex-président Álvaro Uribe dans son rejet haineux et sa campagne permanente contre le processus de paix.
Le projet n’a rien d’un doux délire ou d’une rêverie pour qui connaît en profondeur le pays. Dans nombre de zones depuis des décennies sous leur influence, en particulier sur la frontière agricole, les FARC disposent d’une base sociale. Certes, dans ce coin du Choco, comme partout sur le territoire national, le Colombien est habitué à la prudence. Qu’un étranger au territoire arrive et pose des questions, il n’obtiendra aucune réponse. En revanche, s’il est connu et demande « Où est Pablo [Atrato] ? », tout le monde lui répondra : « En ce moment, il a son campement là-bas ! » Outre l’éventuelle proximité affective ou politique, c’est aussi la conséquence d’une clandestinité menée dans une zone où dominent les cours d’eau. Les insurgés se déplacent en embarcations, il faut bien les amarrer quelque part, donc elles se voient, donc on sait où ils sont. D’ailleurs, pour l’heure, se cachent-ils vraiment ?
Régulièrement, quittant leur uniforme et revêtant des habits civils, les guérilleros se rendent dans les hameaux environnants ou visitent les maisons isolées des caseríos (habitat dispersé) pour y développer leur credo politique (un marxisme-léninisme pas vraiment orthodoxe teinté de bolivarisme) et, en ce moment, l’Etat demeurant totalement absent, développer une « pédagogie de la paix » en expliquant à la population ce qui se passe à Cuba. « Parce que pratiquement, constate Deimer, les documents qu’on reçoit, la population ne les a pas. Or ce qui se passe l’intéresse énormément. » Volontiers autoritaires, organisation « politico-militaire » oblige, les FARC apprennent de leurs erreurs et s’assouplissent relativement (en tout cas ici) avec l’expérience et le temps. Dans le Choco, territoire « collectif » qui, depuis les années 1970, jouit d’une juridiction particulière, le conseil communautaire pour les populations noires et le cabildo pour les Indigènes gèrent le quotidien. « La relation avec eux est différente, fait remarquer Pablo Atrato. Il faut se montrer respectueux et fonctionner dans une logique de coopération, d’aide, d’appui. Ça ne manque pas d’être un peu difficile car ils ont leur culture et sont méfiants. Nous devons apprendre à comprendre et à respecter leurs raisons. Mais, au bout du compte, on s’entend. » Lorsqu’ils se rendent dans les communautés pour y organiser des réunions, les guérilleros ne le font désormais qu’avec l’autorisation des chefferies traditionnelles, dont elles cherchent à renforcer l’autorité. En retour, et il ne s’agit nullement d’une nouveauté ni d’une particularité locale, celles-ci appellent les FARC à la rescousse pour résoudre les conflits – car il y en a beaucoup, de voisinage, pour la terre, pour le bois, etc. Et demandent de l’aide, qu’ils reçoivent (quand cela est possible), en matière de santé.
Pour autant, la période s’avère délicate, un peu crépusculaire – comme entre chien et loup. Plus vraiment la guerre, pas encore la paix. « Avant, résume Ariel, qui a connu plusieurs fronts, notre vie c’était le combat. Maintenant, notre quotidien c’est de faire la cuisine, gérer l’alimentation, sortir en civil ... » L’instruction politique a remplacé l’entraînement physique. Les combattants se lèvent plus tard, se couchent plus tôt. Moins de travail, plus de loisirs et d’oisiveté. On continue bien sûr à entretenir les armes, mais, en pleine journée, certains s’occupent en regardant, sur les ordinateurs portables, des DVD de films mexicains. « Il faut maintenir l’exigence de la discipline, admet le commandant, s’assurer davantage que le guérillero lit, étudie. » Et ne passe pas son temps à gamberger.
Bien sûr, il y a de la satisfaction dans l’air. « Ça va être un soulagement de sortir de cette forêt, souffle Claudia, les mains dans les poches de son treillis. Nous, les guérilleros, on ne veut plus de guerre, on aime la paix. » Mais pas mal de ses compagnons secouent la tête, incrédules : si le « processus » va à son terme, il leur faudra une nouvelle fois changer de vie. Et quel changement ce sera ! Qu’elle ait eu lieu il y a trente, quinze, ou trois ans, l’incorporation n’a pas toujours été aisée. Passe encore pour les paysans, mais les citadins… « Je n’avais jamais travaillé avec une machette, porté des charges sur les épaules, marché quatre, six, douze heures, raconte Pablo Atrato, qui vivant dans une grande ville, à Barranquilla, et confronté à l’alternative « mourir, tué par les paramilitaires, ou aller p’al monte », a rejoint, au milieu des années 1980, le 19e Front de la Sierra Nevada. Manquer de sommeil, manger à des heures irrégulières… « Tu n’aimes pas forcément sortir au milieu de la nuit, sous une averse, pour faire ton tour de garde… »
Même issu du monde rural, note le jeune Ramón, « quand tu es habitué à ta maison, à avoir un lit, et que tu dois d’un seul coup passer ta vie dans un hamac ou sur les planches de la caleta… » Sans oublier la rigidité des normes internes et des règlements ! Une armée en campagne n’a rien d’une colonie de vacances. Façon « jeune », comme Samir, cela donne : « Il faut bien s’habituer … Quand on a envie de faire quelque chose, on ne peut pas ! » Deiber, moins abrupt : « On ne peut pas boire, pas danser au village. La bière, on l’oublie. Mais c’est une règle qu’on comprend. » Ou encore Vanessa : « Dehors, on est libre, on fait ce qu’on veut. Ici, il faut une permission pour tout. On doit consulter le chef. On a des moments difficiles, mais aussi des bons. » Fort de sa longue expérience, Alexander fait la synthèse en passant une main calleuse dans ses cheveux ras : « En passant à la vie militaire, tu dois obéir à une discipline militaire elle aussi. C’est ce qui fait qu’on subsiste comme mouvement. Car un mouvement sans discipline finit par être exterminé. Il faut donc s’adapter à cette vie. Quand tu as la conscience, tu sais que c’est nécessaire pour la sécurité. »
Aidés au début par les anciens, ils se sont accoutumés à toutes ces contraintes. Mais la transition à la vie civile risque d’être tout aussi compliquée et de se transformer en un nouveau… parcours du combattant. Comment retrouver les modes de vie d’une société en temps de paix, après avoir évolué en temps de guerre ? Oublier la jungle, la brousse, la montagne, le contact permanent avec la nature, et retrouver la sédentarité ? Toute leur vie, tout ce qu’ils possèdent, tient dans leur mochila (le sac à dos). Deiber fronce les sourcils, visiblement troublé à l’idée d’abandonner son arme, son alter ego, sa compagne, son identité. Ariel se montre tout aussi perplexe : « On est habitués à la porter, elle va nous manquer. Quand on va sortir à l’extérieur, il y a des gens qui ne nous verrons pas comme des civils, mais qui, connaissant notre passé, nous regarderons avec hostilité. S’il faut se défendre, on sera vraiment tout nu. »
Effacé derrière la cause collective, encadré vingt-quatre heures sur vingt-quatre, vivant en symbiose avec le groupe et l’« organisation », le guérillero va devoir, retrouvant la banalité du quotidien, réapprendre à prendre et assumer ses propres décisions. « Il faudra travailler pour les vêtements, la nourriture, les bottes, etc. Ici, on a tout. » Regardant la situation par le petit bout de la lorgnette, Ramón réfléchit sacrément : « J’aime bien un petit coup de temps en temps, mais je ne vais pas me mettre à boire ! Disons, une bière, à l’occasion… »
« On y pense, admet Vanessa. Tant d’années dans la guérilla ! Revenir à une vie différente, on y pense, logiquement… » Elle, se réjouit à l’idée de retrouver sa fille de quinze ans, qui vit chez les grands-parents. « Ça s’est fait sans problème, j’ai accouché chez ma maman. Chaque fois que je le peux, je maintiens le contact. On s’entend bien. Elle n’a jamais critiqué ma… profession, disons-le ainsi [5]. » Claudia aussi a un fils de 24 ans, né avant son intégration dans la guérilla. « Je le vois de temps en temps, en fonction des circonstances et en demandant l’autorisation. »
Fait significatif : au moins la moitié de ces futurs ex-combattants affirme vouloir faire des études – beaucoup ont appris à lire et à écrire dans la guérilla. « Ma scolarité a été courte parce qu’on était trop pauvres, précise Claudia qui s’est formée à la spécialité d’infirmière sur le tas et dans la braise des combats. Ce que je vois, je le retiens et je le pratique, je ne l’oublie pas. Alors, j’aimerais apprendre la médecine. Je ne suis plus toute jeune, mais avec les ordinateurs c’est possible maintenant. » Andrés voudrait devenir chauffeur. Samir s’imagine à nouveau paysan. Ariel se verrait bien à la tête d’un petit commerce ou d’une cantina. Le vétéran Alexander évite de rêver : « Certains pourront gagner leur vie facilement, mais pour d’autres, comme moi, du fait de leur âge et du temps passé – toute une vie ! – dans la clandestinité, ce ne sera pas facile de gagner son pain. »
Une journée de plus, une journée encore. Cette nuit, il a plu comme jamais. Routine immuable de la réunion, les bottes pataugeant dans la boue. En permanence arrivent des informations sur tout ce qui se dit et se signe à La Havane. La troupe enregistre, analyse, discute collectivement. Dans une étonnante transparence, Pablo lit intégralement un courrier envoyé par le commandant du Bloc sud, Rodolfo Benítez, aux camarades qui négocient, pour poser quelques questions qui, « personnellement », l’inquiètent sérieusement. Dans le cadre de la « désescalade », plusieurs dispositions viennent d’être annoncées, parmi lesquelles la démobilisation immédiate des mineurs. Problème, objecte Benítez : « Les moins de dix-huit ans refusent de s’en aller ! Ils se sentent rejetés de l’organisation… » Tous, d’ailleurs, n’ont pas forcément une famille pour les accueillir. Qui l’aurait cru chez les bien pensants ! Les zones de démobilisation et les campements, tels qu’on les annonce, ne l’emballent pas non plus énormément : « On aura plus de limitations que quand on était dans la forêt ! » Sur tous les points, le « numéro un » Timochenko, dans une réponse longue et pédagogique, expose la position du secrétariat, que lit posément Pablo. La sécurité par exemple des hauts cadres impliqués demain dans la vie publique a été prévue en accord avec les représentants du gouvernement : « On aura plus de deux mille guérilleros affectés comme gardes du corps. Ils n’accompliront pas cette tâche avec un stylo. »
Tandis que ses hommes et femmes s’esclaffent, Pablo a laissé sa dernière phrase en suspens. Vu l’expression de son visage, ce qui va suivre doit être important. Et, de fait… Timochenko réagit à un événement qui, connu quarante-huit heures plus tard, le 6 juillet, à l’extérieur de l’organisation, va faire sursauter toute la Colombie. « Nous avons eu vent d’un cas d’insubordination… Derrière les arguments soi-disant politiques et idéologiques avancés, se cache un phénomène de corruption interne. Ils ont un bon négoce qui va être affecté par les accords de paix. » « Ils » : le 1er Front « Armando Ríos », qui opère dans le lointain département du Guaviare, au sud-est du pays, refuse de se démobiliser. De quoi conforter les inquiétudes légitimes des citoyens de bonne foi, mais aussi les alarmes et manipulations des pythies qui espèrent et annoncent – pour délégitimer et la négociation et les insurgés – que des dissidences vont disperser dans la nature, exposant leur véritable nature criminelle ou « narco », des hordes d’ex-guérilleros.
Que ce soit en Amérique centrale, en Afrique ou ailleurs, l’observation rétrospective le montre : au terme de tout « processus de paix », une minorité des combattants censés déposer les armes se refusent à le faire. La Colombie elle-même a déjà connu ce type de situation : en 1982, tandis que les FARC négociaient avec le président Belisario Betancur, un de leurs commandants, José Fedor Rey Álvarez, alias « Javier Delgado », fit défection et fonda le front « Ricardo Franco » ; en 1990, le M-19 signant la paix avec le gouvernement de Virgilio Barco, un groupe réduit créa le Mouvement Jaime Bateman Cayón, dans les départements du Cauca et du Valle ; l’année suivante, refusant de suivre les consignes des dirigeants de l’Armée populaire de libération (EPL), une faction se sépara, commandée alors par « Magateo » (tué depuis), structure qui existe encore aujourd’hui dans la région de Catatumbo ; on a même vu, dans les années 1990, un groupe issu de l’EPL collaborer avec les paramilitaires des Autodéfenses unies de Colombie (AUC), dans l’Urabá. Fort logiquement, on peut donc augurer qu’un certain nombre de « farianos » feront également défection demain. La seule question qui vaille est celle-ci : combien ?
Là commencent dans le meilleur des cas les supputations et dans le pire la manipulation. D’après InSight Crime, organisation basée à Medellin (et financée par l’Open Society Foundations de Georges Soros !), « au moins 30 % des combattants des FARC opteront pour ignorer un éventuel accord de paix, afin de maintenir leurs lucratives économies criminelles, comme le narcotrafic et les activités minières illégales. » Cette estimation alarmiste, bien que non argumentée, sera plus souvent reprise par les médias que l’annonce du lancement, le 10 juillet, à Briceño (Antioquia), en vertu des accords passés à la table de négociation, d’un plan de substitution volontaire des cultures illicites, piloté par les communautés de la région, le gouvernement et les FARC.
Lors de notre retour à Bogotá, nous découvrirons une série d’articles de presse [6], tous similaires au demeurant, stipulant que parmi les troupes susceptibles de faire sécession, figureraient les fronts 7, 16, 44 et… 57, celui-là même dont nous sortions ! Dans son désir obstiné, brûlant, irrésistible, de relancer la guerre, l’inévitable procureur général Alejandro Ordoñez, surfant sur l’émotion, affirmait le 8 juillet que « plus de 50 % des membres des FARC ne se démobiliseront pas » et demandait au gouvernement de « réactiver immédiatement les opérations militaires, y compris les bombardements, contre ces forces dissidentes. »
Qu’il existe un malaise dans certaines unités n’est pas un secret. Certaines pour des raisons peu légitimes : la protection d’un négoce. D’autres considèrent que, à La Havane, le secrétariat s’est laissé « manger tout cru ». Mais fait-on la révolution, à une table de négociations, lorsque le rapport de forces ne vous est pas favorable ? En réalité, c’est sur un point plus capital que se concentre la crispation : la sécurité des ex-combattants.
Evoquant l’avenir, le jeune Ramón, qui avoue n’être « pas très expert en politique », réfléchit en plissant les yeux : « Quand on sera civils, je ne sais pas si on aura le même règlement que maintenant ou s’il va changer. » Moins naïvement, un leitmotiv revient en boucle, répété à l’envie par ces guérilleros du Front 57 qui s’apprêtent à franchir le seuil de « la paix ». « Je m’imagine continuer à lutter contre l’injustice, confie Vanessa. Ce que je désire, c’est voir le changement pour lequel on a tant lutté, pour lequel tant de camarades sont tombés… » Alexander, qui fait partie des cadres, a un discours très structuré : « En tant que mouvement, on ne va pas se désintégrer. On va laisser les armes pour l’action purement politique, on va procéder par étapes, mais personne ne rentre à la maison. » Le comandante Pablo concluant : « La révolution n’a pas été faite, elle ne viendra pas par décret. Il faudra un travail très intense pour que ces accords s’appliquent et soient respectés. Le gouvernement pensait qu’en six mois il se débarrasserait de nous et chao ! Ces quatre années de négociations ont prouvé et démontré qu’on a une proposition et qu’on sait ce qu’on veut : construire un pays différent, en démocratie, avec de l’équité sociale pour les grandes majorités. »
Vaste programme dans une Colombie gouvernée par des néolibéraux « pur jus », qui, avec ou sans la paix, n’entendent rien lâcher. Ayant vécu dans un entre soi rassurant, dans un environnement parfois acquis, parfois silencieusement soumis, tous les guérilleros ne sont pas conscients par ailleurs du pays qu’ils vont trouver : ils vont devoir réintégrer une gauche dispersée et qu’eux-mêmes divisent – considérés comme infréquentables pour beaucoup. Outre leurs ennemis de l’oligarchie, de la bourgeoisie et des affaires, ils devront affronter la haine, l’aversion de la société urbaine, des classes moyennes, des gens du commun, façonnés par des décennies de campagne médiatique, mais aussi par leurs propres erreurs et autres exactions passées. Il leur faudra démontrer que, au-delà des clichés, ils ont toujours eu une colonne vertébrale politique. « Ça ne va pas être facile, c’est complexe, difficile, c’est le défi qu’on a », admet lucidement le comandante Pablo.
D’autant qu’une lourde menace plane, que nul ne peut ignorer.
Depuis la moitié des années 1990, les paramilitaires ont toujours prétendu occuper ce territoire stratégique propice à tous les trafics, aux portes de l’Amérique centrale, que constitue le Choco. Défaits militairement par les FARC, ils ont néanmoins généré une base sociale dans certains secteurs. Et, à présent, ils reviennent massivement. A Vigía del Fuerte, on les sait présents, tranquilles, relativement discrets, dans le cadre d’une sorte de trêve tacite. Mais pour combien de temps ? A Acandi, depuis deux ans, est dénoncée la présence visible de plus de mille hommes armés. A Riosucio, à nouveau, assassinant des civils, ils reprennent la zone urbaine, mais aussi les ríos. Des armes leur sont distribuées en plein jour dans les locaux d’un commerce situé à deux cuadras (pâtés de maisons) du poste de police. De nombreux affrontements ont lieu avec les forces guérilleras – le cessez-le feu ne concernant que les militaires, pas les « paracos ». Toutes les semaines il y a des combats. Les médias se taisent, personne ne le sait, l’Etat ne dit rien.
Or c’est précisément à Riosucio que doit être installé le campement destiné à la démobilisation du Front 57. Dans notre bivouac, Ariel, Claudia l’infirmière, Andrés, Santiago sont précisément passés à la guérilla pour échapper à leurs exactions. « S’ils ne sont pas éradiqués, réfléchit Alexander avec une mimique expressive, il n’y a aucune garantie, ni pour nous ni pour les paysans. Donc on est inquiets. » La même question se pose, pour tous les insurgés, au niveau national. Très légitimement.
Maurice LEMOINE