Retracer la vie de Michael Foot, c’est revivre toute l’histoire du radicalisme britannique du XXe siècle. Son parcours magnifique nous livre l’essence même du mot " radical " : impétuosité, intégrité faite de courage, frôlant parfois l’excentricité, une morale inflexible et, jusqu’à la fin de sa vie, une vigueur étonnante dans la mise en oeuvre de ce radicalisme. Foot appartenait à une famille exceptionnelle dans laquelle ses frères et soeurs furent nourris par le libéralisme inébranlable, typique de l’Ouest du pays, de leur père puritain Isaac, et par les principes passionnés de leur mère d’origine écossaise, la redoutable Eva Mackintosh.
Il en alla de même pour Michael Mackintosh Foot, dans son univers fait de politique, de littérature, de journalisme, d’histoire, de poésie byronienne, de détermination cromwellienne et d’un talent oratoire exceptionnel. Du début jusqu’à la fin, sa vie exceptionnelle fut faite de tout cela et nous offrit cette honnêteté et cette lumière qui contribua à élever le niveau de la politique britannique et de la vie culturelle.
Michael débuta comme l’enfant prodige de la gauche - un rôle qu’il endossa de manière formelle lors des élections législatives de 1945, comme député travailliste de Plymouth, son point d’attache, où il resta jusqu’en 1955. Il avait précédemment tenté d’emporter la circonscription de Monmouth lors des élections de 1935. à‚gé de 22 ans, il était frais émoulu d’Oxford, où il était un membre actif du Parti libéral. Déjà à l’époque, il avait commencé à évoluer vers le socialisme.
La campagne de Monmouth donna lieu à une réunion qui devait bouleverser à jamais la vie de Michael. Stafford Cripps (1) le présenta à Aneurin Bevan (2), alors âgé de 37 ans et député d’Ebbw Vale (3) depuis peu. L’association Cripps-Bevan, fondateurs de Tribune en janvier 1937 amena Michael au journalisme et à la vie parlementaire. Précédemment, il avait travaillé dans une entreprise maritime de Liverpool, un emploi trouvé par la famille de Cripps, de vieux amis de ses parents.
C’est la découverte de Liverpool qui, en fin de compte, convertit Foot au socialisme, comme il s’en souviendra plus tard : « J’ai rejoint le Parti travailliste à Liverpool, à cause de ce que j’avais vu de la pauvreté, du chômage, des interminables infamies commises à l’encontre des habitants des corons de la ville. » Entré à Tribune en 1937, Foot fut nommé rédacteur en chef adjoint ; par ailleurs, il s’attela à la préparation de livres consacrés à ses héros littéraires et politiques, tels Charles James Fox, William Hazlitt, Tom Paine, Lord Byron et H.G. Wells.
Bevan présenta son jeune ami à Lord Beaverbrook, le propriétaire du groupe Express qui comprenait alors le London Evening Standard. Le magnat de Fleet Street fut fasciné par le jeune Foot. Une fascination réciproque. Ils établirent des liens d’amitié extraodinaires qui durèrent jusqu’à la mort de Beaverbrook en 1964.
Le rédacteur en chef de l’Evening Standard était alors Frank Owen, qui utilisa les services de Michael comme chroniqueur avant que les deux hommes n’unissent leurs talents pour rédiger leur essai désormais classique consacré à la politique d’apaisement précédant la guerre, Des hommes coupables (Guilty Men), publiée en 1940 (4). Puis, en 1942, alors qu’il n’avait que 29 ans, Michael fut nommé par Beaverbrook rédacteur en chef de l’Evening Standard, fonction qu’il occupa jusqu’en 1944.
Élu lors du raz-de-marée travailliste de 1945, Michael se contenta d’être un député de base durant cette législature. Son talent oratoire, à l’évidence inspiré de celui de Bevan, envoûta rapidement la Chambre des Communes. Sa voix était celle d’un radical avertissant le gouvernement de Clement Attlee du danger de reculer devant le credo de l’évangile socialiste. Les foudres de Michael s’abattirent sur Ernest Bevin, le ministre des Affaires étrangères, à cause de son attitude antisoviétique et proaméricaine. Michael exigea davantage de nationalisations et des aides plus importantes accordées aux travailleurs. Ce qu’il se retenait de dire devant les Communes, il l’écrivait dans les colonnes de Tribune, dont il devint le rédacteur en chef en 1948. Il en fut ainsi jusqu’à ce que Bevan démissionne du gouvernement en 1951, après quoi Aneurin et Michael purent chanter la même partition.
Même ainsi, durant les neuf années mouvementées qui précédèrent la mort de Bevan en juillet 1960, Michael fut bien souvent un être torturé. Lors des élections de 1955, il perdit son siège de Plymouth. L’ambiance au sein du Parti travailliste était tendue et lourde. Des récriminations se faisaient entendre contre les partisans de Bevan qui menaient une campagne nationale contre la politique officielle du parti. Hugh Gaitskell, désormais le premier dirigeant, avait hérité d’une formation déchirée par la contestation, en particulier sur les questions de défense. Foot resta aux côtés de Bevan durant ces années, indéfectiblement.
C’est à cette époque qu’il publia ses ouvrages les plus célèbres, y compris, en 1957, une version remaniée des Hommes coupables. La Plume et l’épée (The Pen and the Sword), magnifique analyse de l’oeuvre de Jonathan Swift et du pouvoir de la presse (5) est sans aucun doute l’un de ses meilleurs livres. En 1959, il échoua de nouveau dans sa tentative de récupérer le siège de Plymouth, ville pour laquelle il éprouvait une affection toute particulière, ainsi que pour son club de football.
Le coup le plus violent, sans conteste, Michael le reçut lors du congrès du Parti travailliste de 1957 lorsque son idole, Aneurin Bevan, refusa de soutenir le désarmement nucléaire unilatéral, une cause dans laquelle Michael Foot s’était engagé dès le début de la Campagne pour le Désarmement Nucléaire (6). Devant le congrès de 1957, Bevan, alors responsable des Affaires étrangères au sein du shadow cabinet, prononça un discours qui passa à la postérité : il déclara refuser d’entrer « tout nu » (sans la bombe) dans la salle de réunion. Ce coup virulent fut à deux doigts de ruiner leur amitié.
La température à l’intérieur de la salle de rédaction de Tribune - où Bevan et son épouse Jennie Lee siégeaient aux côtés de Michael - atteignit fréquemment le point d’ébullition. Pour Michael, le périodique devait refléter tout autant ses opinions que celles de Bevan. La situation devint tellement conflictuelle que Jennie envisagea de mettre la clé sous la porte, ce que Bevan refusa. Chaque rencontre entre les deux hommes donnait lieu, presque toujours, à des moments d’intense fébrilité.
Les élections de 1959 mirent un terme à tout cela. Bevan était déjà malade, même si peu de gens connaissaient la gravité de son mal. Il devait prendre la parole pour Michael à Plymouth, mais fut contraint d’annuler cet engagement sur l’ordre de son docteur. Il fut hospitalisé à quelques semaines des élections, atteint d’un cancer dont il mourut en juillet 1960. A la fin de cette même année, Foot fut choisi par les militants pour prendre la relève de Bevan. Il remporta le siège d’Ebbw Vale, rebaptisé Blaenau Gwent, où il fut réélu jusqu’à son retrait de la vie parlementaire en 1992.
Pendant ces 32 années durant lesquelles il occupa le siège de Bevan, Foot le rebelle se métamorphosa en Foot l’homme d’État. Il devint, contre son gré, un leader du Parti travailliste malheureusement sans grande réussite. Lui qui avait été quelque temps la bête noire des gouvernements travaillistes termina comme président de la Chambre des Communes au service du Premier ministre James Callaghan. Avant cela, il avait été le ministre de l’Emploi de Harold Wilson.
Un peu plus tôt, durant les années soixante, le tableau avait été bien différent. Le rebelle continua de monter à l’assaut des remparts de la bureaucratie travailliste. Vêtu des habits de Bevan, Foot apparut comme le chef de la gauche du parti. De son banc de député, il fut à l’évidence le critique le plus efficace du gouvernement travailliste 1964-1970, s’en prenant en particulier à la politique des revenus et des prix et à la participation des Britanniques à la guerre du Vietnam. C’est à cette époque de sa magnificence rhétorique que Foot prononça quelques-uns de ses plus grands discours dans l’enceinte du Parlement. Des députés de tous les partis politiques se pressaient dans la Chambre pour l’entendre.
Foot rejeta diverses tentatives de Wilson pour le faire entrer au gouvernement. En 1964, Frank Cousins, l’allié politique de Michael avec qui il avait si souvent défilé dans les manifestations de la Campagne pour le Désarmement Nucléaire, était ministre de la Technologie. Il souhaita faire de Michael son secrétaire parlementaire. Celui-ci ne se laissa pas tenter, même par son plus proche ami politique. Cependant, la défaite de Wilson aux élections de 1970, avec un retour au pouvoir des conservateurs emmenés par Edward Heath, marqua un tournant important dans la vie de Foot. A l’âge de 57 ans, il accepta pour la première fois une vraie responsabilité dans la hiérarchie du parti après avoir été élu au shadow cabinet. Wilson le nomma porte-parole pour les questions énergétiques. Le rebelle était en train d’évoluer.
Tout au long de sa vie de couple, Michael fut enchanté, inspiré, soutenu par sa lumineuse compagne Jill Craigie. Ils s’étaient rencontrés à Plymouth pendant la campagne électorale de 1945 : Jill y filmait un documentaire sur la renaissance de la ville (7). Ils se marièrent en octobre 1949. D’une étonnante beauté, Jill avait déjà convolé deux fois et avait une fille de son premier mariage, Julie Hamilton. Durant les difficiles années soixante, après la mort de Bevan, Jill aida indéfectiblement son époux à faire face à des épreuves terribles. En octobre 1963, Michael et Jill s’en revenaient de leur circonscription d’Ebbw Vale lorsque leur voiture heurta très violemment un camion. Michael fut éjecté de l’autre côté de la route, tandis Jill se retrouva coincée sous le camion, avec une main écrasée, une blessure qui laissa à jamais des traces. Michael resta inactif pendant des mois et Jill mit un terme à sa carrière de cinéaste. Ils avaient survécu par miracle. Le retour de Michael à la vie politique fut un long combat.
Il se remit à l’écriture. Le premier volume de son grand oeuvre consacré à la vie d’Aneurin Bevan était sorti en 1962. Il fallut attendre 1973 pour la parution du second volume qui fut accueilli comme l’une des meilleures biographies politiques du siècle.
En février 1974, Foot fit sa première entrée au Cabinet, comme ministre de l’Emploi du gouvernement Wilson. Ses idées n’avaient pas changé, mais les expériences de la vie avaient calmé les ardeurs du rebelle. Wilson l’avait persuadé qu’il valait mieux assumer un rôle concret à l’intérieur du gouvernement plutôt que de l’attaquer de l’extérieur.
Ses deux années passées au ministère furent immensément constructives. Il renoua les liens entre Downing Street et les syndicats, ce qui déboucha sur un Contrat Social - une modération des augmentations de salaires avec, en contrepartie, un développement des prérogatives syndicales sans précédent. Avec l’aide des syndicats, il mit sur pied l’ACAS, un organisme arbitral de conciliation, ainsi qu’une Instance de la Santé et de la Sécurité pour renforcer la protection des travailleurs. Au sein du Cabinet, Foot devint le « ministre des syndicats », une expression un peu méprisante mais proche de la vérité.
Lorsque Wilson démissionna en mars 1976 (8), Foot se porta candidat à la fonction de Premier ministre contre Anthony Crosland, Tony Benn, Denis Healey, Roy Jenkins et James Callaghan. Il fut battu après trois tours, Callaghan ne le devançant que de 39 voix et accédant ainsi au 10 Downing Street (9). En avril 1976, Callaghan nomma Foot président du Conseil Privé et de la Chambre des Communes. Dans les faits, il devint le second de Callaghan, une situation officialisée formellement en octobre de cette année-là lorsque Foot fut élu numéro 2 du Parti travailliste après une rude empoigne avec Shirley Williams.
Aucune de ses fonctions ne mit un frein à ses activités d’écritures ni à ses autres intérêts dans la vie - surtout sa relation de longue date avec l’Inde, y compris avec la famille Nehru, en particulier la fille de Nehru, Indira Gandhi, à qui il rendit visite en 1977 alors qu’elle était Première ministre. Au retour de ce voyage, il se vit terrassé par un virus. Son ophtalmo lui conseilla de se reposer, de peur de perdre l’usage de l’oeil gauche, un conseil dont il ne tint pas compte.
La même année, lorsque le FMI força le ministre des Finances Healey à opérer d’importantes réductions dans les dépenses publiques, Foot pris la tête d’un groupe hétérogène de ministres de gauche hostiles à ces réductions, tandis que Tony Crosland faisait de même avec ses propres partisans. Cette lutte de clans menaça l’existence d’un gouvernement qui ne disposait alors que d’une minorité très réduite au Parlement. Mais, en fin de compte, Foot et Crosland choisirent de soutenir Callaghan et Healey par loyauté.
Malgré tout, le gouvernement vacillait sur ses bases. Bien que Foot ait joué un rôle crucial pour rallier les Libéraux afin de prolonger la vie du gouvernement, l’issue était inévitable. Elle survint lors des élections de mai 1979 lorsque Margaret Thatcher fut la première femme en Grande-Bretagne à accéder aux fonctions de Premier ministre.
Quand Callaghan démissionna de la direction du parti après le congrès travailliste de 1980, un groupe de responsables syndicaux persuadèrent Michael de faire acte de candidature. Il se montra bien peu enthousiaste, ne se faisant aucune illusion sur le défi considérable que cela représentait. Thatcher était solidement installée, et Foot, alors âgé de 67 ans, était à moitié aveugle et physiquement fatigué, même si ses capacités intellectuelles étaient toujours étonnamment vigoureuses. Pour finir, sa femme était plutôt hésitante, mais elle finit par accepter la conviction de Michael selon laquelle il devait se présenter pour sauver le parti. Au premier tour, Denis Healey pris la tête avec 112 voix contre 83 pour Michael, 38 pour John Silkin et 32 pour Peter Shore. Au second tour, Foot l’emporta par 139 voix contre 129 pour Healey.
Le résultat ne fit que renforcer l’amertume dans les rangs du parti. Les députés de la droite du Labour suggérèrent que certains des votes en faveur de Michael venaient de ceux qui avaient voulu voir le parti se désintégrer, pensant que, sous la direction de Foot, c’est ce qui arriverait. La constitution du Social Democratic Party en 1981 sous l’égide de la " Bande des Quatre " (10) donna corps à cette théorie cynique.
Lorsque Michael mena le parti aux élections de juin 1983, personne ne fut surpris lorsque Thatcher, après le triomphe de la Guerre des Malouines, l’emporta avec une majorité écrasante. Les travaillistes obtinrent leur plus mauvais résultat depuis 1935. La plupart des médias se moquèrent de la déroute de Foot, raillant sa faiblesse, des railleries qui, lors du congrès travailliste de 1983, suscitèrent chez Michael une dénonciation passionnée de la presse, son ancienne profession. Il exprima son amertume et sa fureur dans un brillant ouvrage, Un autre coeur, d’autres battements (Another Heart, Other Pulses) (1984).
Il démissionna de la direction du parti durant l’été 1983 afin de préparer le terrain pour l’un de ses disciples, Neil Kinnock, qui lui succéda en octobre de cette même année. Michael fit campagne lors des élections de 1987, mais démissionna de son siège avant les élections de 1992. Il retourna vers son ancienne passion : l’écriture. Il rédigea des essais pour Tribune, des comptes-rendus de livres pour son ancien quotidien, l’Evening Standard, et d’autres livres remarquables. Il ne cessa d’écrire, l’esprit jamais en repos, même lorsqu’il devint très impotent et presque aveugle. Jill mourut en 1999, alors qu’ils allaient célébrer leurs 50 ans de mariage. Dans les dernières années de sa vie, Michael s’assura qu’une biographie de qualité fût écrite pour sa femme bien aimée. Mervin Jones en écrivit une fort belle de lui, publiée en 1994.
Il n’est pas de plus belle épitaphe pour Michael Foot que ces vers de Byron :
« Et je serai en guerre, au moins avec les mots (et, si
Ma chance le permet, avec des actes) contre tous ceux
Qui font la guerre avec la pensée. »
Geoffrey Goodman, Tribune
http://www.tribunemagazine.co.uk/2010/03/03/michael-foot-1913-2010/
Traduction : Bernard Gensane
(1) Futur ministre du commerce, favorable à l’appropriation des moyens de production et d’échanges, ndt.
(2) Ouvrier mineur à 13 ans, leader de la gauche travailliste, futur créateur de la sécurité sociale britannique, ndt.
(3) Circonscription ouvrière du Pays de Galles, ndt.
(4) Publié sous le pseudonyme de Cato (Caton), cet ouvrage, auquel avait également collaboré le conservateur Peter Howard, s’en prenait nommément à quinze personnalités politiques favorables à la politique d’apaisement face à Hitler. Parmi elles, le Premier ministre Chamberlain, bien sûr, Stanley Baldwin, ancien locataire du 10 Downing Street, et Ramsay MacDonald, ancien chef (très modéré) du Parti travailliste. Mis en vente juste après la débâcle de Dunkerque, ce livre remarquable contribua à faire prendre conscience à de nombreux lecteurs (le livre se vendit comme des petits pains) des responsabilités des temporisateurs et de la faiblesse de l’armée britannique au moment de l’attaque nazie. Quelques jours avant la sortie du livre, le duc de Windsor, frère du roi et ancien roi, dont les sympathies hitlériennes étaient connues, fut nommé gouverneur des Bahamas. Un exil doré pour ce membre de la famille royale à un moment où la roue commençait à tourner (ndt).
(5) En 1710-1711, ndt.
(6) Campagne lancée la même année, sous l’égide de l’hebdomadaire de gauche The New Statesman, par l’écrivain J.B. Priestley, le philosophe et mathématicien Bertrand Russel, parmi d’autres personnalités (ndt).
(7) Elle fut la première réalisatrice-productrice de l’histoire du cinéma britannique (ndt).
(8) Il avait soixante ans et avait déclaré de longue date qu’il prendrait sa retraite à cet âge (ndt).
(9) Élu par les députés travaillistes, le candidat devient chef du Parti, puis Premier ministre (nommé formellement par le souverain) (ndt).
(10) Roy Jenkins, David Owen, William Rodgers, Shirley Williams. Leur objectif était de constituer une majorité au parlement avec le Parti libéral (ndt).