Le sujet de la colonisation continue de faire débat en France. Il y a quelques mois, le président de la République a pour la première fois reconnu les "souffrances" infligées à l'Algérie par la colonisation, ce qu'aucun de ses prédécesseurs n'avait osé faire. La semaine dernière, l’historien sénégalais Ibrahima Thioub, spécialiste des systèmes de domination en Afrique, a dénoncé dans les colonnes du Monde l'attitude de la France pendant la décolonisation arguant que l'ancienne puissance coloniale avait transmis le pouvoir aux élites les plus favorables à une continuation du système colonial. Une vision très différente de celle de Jean-Yves Ollivier, l’émissaire à l’origine de la libération de Nelson Mandela, qui sort son autobiographie dans quelques jours.
L’interview d’Ibrahima Thioub est passionnante à plusieurs égards. Ainsi, le professeur d’histoire à l’université Cheikh Anta Diop de Dakar, au Sénégal, et chercheur associé à l’Institut d’études avancées de Nantes, s’éloigne de la langue de poids et n’hésite pas à remarquer que des pays comme le Mali et la Centrafrique sont "des Etats fragiles, inefficaces et incapables de mobiliser les populations pour défendre leur patrie."
L’universitaire propose son explication et dénonce aussi bien les liens restants très forts entre les élites africaines et la France que l’incapacité de ces élites à exploiter efficacement les nombreuses ressources naturelles du continent : "Aujourd’hui, les groupes au pouvoir restent connectés à la France par la persistance du modèle économique, fondé sur l’extraction des ressources naturelles. Ces ressources, non valorisées localement, sont achetées à un prix très inférieur à celui du marché mondial. En échange, les élites africaines reçoivent une rente réexportée en Europe sous la forme de comptes bancaires ou de biens immobiliers. Pis, ces élites ont un modèle de consommation qui ne favorise pas la production locale. Tout cela laisse la population exsangue, et la jeunesse face à une alternative : rejoindre les rébellions, les mouvements djihadistes ou évangéliques, ou émigrer."
Pour l’intellectuel sénégalais, cela tient du modèle colonial français, celui-ci ayant qui "investi a minima dans les colonies pour en extraire le maximum de ressources au profit de la métropole". "Cela a laissé ces territoires à l’état de squelettes" dénonce-t-il.
Des propos qui rejoignent l’opinion de Walter Rodney qui estime que l’Europe est la principale responsable du retard de l’Afrique, mais qui s’opposent par moments à la vision de Jean-Yves Ollivier, homme d’affaires français connu grâce au documentaire "Plot for peace" qui relate comment il a contribué à la chute du régime de l’apartheid en Afrique du Sud et à la libération de Nelson Mandela. Dans son autobiographie, cet ami de Denis Sassou-Nguesso appelle à ne pas voir le système colonial de façon totalement simpliste et rappelle notamment que le colonialisme a permis à beaucoup de "s’affranchir des tribus esclavagistes (et) contester la tyrannie des gérontocrates, sinon des hommes sur les femmes." Cet ancien trader en grains déplore que l’Afrique n’ait pas inventé la mitrailleuse avant l’Europe. "Elle n’aurait sans-doute pas été colonisée" affirme-t-il. Ollivier explique également qu’il ne faut pas oublier les nombreuses différences entre pays africains et que la faillite des uns ne doit pas faire oublier la réussite des autres, qui partaient pourtant d’une situation similaire.
Quoiqu’il en soit, acteurs et historiens n’ont pas fini de s’affronter sur cette période de l’Histoire qui continue d’influencer l’évolution et la progression des Etats africains. Pourtant, beaucoup d’entre eux souhaitent à présent aller de l’avant et considèrent que de nombreux problèmes actuels sont avant tout dû à des dynamiques internes.