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La révolution d’Ukraine, et après ? Les enjeux du référendum

Par Jean Geronimo, Spécialiste des questions économiques et géostratégiques russes. Université Pierre Mendès France, Grenoble II. A l'heure d'un risque d'embrasement de l'Est ukrainien, sonnant comme un cri de révolte et d'incompréhension face à une évolution politique en partie impulsée de l'Etranger, la maladresse de l'ingérence occidentale risque de coûter très cher au peuple de Kiev.

La méconnaissance des bureaucraties occidentales de la réalité ukrainienne, historiquement imbriquée à l’histoire russe, éclate aujourd’hui comme une évidence. Surfant sur l’élan initial des protestations de rue, contre « un autocrate corrompu, aux soldes de Moscou », les opposants politiques les plus divers et extrêmes ont réussi leur coup d’Etat, recouvert du vernis légitime de « révolution ».

C’est cette légitimité kiévienne qui est remise en cause par l’autre partie du peuple ukrainien, jusqu’à présent curieusement oubliée par la pensée unique relayée par les médias, et qui constate, impuissante, l’arrivée de nostalgiques du nazisme aux responsabilités gouvernementales. Un rêve déçu mais, surtout, un retour en eaux troubles, vers un passé que l’on croyait à jamais révolu.

Peut-on parler de manipulations ?

Entre soft power et manipulations, voyage en eaux troubles

Après les fausses « révolutions colorées » d’inspiration libérale, frappant dans les années 2000 la périphérie post-soviétique et plaçant des dirigeants pro-américains à la tête des Etats géorgien, ukrainien et kirghize, la « révolte de Kiev » apparaît au final comme un sous-produit d’un modèle déjà expérimenté et prolongé, récemment, au Moyen Orient, principalement en Libye et en Syrie. A la base de ce modèle « révolutionnaire », se trouve une stratégie de désinformation permettant la justification du processus politique conduisant au renversement d’un régime hostile (ici, celui de Ianoukovitch) et, surtout, à l’arrivée de dirigeants politiquement corrects (ici, pro-européens). Depuis la « croisade » américaine de 2003 en Irak, ce scenario s’inscrit dans une redoutable permanence : G.W. Bush lui-même, n’avait-il pas alors reconnu, que la première guerre à gagner était « celle de l’information » ? Comme une inquiétante inertie.

La seconde « révolution de Sébastopol », haut lieu historique et symbole politique de la vieille Russie, tout en visant à contrebalancer la première « révolution de Kiev » dénonce, de manière implicite, cette utilisation inconsciente par l’Occident du soft power issu de l’information. Subordonnée à la réalisation d’un objectif politique précis, centré sur l’élimination du président légitime, cette stratégie communicationnelle de la coalition anti-Ianoukovitch a été patiemment construite, indépendamment de ses coûts. Or, au regard de leur ampleur et de leur impact déstabilisateur sur la région, ces coûts semblent irréversibles.

Tendanciellement, un des coûts collatéraux de cette stratégie a été de réveiller les mouvements radicaux, extrémistes et néofascistes, teintés d’un vernis nationaliste. A terme, au-delà d’un redécoupage géopolitique de l’Ukraine selon l’ancien clivage Est/Ouest, catalysé par la volonté d’indépendance de la

Crimée – dans le prolongement d’une jurisprudence initiée par l’indépendance du Kosovo en 2008 –, c’est bien l’extension de l’axe OTAN-USA via l’UE, contre les intérêts russes, qui se joue.

Au cœur de l’Echiquier eurasien, cette extension de l’axe euro-atlantique sanctionnerait, de manière définitive, sa victoire de la Guerre froide.

Le réveil révolutionnaire de la Crimée, contre l’illégitimité kiévienne

Dans la mesure où la « révolution de Kiev » n’est pas représentative de la majorité du peuple ukrainien, la révolte de l’Est ukrainien et en particulier, de la Crimée, n’est qu’un juste retour des choses. La majorité silencieuse, trop longtemps passive, a laissé aller à son terme l’étrange révolution libérale, verrouillée par les élites occidentales mais infiltrée par des éléments extrémistes. Ces derniers semblent avoir provoqué consciemment les terribles massacres – avec l’aide de snipers pour accélérer les événements –, en tirant sur les forces de police et de sécurité, dès lors, condamnées à riposter. Face à l’inflexion nationaliste et anti-russe de la nouvelle ligne « révolutionnaire », la peur gagne désormais le camp des minorités ethniques. Le réveil de la société civile ukrainienne, après un véritable coup d’Etat programmé, n’en est que plus brutal. Le soleil se lève, aussi, à l’Est.

Lors des émeutes de Kiev du 18 février 2014, un étendard de la division SS Galicie a été fièrement brandi par les manifestants. Cet acte abject, condamné par Moscou, n’a guère été dénoncé par l’Union européenne et ses démocrates dirigeants. Une telle évolution s’inscrit dans une tendance plus globale à réécrire l’histoire et à glorifier le nazisme dans certaines régions européennes, orientales et baltes – récemment en Estonie (où d’ailleurs, les russes ethniques sont définis comme « non-citoyens » !). Une autre tendance parallèle – observée en Bulgarie, le 24 février 2014 –, est de souiller les monuments élevés à la mémoire des soldats soviétiques morts pour stopper la progression de la barbarie nazie et donc, pour notre Europe libre. Les leçons de l’histoire n’ont-elles pas suffi ? Et, en définitive, pourquoi de telles informations sont-elles occultées par nos médias ?

Aujourd’hui, avec l’appui de Moscou, l’Est pro-russe conteste la légitimité de la nouvelle direction politique ukrainienne. Et cela, d’autant plus qu’avec le soutien occidental, cette dernière a surfé et, en partie, instrumentalisé les « tendances nationalistes et néofascistes » dénoncées, le 26 février 2014, par le chef de la diplomatie russe, Sergueï Lavrov. A l’origine de cette rupture politique, sanctionnée par la destitution du président Ianoukovitch, il y a un double « malentendu », minutieusement construit par des forces intérieures et extérieures à l’Ukraine, solidarité libérale internationale oblige.

A la suite de cette crise de légitimité politique, générée par l’irresponsable attitude occidentale, est apparue une menace majeure : un risque de partition de l’Ukraine – dont la sécession de la république autonome de Crimée –, réactivant une forme de conflictualité bipolaire Est versus Ouest. Retour vers le passé.

Un coup d’Etat, issu d’un double « malentendu » adroitement construit

Dans un premier temps, initiée le 21 novembre 2013 et focalisée contre l’inflexion pro-russe de la politique ukrainienne, la protestation populaire pro-européenne de Maïdan est issue d’une désinformation évidente. En effet, l’idée d’un rejet de l’Europe, à travers celui de l’accord de libre-échange, n’a jamais été

une réalité. Comme je l’ai déjà souligné, le Président Ianoukovitch voulait simplement réviser les conditions trop drastiques de l’accord, pour mieux prendre en compte la spécificité de l’économie ukrainienne et ses liens denses avec la Russie structurés sous le soviétisme, via la division planifiée du travail socialiste. L’Europe bureaucratique avait-elle les moyens intellectuels de le comprendre ? L’application stricto sensu de cet accord aurait conduit à l’affaissement économique et social de l’Ukraine, associant à la fois tournant ultralibéral vers le tout marché et abandon des derniers acquis sociaux de l’Etat-providence communiste. Une sorte de chaos programmé, « à la grecque », sous bienveillance du FMI.

Dans un second temps, le 22 février 2014, le renversement du président Ianoukovitch est venu, suite à la violation de l’accord conclu la veille entre ce dernier et l’opposition, via les intermédiations américaine, européenne et russe. La montée en puissance de la violence « révolutionnaire » de la rue, le lendemain de cet accord, explique la regrettable tuerie, volontairement provoquée à l’origine par des extrémistes armés – dont des snipers très expérimentés. Pourquoi une telle offensive, le lendemain d’un succès diplomatique et, surtout, pourquoi ne pas l’avoir dénoncé ?

A priori, pour pouvoir accéder au pouvoir, certains éléments de l’opposition n’avaient aucun intérêt au maintien du nouvel accord et, pour cette raison, ont créé les conditions lui retirant toute légitimité – via la construction du point critique, obligeant le pouvoir à la répression –. Implacable logique.

L’Ukraine, au cœur d’une lutte d’influence sur le continent eurasien

L’enjeu implicite de la « révolution d’Ukraine » est le contrôle par l’axe euro-atlantique d’un espace stratégique, sur les plans politique et énergétique. Cette dimension stratégique du pays est renforcée par sa position intermédiaire (« pivot »), entre l’Europe et la Russie – sans oublier la base russe de Sébastopol, permettant un accès aux mers chaudes.

A terme, c’est donc l’extension des zones d’influence qui se joue, entre les puissances russe et américaine. Cette configuration géopolitique replace l’Europe – et, naturellement, l’Ukraine – au centre du jeu, c’est à dire au cœur de la partie d’échecs conduite sur le vaste continent eurasien, entre les deux anciennes superpuissances de la Guerre froide. C’est ce que Zbigniew Brzezinski, conseiller inaltérable des derniers présidents américains, depuis la fin des années 70, appelle le « Grand échiquier ».

Dans cette optique, la « révolution d’Ukraine » alimente la stratégie de reflux de la puissance russe, initiée par le bloc occidental – via l’axe OTAN-USA –, depuis l’implosion de l’Union soviétique en décembre 1991. A terme, il s’agit de réduire la puissance russe et de l’affaiblir sur sa ceinture périphérique, en vue de renforcer l’Europe « démocratique » et, dans le même temps, dissuader toute velléité de « retour impérial » de l’ancienne puissance communiste. Cette obsession de la politique étrangère américaine, qui considère l’Ukraine comme le cœur de cette reconstruction impériale, est traduite par l’analyse fondatrice de Z. Brzezinski.

Dans son fameux livre de 1997 « Le Grand échiquier », ce dernier conclut notamment qu’ « (…) aucune restauration impériale, qu’elle s’appuie sur la CEI ou sur un quelconque projet eurasien, n’est possible sans l’Ukraine. ». Une conclusion très claire, en prise avec l’actualité.

Le contrôle d’un « nœud géostratégique », pour contenir le retour russe

Au sens de Brzezinski, l’Ukraine est un pivot géopolitique, c’est à dire un Etat dont le pouvoir géopolitique est fondamentalement lié à sa capacité de nuisance sur des acteurs majeurs (régionaux et internationaux). Ainsi, selon ce dernier : « La notion de pivots géopolitiques désigne les Etats dont l’importance tient moins à leur puissance réelle et à leur motivation qu’à leur situation géographique sensible et à leur vulnérabilité potentielle, laquelle influe sur le comportement des acteurs géostratégiques ». Pour Brzezinski, dont l’analyse est considérée comme le vecteur de la politique extérieure américaine, le contrôle de l’Ukraine est donc une nécessité stratégique.

Dans la mesure où l’Ukraine se trouve à un carrefour stratégique sur la base de la trajectoire des tubes énergétiques et des grands axes politiques du continent eurasien, elle devient pour moi, une sorte de « super pivot » : un nœud géostratégique. Ce statut stratégique de l’Ukraine est renforcé par le fait qu’elle est potentiellement ciblée, d’une part, par l’extension programmée de l’OTAN aux ex-républiques soviétiques (en violation des promesses de 1989 faites à Gorbatchev) et, d’autre part, par l’implantation future du bouclier anti-missiles américain (déjà envisagée par l’administration de G.W. Bush). En effet, à partir du moment où l’Ukraine adhère à l’OTAN, rien ne s’opposera plus à l’extension du bouclier ABM à cette dernière et donc, aux portes de la Russie – d’autant plus si l’administration républicaine revient au pouvoir.

Or, comme vient de le rappeler le président Poutine, en aucun cas la Russie ne pourra accepter à ses frontières, la présence d’un système anti-missiles neutralisant, en partie, sa puissance nucléaire stratégique.

Le futur statut européen de la Russie, donc de l’OTAN, en question

Ainsi, l’Ukraine se retrouve au cœur d’une lutte bipolaire pour son contrôle, qui déterminera, dans une large mesure, l’avenir du continent eurasien et par suite, selon Brzezinski, l’évolution géopolitique du nouvel ordre mondial.

Ce faisant, à travers cette lutte, c’est l’extension et le rôle de l’Europe politique qui se joue et, en son sein, le statut de la Russie post-soviétique. Mais, par ricochet, c’est aussi la fonction de l’axe OTAN-USA dans la future structure politico-sécuritaire européenne qui est en jeu. Ce qui, dans ses grandes lignes, peut expliquer – et justifier – la stratégie américaine en Ukraine, tout comme le projet de Z. Brzezinski d’une structure de sécurité transeurasienne intégrant Kiev, verrouillée par Washington et marginalisant la Russie.

De ce point de vue, l’idée d’une Guerre tiède développée et conceptualisée dans mon livre, semble de plus en plus crédible (1). N’en déplaise au messianisme auto-proclamé des sirènes du néo-libéralisme, trop vite convaincues d’une « fin de l’histoire » sanctionnant la fin des idéologies. Sous l’impulsion d’une Russie revancharde, aspirant à l’ordre multipolaire et contrebalançant l’hégémonie américaine, l’idéologie est de retour. Affirmer le contraire, à l’heure où V. Poutine menace le régime illégitime de Kiev – rallié à l’idéologie néo-libérale – d’une intervention armée, pour protéger ses ressortissants et défendre ses intérêts nationaux, relèverait d’une pure ineptie intellectuelle.

Aujourd’hui, il s’agit bien d’un conflit entre deux visions du monde antagonistes, renforcé par le désir de Moscou d’apparaître comme une alternative au néo-libéralisme et de s’opposer à l’unilatéralisme américain, systématisé depuis la

disparition du contrepoids géopolitique soviétique – c’est en ce sens, que la disparition de l’URSS a été « la plus grande catastrophe géopolitique du 20° siècle ». Cette méfiance russe semble justifiée par la présence, au sein de la nouvelle équipe gouvernementale kiévienne, de dirigeants prônant une politique ultralibérale, anti-étatique et d’intégration à la zone euro-atlantique impliquant, à terme, l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN.

Une telle option exclurait toute intégration de Kiev à l’Union douanière, pierre angulaire du projet eurasien porté par V. Poutine – d’où, l’incompréhension russe.

Maïdan, une pièce stratégique sur l’Echiquier eurasien

Au-delà de cette opposition idéologique, la soif d’indépendance de la Crimée, encouragée par Moscou, traduit son envie de s’émanciper de la tutelle kiévienne sous domination américaine et aiguillée par un ultranationalisme fondé, en partie, sur une idéologie néo-fasciste, raciste et excluante. Elle relève, aussi, d’une volonté russe d’affirmer son droit de regard dans sa proche périphérie, dans la continuité du soviétisme. D’autant plus que le précédent kosovar, encouragé et légalisé par l’axe euro-atlantique rend légitime, de facto, la démarche politique du peuple de Crimée et en cela, le soutien de Moscou. L’enjeu sous-jacent étant, via le référendum, le rattachement de la Crimée à la Russie.

L’Etranger « très proche » est une ligne rouge à ne pas franchir, pour une révolution manipulée par le surpuissant bloc otanien hérité de la Guerre froide et en constante expansion, donc à visée géopolitique évidente. Par son ingérence illégale et dangereuse sur le plan politique, l’Europe a poussé la « révolution » kiévienne à franchir cette ligne et, en cela, elle est directement responsable du retour de la question de Crimée.

Maïdan, au joli vernis révolutionnaire de couleur orange, n’est qu’une pièce stratégique sur l’Echiquier eurasien.

La révolution d’Ukraine, et après ?

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