Suite à la mort du roi de Thaïlande Bhumibol Adulyadej, les médias ont relayé de nombreuses images de ses sujets en pleurs. Pour nombre de Thaïs, la disparition du souverain constitue une cause réelle de tristesse, mêlée, comme il a été dit et répété ailleurs, à de l’inquiétude quant au futur du pays. Cette attitude partagée par une large frange de la population du royaume est le fruit d’un culte de la personnalité qui a fait du roi Bhumibol le bienfaiteur d’une population complétement infantilisée. Il a ainsi été inculqué aux Thaïs, pendant plusieurs décennies déjà, que le roi est pour eux comme un père. Un père doté d’une aura sacrée. Tout blasphème à son égard constitue un crime de lèse-majesté. L’accusation conduit en général le commun des mortels directement en prison pour de longues années.
Pourtant, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale l’avenir de la monarchie en Thaïlande pouvait paraître bien incertain. Suite au coup d’État de 1932, organisé par un « Parti du peuple » composé de fonctionnaires civils et de militaires, et qui mit un terme à la monarchie absolue, le roi et les membres de sa famille furent contraints de renoncer à nombre de leurs privilèges. Le rôle du souverain devint largement protocolaire tandis que les princes furent interdits de politique. En 1934, le roi Prajadhipok quitta le Siam pour l’Europe. Il abdiqua l’année suivante et le prince Ananda Mahidol, encore mineur, lui succéda. Jusqu’au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le souverain fut représenté par un Conseil de régence. Vers le milieu des années 1940, l’institution monarchique, précaire, n’avait qu’un rôle symbolique (1). Ce qui peut être considéré comme une « restauration » de la monarchie, bien que celle-ci ne fut jamais abolie, s’avéra être le fruit d’une lutte menée par les membres de la famille royale afin de recouvrer le pouvoir qu’il lui avait échappé en 1932. Cette entreprise – soutenue dans le contexte de la Guerre froide par les États-Unis – est à l’origine d’un culte de la personnalité qui, aujourd’hui encore, contribue à maintenir en Thaïlande un ordre social extrêmement inégalitaire qui entend tirer sa légitimité d’un passé mythique. Les conditions dans lesquelles s’est déroulée l’entreprise de « restauration » monarchique témoigne assez du caractère fallacieux d’une propagande présentant le roi et sa famille comme étant motivés par un pur altruisme, la volonté de faire le bien et d’encourager le développement du pays.
La lutte des royalistes et du roi pour restaurer le rôle politique de la monarchie
La lutte qui se déroula sous le règne du roi Bhumibol Adulyadej s’inscrit dans la continuité des entreprises royalistes – groupe composé pour l’essentiel de membres de la famille royale et d’aristocrates – qui, dès 1932, visaient à renverser le pouvoir du Parti du peuple. Dans un premier temps, le roi Bhumibol resta en retrait du combat mené par les royalistes. Il n’avait accédé au trône que grâce à la disparition de son frère, le roi Ananda, retrouvé mort d’une balle dans la tête le 9 juin 1946. La lumière n’a jamais vraiment été faite sur la disparition de ce jeune monarque. Trois personnes furent accusées d’avoir perpétré l’assassinat : le secrétaire d’Ananda et deux pages. Ils furent exécutés en 1955. Leur culpabilité paraît cependant plus que douteuse. Au lendemain de la mort du roi, les soupçons qui se manifestaient dans les cercles diplomatiques quant à l’identité du coupable se dirigeaient plutôt en direction du frère du défunt (2). Ce fut sous ces riants auspices que commença le règne de Rama IX. Le jeune roi retourna dans un premier temps en Suisse, là où il avait grandi avec son frère, et d’où ils étaient retournés au Siam au lendemain de la Seconde Guerre mondiale.
Durant l’absence du roi dans la seconde moitié des années 1940, les royalistes se manifestèrent dès novembre 1947, en participant de concert avec les militaires au premier coup d’État de l’après-guerre. Cependant, les divergences entre royalistes et militaires ne tardèrent pas à se manifester une fois l’objectif principal atteint, c’est-à-dire l’éviction du gouvernement Thamrong Nawasawat, dominé par la figure de Pridi Banomyong, ancien membre du Parti du peuple qui avait renversé la monarchie absolue en 1932 et symbole de la résistance au Japon. La coopération entre les deux parties fut brève et l’année suivante les royalistes furent écartés du gouvernement par le maréchal Phibun Songkhram, également membre du Parti du peuple mais qui avait collaboré avec les Japonais alors qu’il était chef du gouvernement pendant la guerre. En raison des dispositions anti-communistes de cet homme, son retour au pouvoir n’embarrassa absolument pas les États-Unis. Alors que la France s’enlisait dans la guerre contre le Viêt-Minh et que le pouvoir du Guomindang s’effritait en Chine, Washington entendait faire de la Thaïlande un bastion anti-communiste en Asie. Ils armèrent massivement le pays en contrepartie de quoi Bangkok envoya des troupes en Corée. En 1952, une loi anti-communiste fut promulguée et, suite à la défaite de la France en Indochine, la Thaïlande intégra l’Organisation anti-communiste du Traité de l’Asie du Sud-Est, ou OTASE (3).
Pendant ce temps, les royalistes parvinrent néanmoins à poursuivre leur opposition au gouvernement de Phibun Songkhram. Ayant conservé leurs positions au sein de l’Assemblée et du Sénat, ils parvinrent, en 1949, à faire passer une constitution restaurant de nombreuses prérogatives royales. En 1951, les royalistes tentèrent même de renverser le gouvernement lors de la « rébellion du Manhattan » (4). La tentative se solda par un échec et le gouvernement procéda à la fin de l’année au rétablissement de la constitution de 1932 limitant bien plus sévèrement les pouvoirs du roi.
Dans les années comprises entre 1951 et 1957, le roi Bhumibol participa lui-même à la lutte engagée par les royalistes contre le gouvernement de Phibun Songkhram afin de restaurer l’autorité monarchique. Le récit qui est fait plus bas des principaux traits de cette lutte reprend pour l’essentiel l’article de l’historien thaï Nattapol Chaiching paru en 2011 dans la revue Fa Diao Kan (5).
Depuis son retour en Thaïlande, à la fin de l’année 1951, l’opposition du roi au gouvernement Phibun se manifesta notamment par son refus de reconnaître la constitution de 1951, de participer à la célébration de la nouvelle constitution de 1952, et de promulguer la loi portant sur la réforme agraire de 1953. Les milieux royalistes et le monarque lui-même étaient d’autant plus opposés à cette loi qu’elle leur paraissait menacer leurs intérêts de grands propriétaires terriens.
Quoi qu’il en soit, les efforts des royalistes s’étant avérés vains jusque-là, ils cherchèrent un allié dans leur lutte contre le gouvernement et se tournèrent vers les États-Unis. Cette orientation se manifesta une première fois lorsque le souverain invita personnellement, au milieu de l’année 1953, l’ambassadeur américain Edwin F. Stanton à une soirée d’adieu. Son successeur, l’ambassadeur William J. Donovan, eut quant à lui toute la confiance du roi : en poste pendant un an, il eut l’occasion de rendre visite au souverain à cinq reprises. Donovan rapporta combien le roi était impatient d’avoir un véritable rôle politique. Il était particulièrement intéressé par les projets d’aide militaire et de lutte anti-communiste américains en Thaïlande. L’ambassadeur était en effet chargé de mettre en œuvre dans ce pays la « guerre psychologique » contre le communisme. Les dispositions du roi incitèrent Donovan à se rapprocher davantage de lui. Selon l’ambassadeur, la question monarchique devait occuper une place importante dans la propagande anti-communiste. Fin 1953, Donovan et la CIA s’attelèrent à faire en sorte que la monarchie soit au cœur de l’idéologie portée par la police aux frontières et les parachutistes dont les États-Unis avaient soutenu la mise en place pour les opérations secrètes. Les Américains parvinrent également à faire en sorte que le commandement de la police aux frontières s’installât à Hua Hin, à proximité du palais royal de Klai Kangwon. L’objectif étant qu’une relation étroite entre le monarque et les officiers se développât.
Le vif intérêt que prêtait le roi Bhumibol à l’obtention du soutien des États-Unis se manifesta en mai 1954 par l’envoi d’un émissaire personnel – Phraya Sri Visarn Vaja – aux États-Unis pour aller à la rencontre du président Dwight D. Eisenhower. Cette mission se fit à l’insu du gouvernement thaï. Phraya Sri Visarn Vaja fut autorisé à rencontrer le président en raison de l’importance accordée à la Thaïlande par le gouvernement américain dans le cadre de sa politique étrangère en Asie du Sud-Est. D’autant que la défaite française à Diên Biên Phu incitait les États-Unis à accroitre leur propagande dans cette partie de l’Asie. En avril-mai 1954, deux figures du mouvement royaliste, Kukrit Pramoj et Khuang Aphaiwong, évoquèrent devant l’ambassadeur américain la volonté du roi de se faire aimer du peuple et de profiter de l’affaiblissement qu’il percevait de l’autorité de Phibun Songkhram au sein du gouvernement. Un rapport d’octobre 1954 destiné au président américain concernant la situation en Thaïlande évoqua l’instabilité du pouvoir politique dans le royaume. Il conseilla également d’apporter un soutien à la monarchie. Le rapport souligna que, si le roi n’avait aucun pouvoir et que son rôle symbolique dans la politique thaïe n’apparaissait pas encore très clairement, il n’en était pas moins particulièrement enthousiaste.
À partir de 1954, la propagande américaine en Thaïlande dénonçant la menace communiste – faite au moyen de tracts, journaux, livres, films, etc. – associa de plus en plus fréquement l’image du roi à celle de la nation. Les royalistes continuaient de courtiser les Américains et projetaient des plans de tournées royales en provinces pour faire connaître davantage la figure du souverain à la population. Le chef du gouvernement, Phibun Songkhram, tenta de s’y opposer mais, vers le milieu de l’année 1954, il concéda au roi le droit de faire des tournées en-dehors de la capitale. Il essaya de s’y opposer indirectement par la suite, notamment en diminuant l’allocation versée au souverain à cet effet ou en ne se portant pas garant de sa sécurité. Quant à l’ambassadeur Donovan, il estimait que les visites du roi en provinces ne pouvaient que favoriser le travail de propagande anti-communiste. L’importance que les autorités américaines accordaient à la monarchie dans le cadre de leur « guerre psychologique » est encore illustrée par la visite faite au roi, en mars 1956, par le responsable du département d’état John F. Dulles. Ce dernier souligna comme il se doit auprès du souverain l’importance de la lutte contre le communisme.
Au moment même où le monarque témoignait aux États-Unis de sa volonté de combattre le communisme, le chef du gouvernement Phibun Songkhram commença à marquer une certaine distance vis-à-vis du patron américain, notamment en adoptant, à partir de 1955, une attitude de tendance neutraliste. Par ailleurs, sentant son autorité chancelante, Phibun entreprit de démocratiser le pays pour donner une assise populaire à son propre pouvoir. En vue des élections, il tenta de se réconcilier avec divers groupes politiques, en particulier avec celui des partisans de Pridi Banomyong. Phibun se montra plus ouvert à l’égard de la Chine populaire qu’auparavant et plus tolérant quant à l’importation de films en provenance de ce pays, cela au grand dam des États-Unis. Phibun Songkhram voulut également mener des représailles contre les royalistes. Le chef du gouvernement entendait faire revenir Pridi Banomyong de son exil en Chine communiste afin que fût rouverte l’affaire de la mort du roi Ananda. Mais, du point de vue de l’ambassade américaine, une telle initiative aurait entraîné la fin de la monarchie en Thaïlande. Phibun ne put aller au bout de sa manœuvre contre les royalistes (6).
La bénédiction donnée par la monarchie à une nouvelle dictature militaire
L’échec de l’entreprise de démocratisation initiée par Phibun Songkhram bénéficia à ses rivaux au sein de l’armée et aboutit à son renversement le 16 septembre 1957. Après diverses péripéties, le maréchal Sarit Thanarat s’empara directement du pouvoir le 20 octobre 1958. La constitution fut abolie, le parlement dissous, les partis politiques furent interdits et la loi martiale instaurée. La répression contre l’opposition commença.
La période durant laquelle Sarit fut premier ministre s’avéra décisive. Le pouvoir se coupant de toute légitimité populaire se tourna vers la monarchie. Tout de suite après le coup d’État du 20 octobre, le « Parti révolutionnaire » fit une déclaration selon laquelle « le souverain et la nation thaïe ne font qu’un et sont une entité inséparable. » Elle continuait ainsi :
« L’histoire de la Thaïlande est fondée sur la conception que le souverain est le symbole de la nation et le palladium du peuple thaï. Le Parti de la révolution fera tout ce qui est en son pouvoir en vue de soutenir et d’entretenir cette institution et veillera à ce que le souverain soit tenu en grande vénération et à ce que qu’aucun sacrilège ne soit perpétré contre sa personne, la famille royale et les traditions de la monarchie. » (7)
Certes, le caractère arbitraire du pouvoir qui se mettait ainsi en place était avant tout celui d’une « équipe dirigeante dominée par Sarit et s’appuyant sur l’armée et l’administration. » Le rôle du roi dans l’exercice du pouvoir resta essentiellement indirect. Grâce à l’article 17 de la constitution provisoire Sarit Thanarat n’avait de compte à rendre à personne (8). Comme l’a écrit Pierre Fistié, auteur d’un ouvrage sur la Thaïlande de la fin du XIXème siècle aux années 1960 :
« Le maréchal Sarit ne s’est pas fait faute d’utiliser cet article qui institue en fait un état d’urgence permanent et réduit à néant les garanties judiciaires dont la liberté individuelle avait pu bénéficier dans une certaine mesure sous le régime précédent. C’est ainsi qu’au cours de l’été 1959, le chef d’un groupe pro-communiste, un certain Supachai Sisati, fut exécuté à Bangkok sans autre forme de procès, après un bref interrogatoire conduit par Sarit lui-même. En mai 1961, un complot autonomiste ayant été découvert dans le Nord-Est et une centaine de personnes ayant été arrêtées, l’article 17 fut à nouveau invoqué pour exécuter les chefs du mouvement, dont le principal était un ancien député de la province de Sakon Nakhon, Nai [Khrong Chandawong]. Déjà, en 1958, à la suite d’incendies prétendûment provoqués par des Chinois, Sarit, après avoir personnellement mené l’enquête, avait fait fusiller plusieurs suspects. » (9)
À la liste de ces personnes, il est possible d’ajouter encore le nom de Sila Wongsin, qui fut à la tête d’une rébellion contre les autorités et exécuté en public en 1959 (10).
Après la mort de Sarit Thanarat, aucune constitution définitive ne fut adoptée pendant plusieurs années (11).
À tout cela, le roi Bhumibol – qui avait su s’opposer à Phibun Songkhram – ne trouva rien à redire car Sarit Thanarat avait remis la monarchie sur le devant de la scène et, que ce soit à l’occasion de cérémonies publiques, de tournées en province, ou en parrainant des projets de développement, la figure du roi devint de plus en plus visible (12). Tandis que Sarit s’appuyait ainsi sur le caractère sacré de la monarchie, tout en le fortifiant, le roi profitait des dispositions du maréchal pour assoir davantage sa propre autorité. Sur son lit de mort, qui survint le 8 décembre 1963, le dictateur eut le privilège de recevoir la visite du couple royal (13).
Le souverain ne s’opposa pas plus à l’exercice arbitraire du pouvoir par Sarit et ses successeurs qu’à l’envoi de plusieurs milliers de soldats américains, environ 10 000, sur le sol de la Thaïlande en mai 1962 dans le but d’intervenir au Laos et dans un contexte d’escalade vers la guerre entre les États-Unis et le Viêt-Nam du Nord. En mars 1963, un accord avec le gouvernement américain préfigura la construction de bases militaires américaines en Thaïlande qui, plus tard, devaient servir aux bombardements américains en Indochine (14). Dès 1960, le roi s’était rendu aux États-Unis où, dans un discours devant le congrès, il compara Washington à la Rome antique et assura ses alliés que les liens entre eux et la Thaïlande se développeraient davantage (15).
Pour résumer l’héritage du maréchal Sarit Thanarat, l’artisan décisif de la « restauration » monarchique, l’historien spécialiste de la Thaïlande David K. Wyatt a écrit ce qui suit :
« Il avait été impitoyable, cupide en privé, arbitraire et autoritaire. Il avait fait marche arrière sur la démocratie parlementaire et les droits de l’Homme, il avait attelé la position internationale de la Thaïlande à l’étincelante et radieuse étoile américaine, et il avait peut-être hypothéqué l’avenir de la nation. Il avait établi une philosophie politique durable qui amplifia les valeurs et les institutions traditionnelles, soutenant la hiérarchie sociale et politique au détriment de l’égalitarisme et même des droits humains. » (16)
Conclusion
De ce qui précède, il ressort qu’aux origines du culte de la personnalité du roi Bhumibol il y eut d’abord les efforts des royalistes et du roi pour redonner à l’institution monarchique une visibilité et un rôle politique réel. La résurgence de la monarchie eut, sous Sarit Thanarat, pour corollaire la liquidation des institutions d’inspirations démocratiques. Elle se fit avec l’appui des États-Unis, dont la propagande anti-communiste avait identifié le roi à la nation, et celui des militaires qui, eux, avaient besoin d’une source de légitimité traditionnelle pour assoir leur pouvoir. Jusqu’à la fin de son règne, les relations entre Bhumibol et les militaires restèrent étroites. Sur le plan de la politique extérieure, le roi favorisa un rapprochement avec les États-Unis qui se traduisit par une participation accrue de la Thaïlande à la guerre d’agression menée contre l’Indochine.
Mitsahai Thannueng