Le clou de Vermeer, George Orwell et Roland Barthes

L’actuelle exposition Vermeer m’a ramené plusieurs décennies en arrière quand, à plusieurs reprises, je suis allé éprouver des émotions rares au Rijksmuseum d’Amsterdam ou à la Mautitshuis de La Haye. Après une très brève réflexion sur la différence entre un grand peintre et un génie, je livre ici une remarque un peu plus élaborée que je m’étais faite il y a une quarantaine d’années en lisant Orwell et Barthes.

Considérons un instant la “Peseuse de perles”. Au sens propre du terme, ce tableau est une composition. On apprécie la manière dont l’artiste a planté son décor : un coin de pièce très délicatement baigné par une lumière diffuse venant, comme toujours dans les intérieurs du maître de Delft, de la gauche ; une table massive sur laquelle repose un velours froissé dont l’artiste a étudié les plis et les reflets avec un soin extrême ; un tableau dans le tableau, immédiatement allégorique – donc chargé de sens, un personnage féminin faisant face à la fenêtre et pesant des perles. On admire la prodigieuse harmonie des couleurs, l’organisation des horizontales, des verticales et des obliques que la silhouette féminine tout en rondeur et en douceur fait oublier peu à peu (la dame est enceinte). Mais le trait de génie de Vermeer dans cette œuvre c’est d’avoir saisi la peseuse au moment précis où le trébuchet se met en équilibre parfait. Le personnage féminin (le terme “personnage” convient particulièrement ici car il est généralement admis que sa peseuse – comme sa “Dentellière” ou sa “Joueuse de guitare” – étaient en fait des amies ou des parentes qu’il déguisait) cligne doucement des yeux, en paix, en harmonie avec lui-même. Mais sur le mur d’en face, il y a un tout petit détail qui brise le très profond silence de ce tableau : un clou avec à sa gauche l’empreinte que ce clou a laissé dans le mur. Et ce clou tombé, ramassé, enfoncé de nouveau fait un fracas épouvantable. Car bien que ne servant à rien, il nous dit néammoins ceci : je suis un pauvre clou, c’est pourquoi ce que vous avez devant les yeux est certes un tableau, donc une œuvre d’imagination, mais elle est peinte d’après le réel. Et le clin d’œil de Vermeer est d’autant plus appuyé que, dans une autre de ses œuvres, “La laitière”, on retrouve ce clou exactement au même endroit mais dans un décor tout autre.

Nous sommes bien sûr en présence d’un “effet de réel”.

C’est à ma connaissance George Orwell qui, dans son essai sur Charles Dickens a, le premier, mis le doigt sur cette technique particulière. Dans ces pages, il explique que ce qui distingue l’auteur de David Copperfield de tous les écrivains de son époque, c’est l’usage qu’il fait du “détail superflu” (unnecessary ou circumstantial detail). A l’appui de sa démonstration, Orwell cite, entre autres, le passage suivant :

"A few days afterward the family were at dinner – baked shoulder of mutton and potatoes under it – the child, who wasn’t hungry, was playing about the room, when suddenly there was heard the devil of a noise, like a small hailstorm ".

Alors, demande Orwell, à quoi sert l’épaule de mouton, en quoi fait-elle avancer l’histoire ? Réponse : en rien. Mais ce petit détail contribue à créer l’atmosphère dickensienne.

Je ne sais si Roland Barthes connaissait l’essai d’Orwell au moment où, en 1968, il a magistralement théorisé sur l’“effet de réel”. Mais le fait est que le début de sa propre analyse ressemble étrangement à celle consacrée à l’épaule de mouton :

“Lorsque Flaubert décrivant la salle où se tient Madame Aubain (...) nous dit qu’un vieux piano supportait, sous un baromètre, un tas pyramidal de boîtes et de cartons, lorsque Michelet racontant la mort de Charlotte Corday et rapportant que dans sa prison, avant l’arrivée du bourreau, elle reçut la visite d’un peintre qui fit son portrait, en vient à préciser qu’au bout d’une heure et demi on frappa doucement à la porte qui était derrière elle’, ces auteurs produisent des notations que l’analyse structurale (...) laisse pour compte”.

Au moment où ces détails superflus, conclut Barthes, “sont réputés dénoter directement le réel, ils ne font rien d’autre, sans le dire, que le signifier”.

Orwell eut souvent recours à cette technique dickensienne de l’effet de réel, comme, par exemple, dans Coming Up For Air, où le narrateur imaginait Londres bombardé avec, au milieu des ruines, des pianos…payés à crédit :

“War is coming. 1941, they say. And there’ll be plenty of broken crockery and little houses ripped open like packing cases, and the guts of the chartered accountant’s clerk plastered over the piano that he is paying on the never never”.

COMMENTAIRES  

09/03/2017 09:47 par yapadaxan (JC POTTIER)

Plus le temps passe, plus Bernard Gensane m’intrigue et m’intéresse. Il a une idée derrière la tête quand il évoque ces "effets de réel". Mais, hélas, il ne poursuit pas sa réflexion, ce qui est cruellement dommageable. Car nous touchons là l’essence même du récit romanesque (ou pictural). Ces "traces" de réalisme qui gênent tant nos critiques académiques qui, pour fuir le diable, surenchérissent sur la forme, l’esthétique. Pourvu, en fait, que la littérature ne dise rien du Réel. Les Lukacs, les Goldman ou encore les Barbéris, se heurtent à cette tradition idéaliste (et donc non matérialiste, voire anti matérialiste) dans la perception théorique du rapport Réel/Art.
L’idéologie bourgeoise s’oppose de toutes ses forces à l’idée que la littérature et, en premier lieu, le roman, puisse prendre en charge le réel social ou individuel.
Il va de soi qu’un débat sur cette question essentielle mérite un examen approfondi, l’enjeu étant majeur.

09/03/2017 19:52 par Autrement

Merci à Bernard Gensane pour le clou de Vermeer, riche de toutes sortes de souvenirs, parce qu’il n’est pas seulement un "effet de réel", mais avant tout un témoin de vérité. La vérité des écrits d’Orwell lui-même n’est-elle pas, et plus que jamais, aussi présente et actuelle que ce clou ? Ne rend-elle pas compte du réel mieux que beaucoup de récits historiques ou journalistiques ? Il me semble à moi aussi que la théorie de "l’effet de réel" (malgré les avancées qu’elle a pu permettre dans le champ de la littérature et de la critique) fausse et dévalorise la fonction littéraire et plus généralement celle de l’art. Le "réel" n’est jamais pour nous, en dehors de ses "traces", que la manière dont nous en parlons, - nomination, inventaire, description, récit. Et là, il y a place, non pour une illusion ornementale et purement esthétique à quoi on voudrait réduire la littérature et l’art, - illusion que "rachèteraient" des "effets de réel" -, mais pour une fonction de vérité dont ni la pensée rationnelle, ni la sensibilité ne peuvent se passer pour appréhender "en vérité" la réalité de ce que nous vivons. L’"universel reportage" qui résume pour Mallarmé toutes les manières ordinaires, vulgaires, c’est-à-dire illusoires et même illusionnistes, de parler du réel - le "réel-marchandise" -, ne peut justement être contré et réfuté en profondeur que par la fonction de vérité vécue de la littérature et de l’art. C’est toute la question de "littérature et idéologie", qu’il faudrait continuer (ou recommencer) à creuser et à mettre en pratique, pour rendre sa vraie valeur à la critique féconde et subversive dont sont porteurs la littérature et l’art. En attendant, la Peseuse de perles et la Laitière, si humainement réelles, éclairent notre chemin.

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