Collectif Les mots sont importants

"Ma chanson leur a pas plu » : à propos de l’émission « Ripostes », et d’un certain verrouillage du débat public en général et du débat sur l’immigration en particulier

Vendredi dernier, j’ai reçu un coup de téléphone qui m’a quelque peu perturbé. L’assistante de Serge Moati, interressée par certains de mes articles qu’elle avait lus sur internet, m’invitait à participer, le mercredi suivant, à l’enregistrement d’un débat d’une heure pour l’émission « Ripostes », autour des questions suivantes : « Le modèle français d’intégration est-il en crise ? » et « Y a-t-il une tentation du repli communautaire ? ». Elle me précisa que les autres participants seraient le dirigeant d’une association d’entrepreneurs noirs-africains, l’historien Benjamin Stora, le député de droite Yves Jégo, le président de SOS Racisme Malek Boutih et enfin Jean-Pierre Chevènement, qu’on ne présente plus… Je lui répondis que j’avais des choses à dire sur ces questions (et sur leur formulation), que la proposition m’intéressait, mais que la composition du plateau et les conditions du débat me semblaient difficiles ; je lui demandais donc de m’accorder deux jours de réflexion, ce qui ne lui posa pas de problème.

Après m’avoir fixé un rendez-vous téléphonique pour le lundi suivant à 11h, l’assistante de Serge Moati me demanda, à titre d’information, de lui dire en deux mots ce que m’inspirait le sujet de l’émission. Je lui répondis ceci : il n’y a pas de problème d’intégration, il n’y a qu’un problème de racisme et de discrimination. Par conséquent, si repli communautaire il y a, celui-ci n’a rien de « culturel » ou d’ « ethnique » : c’est un réflexe de défense parfaitement légitime, de la part de personnes qui sont constamment agressées, stigmatisées ou discriminées. Lorsqu’on est regardé comme des parasites, des bêtes curieuses, des « sauvageons » ou des intégristes, il est normal qu’on finisse par préférer rester entre soi.

J’ajoutais que le mot intégration, ce mot vide de sens, ne servait qu’à une seule chose : éviter de parler de racisme et de discrimination. En effet, parler d’intégration, c’est situer le problème au niveau de la population immigrée, alors qu’on ferait mieux de regarder du côté de la société française, et des mécanismes d’exclusion et de domination qui la traversent. J’évoquai par exemple la discrimination légale : un tiers des emplois sont interdits aux étrangers non-européens, soit un tiers de « préférence européenne ». J’évoquais la discrimination raciale sur le reste des emplois, illégale mais parfaitement tolérée : le taux de chômage des jeunes de 20 à 29 ans dont les deux parents sont nés en Algérie est de 40%, soit quatre fois plus que celui des autres jeunes du même âge... Quant à la réponse institutionnelle, elle n’est pas vraiment à la hauteur du problème : dix condamnations par an, et un numéro vert pour les victimes…

« Vous pensez donc que le modèle français d’intégration est en panne ? » me demanda l’assistante de Serge Moati. Je lui répondis que non, car parler de « panne » suppose qu’il fut un temps où ce « modèle français » a « fonctionné », en tout cas mieux qu’aujourd’hui, ou différemment. Or, il n’en est rien : être un Algérien en France n’était pas plus facile il y a vingt, trente ou quarante ans qu’aujourd’hui, et même les Italiens, les Polonais ou les Arméniens ont eu, dans le passé, à subir la xénophobie, le mépris et la discrimination.

Je m’en suis tenu là , conscient qu’un discours d’apparence trop « radicale » pouvait effrayer mon interlocutrice. Après tout, me disais-je après avoir pris congé d’elle, il serait toujours temps, une fois sur le plateau, d’aller un peu plus loin, et notamment de poser frontalement la question de la composition de ce plateau : pourquoi inviter dans un « débat contradictoire » Jean-Pierre Chevènement et Malek Boutih, dont le regard et le discours sur l’immigration et les banlieues sont identiques et interchangeables ? Et pourquoi les immigrés et leurs enfants ne sont-ils pas invités ? Pourquoi sont-ils toujours objets et non sujets de discours ? Pourquoi, par exemple, des sans-papiers n’auraient-ils pas quelque chose à nous apprendre sur le « modèle français d’intégration », ou sur leur supposé « repli communautaire » ? Pourquoi le « débat public » sur les immigrés et leurs enfants met-il hors-jeu les associations de terrain qui font de la politique au sens noble du terme, comme les Motivés, le Mouvement de l’Immigration et des Banlieues, Agora-divercité, Bouge qui bouge et tant d’autres ? Pourquoi fait-on mine de croire que la personne de Malek Boutih suffit à « représenter » la « jeunesse issue de l’immigration », alors que nombreux sont ceux qui ne se reconnaissent pas dans son discours sécuritaire ?

Je m’étais bien gardé, également, d’effrayer mon interlocutrice avec une liste exhaustive des violences qui sont faites aux immigrés ou à leurs enfants : privation du droit de vote, double peine, contrôles au faciès, tabassages ou crimes policiers, qui touchent presque toujours des jeunes noirs ou arabes. Mais une fois sur le plateau, il me faudrait parler…

Enfin, je m’étais bien gardé de manifester la moindre animosité à l’égard des autres invités, même si intérieurement je n’en pensais pas moins, et même si, dans un accès de ressentiment et de mégalomanie, il me prenait l’envie d’être le grand Vengeur, celui qui allait enfin faire payer à Malek Boutih et Jean-Pierre Chevènement tout le mal qu’ils ont fait. Car il fallait que cela soit dit : lorsqu’on est président d’une association qui s’appelle SOS racisme, c’est de la double peine qu’il faut parler, des « emplois réservés », du droit de vote des étrangers, des contrôles au faciès, des violences policières ; or, sur tous ces sujets, on n’entend pas Malek Boutih. En revanche, on l’entend à longueur de temps parler d’insécurité, de jeunes barbares et de viols collectifs, et entretenir ainsi des stéréotypes qu’il est censé combattre.

Les deux jours de réflexion passèrent. Certains de mes amis me conseillèrent de ne pas aller dans ce qu’ils considéraient comme un traquenard, à trois contre un, et même pas à domicile… D’autres me poussèrent à tenter ma chance, puisqu’après tout, je n’avais rien à perdre. Pour achever de me convaincre, un ami militant du MIB accepta de m’accompagner. Si Serge Moati acceptait, je serais donc moins seul face au « pôle républicain » que formaient Jean-Pierre Chevènement, Malek Boutih et Yves Jégo ; et s’il refusait, je consacrerais mon maigre temps de parole à la question cruciale de la composition du plateau, et de la mise hors-jeu des principaux concernés.

J’étais donc bien décidé à en découdre lorsque, le lundi suivant, à 11h, mon téléphone… ne sonna pas. Et il en fut de même durant toute la journée, puis le lendemain, puis le surlendemain : « j’ai attendu, attendu, elle n’est jamais venue ». Il fallut se rendre à l’évidence : malgré toutes mes précautions, malgré mes efforts d’autocensure, quelque chose n’était pas passé. Mais quoi ? J’en perdis mon sang froid : peut-être, tel Betty Elms dans Mullholland drive, m’étais-je vu évincé du plateau par une « Camilla Rhodes de l’intégration », imposée au malheureux Serge Moati par une quelconque Mafia. Mais quelle Mafia : l’Élysée, le PS, le Pôle républicain ? Et qui était cette « Camilla Rhodes » ? Pour connaître son identité, il me fallait attendre la diffusion de l’émission, le dimanche suivant.

Je me suis torturé l’esprit quelques minutes, puis je me suis ressaisi : « ma chanson leur a pas plu, n’en parlons plus ». Ou plutôt parlons-en, mais publiquement. Parlons de la question de « l’intégration » et du « repli communautaire », et de l’obligation d’en accepter les termes biaisés si l’on souhaite prendre part au « débat ». Parlons de l’intégration, et répétons que ce mot ne veut rien dire. Parlons de la discrimination, et de l’impossibilité d’en parler à la télévision. Parlons des autres grands tabous : racisme, emplois réservés, double peine, contrôles au faciès, brutalité et impunité policière.

Parlons, surtout, de la composition des plateaux dans les débats télévisés. Rappelons que ma petite mésaventure n’est qu’un exemple parmi une multitude d’autres, et qu’elle ne fait qu’illustrer un problème structurel, que Pierre Bourdieu avait parfaitement analysé dans son livre Sur la télévision. Parlons de ces débats sur l’immigration qui se font sans immigrés. Parlons de l’OPA réalisée par Malek Boutih et SOS Racisme sur la « jeunesse issue de l’immigration », et de l’invisibilité dans laquelle les grands médias maintiennent les autres associations, celles qui sont vraiment sur le terrain et qui luttent vraiment contre le racisme et la discrimination. Parlons de tout ça, et diffusons cette parole avec les moyens du bord : des tracts, des journaux, des livres, des radios associatives, en attendant que la télévision cesse d’être un instrument policier - j’entends par là  : en attendant que, sur des questions comme le racisme et la discrimination, la télévision nous dise autre chose que le sempiternel « circulez y’a rien à voir ! ».

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COMMENTAIRES  

16/12/2002 03:08 par Jean-Michel Hureau

Oui,parlons-en, cela m’intéresse vraiment, car impliqué dans le Pôle Républicain, je ne peux pas imaginer que JPC ait pu faire quoi
que ce soit pour éluder le débat. Ce n’est pas le genre de la maison.

20/12/2002 15:25 par geronimo, en mémoire des indiens

si la maison, c’est le média, c’est le genre de la maison d’occulter bon nombre de positions des débats.....il faut que cela reste dans un certain cadre....la pensée unique ? je ne sais pas....en tout cas, il ne faut surtout pas parler de certains choses....

17/12/2002 07:42 par Honnêteté

La plus belle, la plus parfaite des hypocrisies, s’il n’était pas évident que ce n’est qu’une cécité de nature totalitaire, un autoconditionnement :
vous écrivez notamment, mais tout est de la même veine
"Parlons de la discrimination, et de l’impossibilité d’en parler à la télévision"

sans qu’il vous vienne à l’esprit que les immigrés sont moins victimes de discriminations, qu’on parle, quasiment infiniment, plus d’eux à la télévision que l’on ne parle de la frange nationale et traditionnelle des français de souche

18/12/2002 02:27 par Cicero

vous êtes de ces hommes " heureux qui sont nés quelques part". votre noblesse d’esprit m’émeut. sans parler de l’insondable profondeur de votre pensée. chacun choisit son "autoconditionnement" comme vous le dites si bien. est ce pavlov qui vous a initié à ce concept ?

25/11/2005 15:46 par Anonyme

Voilà un article très intéressant sur le fond - l’analyse du concept d"’intégration" notamment et la mise à distance de la question posée comme thème de l’émission. Mais, franchement, qui peut croire à une censure ?
- On a proposé à l’auteur de participer une émission, en sachant quelles étaient ses opinions.
- S’il avait vraiment voulu y participer, il aurait pu dire oui tout de suite (on sait que les journalistes sont pressés) ou au moins rappeler la secrétaire de Moati, lui, pour savoir où ça en était.

C’est un peu facile de faire la princesse (oui, non, je sais pas si je vais venir) et de crier à la censure. Et le mot "censure", c’est toujours bandant, ça fait toujours mousser les polémiques, mais je trouve qu’il faudrait l’utiliser avec un peu plus de précaution.
Les médias tunisiens sont censurés, oui. Je doute que le cas de Monsieur Tevenian soit comparable. Je le vois plutôt avoir été doublé par un invité retenu au casting car plus simple à gérer, plus disponible et peut-être même, who know ? plus télégénique...

06/01/2007 16:15 par Amaury

Cher monsieur Tevanian,

Pardonnez-moi si je m’avance, mais votre patronyme laisse à penser qu’une partie de vos ascendants étaient armeniens et ont du arriver en France suite au "génocide" tant controversé commis par les turcs.

Votre dénigrement systématique, du moins dans cet article, de l’attitude des français et plus globalement de l’attitude de la société française vis à vis des immigrés sont infirmés par votre ascendance même.

En effet, pendant que le peuple auquel appartenaient vos ancêtres était victime de pogroms sur sa propre terre par les turcs sur fond de haine raciale et religieuse, il se trouve que la France a ouvert ses portes aux arméniens qui ont pu ainsi s’établir, s’éduquer et prospérer, à l’abri des persécussions.

Ainsi que vous le vouliez ou non, vous êtes un des nombreux exemples de cette intégration à la Française et votre attitude ne consiste à rien d’autre que de cracher dans la soupe (avec ou sans lard), et vu son radicalisme, devrait vous conduire à réaliser une sérieuse introspection qui vous serait des plus bénéfiques.

Cordialement,

04/12/2007 10:56 par nanou

je suis surprise de votre article, je suis toujours entousiaste de ces débats sur ces graves problèmes de société que nous connaissons depuis plus de 30 ans, et à mes yeux, il me semblait que l’émission "ripostes" était le lieu ou l’on en débattait le "mieux"(bien qu’une heure soit vraiment trop peu !!)nous sommes vraiment dans un grand flou total, si "ripostes" est une émission muselée que nous reste-t il à regarder sur la télévision publique ? je ne suis pas inffluencable, mais je me pose la question !!!

04/12/2007 13:03 par D.P

il ne reste pas grand chose, sur France Inter il y Daniel Mermet.

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