Pourriez-vous d’abord expliquer pourquoi les quatre collectifs se sont-ils rapprochés ?
Les quatre collectifs [1] ont en commun de ne pas accepter la destruction de terres agricoles par d’inutiles projets d’immobilier commercial portés par la famille Mulliez. Ces projets, situés en périphérie des villes, détruisent aussi des emplois dans les commerces de centre-ville et accentuent la dépendance au pétrole.
Le Collectif pour le Triangle de Gonnesse qui s’est créé en mars 2011, a fait rapidement parler de lui en France en raison du délirant projet d’Immochan, la filiale immobilière du groupe Auchan, à Gonesse. Quand les collectifs des Bouillons et SPLF45 ont été confrontés aux mêmes problématiques, ils sont entrés en contact avec le CPTG et une première rencontre a été organisée en juin 2013 au Forum de l’autogestion à Montreuil près de Paris, lors duquel les trois collectifs sont intervenus dans le cadre du forum « Terres nourricières ou projets inutiles ». Le CPTG et Voguette84 se sont aussi rencontrés l’été dernier à Cavaillon. Un week-end de rencontre et de coordination s’est tenu à Saint-Jean de Braye en octobre 2013, point de départ de l’organisation de la Marche sur Néchin.
Quels sont les différents projets d’immobilier commercial auxquels vous vous opposez ?
Pour SPLF 45, il s’agit d’un projet de « Village Oxylane » qui consisterait en un centre commercial dédié au « sport et au bien-être », sur plus de 16 hectares. Il s’organiserait autour d’un Decathlon de 5000 m² auquel s’ajouteraient d’autres commerces encore indéterminés. Il y aurait des équipements sportifs en accès libre, un parking de 1000 places au « paysagement soigné ».
Concernant le CPTG, l’urbanisation conditionnelle d’environ 300 des 700 hectares du Triangle de Gonesse a été décidée par la loi Grand Paris de Nicolas Sarkozy et par le schéma directeur de la région Ile-de-France voté fin 2013. Avec son pharaonique projet Europa City de plus grand centre commercial et de loisirs du monde (incluant 500 boutiques de luxe, des restaurants, un parc aquatique et la tristement fameuse piste de ski indoor de 300 mètres de long), Immochan détruirait 80 hectares de champs et constitue le fer de lance de l’urbanisation de ces 300 hectares. Une gare du métro du Grand Paris en plein champ est même prévue pour desservir Europa City !
À Cavaillon, comme à Gonesse, le projet de zone commerciale Auchan (un énorme hypermarché, une zone commerciale de 16 magasins et une station-service), sert de moteur à l’urbanisation d’une zone de 60 hectares qui comprendrait aussi un centre hospitalier.
Pour les Bouillons, on est dans la tristement fameuse stratégie de la famille Mulliez depuis la création de son premier centre commercial à Englos, en 1969 : constitution d’une réserve foncière à bas prix, en attendant la possibilité de bétonner... ou de revendre avec force profit. La démolition stoppée in extremis des nombreux bâtiments agricoles n’avait d’autre but que de faire place nette et d’empêcher les éventuels squatteurs... Raté !
Quelle est la situation des terres agricoles convoitées par Auchan ?
La zone menacée par « Oxylane » est actuellement exploitée par un agriculteur, qui a déjà perdu des terres sur une commune voisine. Cette zone était placée en 2AU depuis une quinzaine d’années, classement signifiant son ouverture à l’urbanisation à moyen ou long terme. Depuis février 2014, le PLU a été modifié pour classer cette zone en 1AU, confirmant les intentions de « développement » de la municipalité sur le site à court terme.
À Gonesse, les 80 hectares convoités par Immochan sont des terres actuellement cultivées en grande culture. À Cavaillon, fin 2013, les agriculteurs ont symboliquement labouré puis semé en orge la quarantaine d’hectares appartenant au groupe Auchan pour bien montrer que la terre était arable.
La ferme des Bouillons, alors en ZAU (Zone à Urbaniser) depuis un projet avorté de multiplexe cinématographique, a été achetée par Immochan à un couple d’agriculteurs en retraite, en janvier 2012. N’ayant pas de contact avec ce couple, nous ne pouvons que supposer les raisons qui les ont poussés à vendre à Auchan, plutôt que de chercher à préserver une activité agricole sur ce site exploité sans interruption depuis l’époque gallo-romaine. La course à l’agrandissement que connaît l’agriculture depuis les années 1960 a certainement donné à croire à ces anciens éleveurs de volailles en batterie que les 4 ha n’étaient plus suffisants pour une activité agricole... alors que la proximité immédiate de la ville (en bordure de Mt St Aignan, et à seulement dix minutes du centre-ville de Rouen) en fait un endroit idéal pour un projet mêlant circuits courts alimentaires et pédagogie.
Pourquoi ces projets sont-ils dangereux ?
Les chiffres évoqués en termes d’emploi pour le projet de « Village Oxylane » à Saint-Jean de Braye ne tiennent pas compte du risque sur les autres grandes surfaces commerciales existantes, et notamment sur les petits commerces de proximité. La privatisation du domaine public à vil prix (2,40 euros le mètre carré) apparaît comme une prime à la grande distribution alors que les pouvoirs publics pourraient veiller à l’équilibre du marché local, et empêcher les grosses enseignes d’y conforter leur position archi-dominante. La pérennité du projet n’est pas assurée : Oxylane vient d’annoncer la fermeture du site de Lesquin. Le projet de village Oxylane nécessite la mise en place d’infrastructures importantes (nouveau rond-point, aménagement réseaux, transport en commun), dont le financement sera porté par l’agglomération d’Orléans...
Le projet Europa City d’Immochan à Gonesse est une soucoupe volante déconnectée des besoins d’emplois du territoire, où le degré de qualification de la main d’œuvre est peu élevé et qui aggrave la bulle de l’immobilier commercial sévissant au nord de Paris. Et puis, alors qu’en Ile-de-France, l’Etat et la Région n’arrivent pas à financer l’amélioration des transports en commun existants, il est honteux de vouloir dépenser 500 M€ pour « offrir » une gare à Auchan !
À Cavaillon, Voguette84 insiste sur la saturation du Vaucluse en zones commerciales (celle Auchan du Pontet près d’Avignon n’est qu’à 25 km) et sur le piège pour les commerçants du centre-ville de vouloir déménager à La Voguette, sans parler des 6 M€ d’argent public nécessaires pour construire une digue empêchant que la Durance n’inonde la zone.
Pour la ferme des Bouillons, il est plus difficile de répondre, Immochan n’ayant pas de projet déclaré pour le site. Ce qui est certain, c’est que la disparition de la dernière ferme de la commune, qui est l’une des dernières fermes périurbaines de l’agglomération, amputerait encore la possibilité d’un redéploiement d’une agriculture périurbaine et des circuits courts alimentaires. On peut même penser que le cadre serait propice à l’installation d’un O’Tera, supercherie de la famille Mulliez pour récupérer les consommateurs qui fuient vers les circuits courts – mais ce n’est qu’une supposition vaguement malveillante !
Et pour ce qui est de la vie agricole et environnementale ?
Le projet de « Village Oxylane » à Saint-Jean de Braye sonnera la fin de la vocation agricole du site. La destruction de ces 12 hectares de zones humides pour la remplacer par du béton, avec la présence de nombreux véhicules, va contribuer à drainer des hydrocarbures qui finiront par sédimenter dans le canal voisin. À Gonesse, l’urbanisation des 300 ha – dont les 80 ha d’Immochan – compromet l’avenir de l’agriculture sur le Triangle de Gonesse, et plus largement la souveraineté alimentaire de l’Ile-de-France déjà gravement entamée. Le projet Europa City, avec ses 30 millions de visiteurs prévus par an, ne fera qu’aggraver les problèmes chroniques de pollution de l’air que connaît déjà l’est du Val d’Oise (l’aéroport Roissy – Charles-de-Gaulle n’est qu’à quelques km).
À Cavaillon, la consommation d’espaces agricoles fait craindre la disparition de l’agriculture dans la commune : si on continue comme ça, le melon de Cavaillon sera bientôt de l’histoire ancienne... Aux Bouillons, outre l’artificialisation des sols sur un bassin de captage, c’est l’avenir agricole de la zone du Bel Event tout entier, 25 ha entre le McDo et la forêt, qui serait menacé... et les circuits courts existant, en cas d’installation d’un O’Tera. Ils ouvrent leur troisième magasin à St André, et parlent d’en implanter... 10 000 ! Ce serait une occasion de plus de perdue pour faire un peu avancer l’agriculture biologique dans la région Haute-Normandie, en queue de peloton avec l’Île-de-France en terme de surfaces converties – moins de 1 %.
Venons-en à la mobilisation : pourquoi choisir Néchin comme point d’arrivée du cortège ?
Les 4 collectifs sont confrontés à des projets de la galaxie Mulliez (Auchan, Décathlon), dont de nombreux membres habitent en Belgique pour des raisons fiscales et plusieurs à Néchin. C’est donc l’occasion de rappeler l’exil fiscal pratiqué par une partie de la famille Mulliez, qui a tiré l’essentiel de son patrimoine du territoire national.
Avec le dévoilement progressif du plan d’austérité et à une semaine des élections européennes, on est au cœur de l’actualité. On a d’un côté l’annonce par les dits-socialistes d’un plan d’austérité de 50 milliards imposé au pays pour financer les cadeaux (sans contreparties, il n’y a pas d’autres mots) faits aux entreprises. Cadeaux qui profiteront massivement à des entreprises de grande distribution comme Auchan, qui ne souffre pourtant pas d’un problème de compétitivité, leur activité n’étant par essence pas délocalisable. De l’autre, on a ces même bénéficiaires, qui profitent de la mobilité permise par les traités européens pour soustraire tout ce qu’ils ont pu tirer à l’impôt légitime. L’Europe sait imposer l’austérité, mais pas l’harmonisation fiscale ? Nous répondons : Austérité pour les Mulliez !
Et on les entend même se permettre des saillies injurieuses sur l’« assistanat » des français, comme il y a quelques jours Régis Mulliez dans un reportage audio diffusé par Arte Radio et Mediapart, alors qu’ils comptent parmi les responsables des délocalisations, en particulier Decathlon.
Quels sont les mots d’ordre du collectif ?
« Austérité pour les Mulliez », on vient d’en parler. « Des champs, pas d’Auchan ! » « Des maraîchers, pas des supermarchés ! » : préservons les terres agricoles et les zones naturelles, relocalisons autant que possible les activités, et notamment celles qui répondent aux besoins de première nécessité, redynamisons les commerces de proximité, notamment en centre-ville et dans les bourgs, au lieu de continuer à autoriser et soutenir des projets de zones commerciales en plein champ. Faisons-le en acte, quotidiennement, et faisons-le également de manière collective.
Arrêtons les projets fonciers spéculatifs ! Le poids démesuré qu’ont pris les sociétés foncières au sein des groupes Auchan et Carrefour est le reflet d’une dangereuse financiarisation de l’activité commerciale de ces groupes. Cette même spéculation interdit à de nombreux aspirants agriculteurs de s’installer. Le modèle familial agricole est lui même ébranlé par la financiarisation, avec l’apparition d’investisseurs jusque dans la production agricole, comme dans le cas de la ferme des 1000 vaches avec Ramery.
Au travers de l’élaboration des documents d’urbanisme (SCOT, PLU, etc), ce sont les élus qui permettent à la grande distribution de s’étaler et souvent même financent cet étalement – en particulier via la construction d’infrastructures de transport routier et/ou en commun, ou même d’une digue comme à Cavaillon ! On reste songeur quand on imagine ce qui serait possible si cet argent public était utilisé pour installer ou soutenir des projets alternatifs. Rappelons qu’à un niveau supérieur, par accointance idéologique ou soumission aux lobbys agricoles et para-agricoles comme la FNSEA, les Bonnets Rouges ou les entreprises de produits « phytosanitaire », les responsables publics, à tous les échelons, renoncent à réorienter en profondeur les aides agricoles pour soutenir les modèles alternatifs au lieu de maintenir sous perfusion un modèle qui ne profite qu’à quelques uns – industriels et distributeurs en tête.
Quelles suites comptez-vous donner à cette mobilisation ?
D’abord continuer à animer et occuper le territoire local avec des actions. Pour SPLF, manif de mise en culture sur une partie du site, accueil de la caravane contre les grands projets inutiles qui converge vers Notre Dame des Landes le 4 juillet, organisation de conférences-débats. La voie des recours juridiques sera explorée.
Aux Bouillons, le projet global que l’asso a développé pour la ferme sera présenté le 31 mai à nos adhérents et sympathisants. À cette occasion, nous donneront officiellement le coup d’envoi d’une campagne de promesses d’achat de parts : nous inviterons nos soutiens à indiquer combien de parts de la ferme ils seraient disposés à acquérir, afin de connaître notre capacité de mobilisation d’épargne « citoyenne ». Rappelons que la ferme ayant été classée en Zone Naturelle Protégée, toute construction est rendue impossible sur le site. Suivant le résultat de cette campagne, nous verrons avec quels partenaires et sur quels bases mener des discussions avec Immochan pour qu’ils abandonnent leurs prétentions sur la ferme. Notre mot d’ordre : « Ils ne peuvent plus bétonner, qu’ils revendent ! ». D’ailleurs, s’ils lisent la Brique, qu’ils sachent toujours qu’ils peuvent faire don de la ferme à la Fondation Terre de Liens : ils pourront toujours défiscaliser une partie de sa valeur !
La suite donnée à notre démarche collective sera fonction notamment de la mobilisation et de l’écho donné à la marche Roubaix-Néchin, ainsi que des liens qui se seront noués avec d’autres collectifs à cette occasion. Ce qui est sûr, c’est que nous nous retrouverons très vite pour tirer un bilan de cette action, qui semble rencontrer de plus en plus d’échos.
Le problème, en arrière-fond, c’est de savoir comment s’y prendre pour contrecarrer les plans de la première fortune familiale de France...
On pourrait dire humour, boycott et convergence des luttes, mais l’appel au boycott est interdit depuis Michèle Alliot-Marie. La mise en lumière de leurs pratiques et de leurs visées est une étape fondamentale. Il y a tout un combat à mener autour des mots. Leurs campagnes de communication incessantes ont bien pour fonction de garantir la stabilité de l’image de leurs enseignes, ou de l’améliorer, et notamment de donner l’image d’un groupe soucieux de la préservation de l’environnement. Lutter contre eux implique de démonter tout ça – si on te dit que chez O’Tera, les paysans ne sont que sur les affiches, tu y vas ?
Ensuite, on en a parlé plus haut, il y a le recours aux autres formes de distribution, et notamment celles qui impliquent que le consommateur s’y consacre activement, comme les Amap. Il y a la frugalité volontaire, ou simplicité volontaire, qui est à l’opposé des valeurs d’Auchan et de son monde. En supermarché, je n’achète que du PQ et de la bière [2].
Alain-Phil’ Trait