Quand je suis à Paris mes déplacements m’obligent à prendre la ligne 13.
Celle qui après "La Fourche" mène à Asnières-Gennevilliers quand on ne va pas vers Saint-Denis.
J’étais assis à la place que le hasard de la cohue m’avait offerte mais qui m’avait séparé momentanément de ma compagne.
Je me retrouvais en vis-à-vis avec un homme noir, svelte sinon maigre dans son imperméable défraîchi, plutôt âgé et aux traits fins empreints de noblesse. Je le jugeai beau pour tout dire ; âgé ? ou plutôt prématurément usé par une vie certainement difficile, et fatigué comme il doit l’être tous les jours et dans les mêmes circonstances à la même heure.
J’en étais là de mes réflexions, complétées par l’idée, devant cet être à demi sommeillant, qu’il avait une bouille décidément ouverte et intéressante.
Un ami inconnu de rencontre en quelque sorte. Persuadé, je l’étais, que lui ne m’avait pas perçu au milieu de ses songeries, qui sait ? peut-être nostalgiques sur son enfance dans l’Afrique lointaine...
À "Saint-Lazare", comme d’habitude le métro se vide d’un coup, de gens pressés d’aller attraper leur RER ou leur correspondance de train de banlieue, pour se remplir derechef de gens pressés, cette fois les uns contre les autres.
Ce qui permit à ma femme, entre le jusant et le flot de se rapprocher de moi, dans mon dos.
Je lui fis d’un signe de tête l’offre de ma place assise qu’elle déclina, mais dans le même temps ce compagnon de voyage se levait à demi et lui proposait tout naturellement sa propre place, qu’elle n’accepta pas davantage.
Vous dire que le cours de mes réflexions se trouva activé par ce geste altruiste serait approximatif : j’avais le cœur au bord des lèvres pour le reste du trajet qu’il nous restait à faire ensemble.
Au point que j’avais réussi à lui glisser sur le coup : "Décidément, je vous trouvais une tête bien sympathique", épanchement audacieux et sans doute un rien condescendant auquel il répondit d’un sourire fugitif aussi aristocratique que son allure.
Et comme tout bonheur prend fin, il se leva bientôt et descendit à "Place de Clichy".
Avant d’atteindre la porte, il se tourna légèrement vers moi, croisa mon regard et, sans lever davantage la main esquissa un geste d’amitié pour se faire avaler par l’anonymat.
Brave frère de galère, je pense à toi aujourd’hui et ne sais pourquoi j’ai les larmes qui montent aux yeux.
