Ce commencement donne le ton d’une beauté que la suite n’altérera jamais au rythme d’une ode à l’amour, à la vie ordinaire de paysans et de leur rapport à la nature avec laquelle ils ne font qu’un.
Une ancienne du village le rappelle aux filles et aux garçons adolescents en leur prenant la tête et en en cognant le front sur le rocher dont ils porteront à jamais l’empreinte, désormais enracinés en ce lieu pour une vie dédiée au partage. C’est un choc, ma tête a dû cogner l’écran ou quelque chose d’approchant, car ce film fait vibrer mes trophées les plus sensibles dans un frisson d’une extrême amplitude, celle du sublime sans doute, puisque ce qui me saisissait là me deviendra vite insaisissable pour en parler. Tout est beau, tout est clair, tout est pertinent et l’écran n’est jamais inerte. Un incendie ravage la grange du propriétaire des terres et c’est toute la communauté qui ne craint pas de se brûler au combat. Elle réagit comme un seul corps et engage la bataille dans une chorégraphie de la solidarité pour arrêter le feu. Eteindre, éteindre, éteindre. Les seaux d’eau volent de main en main comme emballent une partie de rugby les passes de joueurs qui sont des offrandes pour aller le plus vite possible au but. Le bâtiment sera détruit, les corps meurtris. Une femme, le visage noir du combat, casse des œufs sur lesquels elles jette une poignée de farine et quelques gouttes de lait avant de pétrir un cataplasme pour la main brûlée du personnage-clé . Les mains douces, fermes, rematérialisent et soignent dans une sensualité qui restaure l’humain. Ils se prennent en main, ils se donnent la main, ils prennent le monde en main. Mains qui caressent, qui cognent, mains qui glanent, qui battent le blé, qui labourent, qui dessinent, affûtent les lames, lavent et soignent, chacun a sa place, chacun donne son coup de main. C’est un film qui nous rappelle que la main fait la personne qui pense avec elle .
Cette communauté paysanne est un réseau vital autonome dont les rouages sont huilés par les valeurs de solidarité, partage, intérêt collectif majeur … Tous les opérateurs filmiques sont convoqués pour en faire un essaim lumineux. De la fumée qui donnent une étrange légèreté aux combattants de la nuit à la richesse bigarrée d’une scène de glanage collectif qui se souvient de JF Millet, avec le soucis d’un tableau sans danseuse étoile car ici il ne s’agit pas de un ou de trois personnage mais de tout un corps de ballet aux gestes et sons singuliers, sources d’une énergie cinégénique signalée par un léger voile de chaleur où se dissipent en apesanteur des couleurs graciles comme celles d’un arc en ciel fécondées par la pluie.
Ces femmes et ces hommes ne sont pas tombés du ciel, ils se disputent, ils s’aiment, ils font l’amour, non pas dans d’incorrigibles scènes molles dont nous englue le cinéma dominant, mais dans une gestuelle et une lumière sculpturales qui n’ont nullement besoin d’un ressort mécanique. Le désir des femmes vaut celui des hommes.
Pas de paysage sans paysans nous dit ce film. Un paysage du croisement entre nature et culture de ceux qui connaissent la terre, la travaillent, en partagent les fruits et goutent à une certaine liberté de choisir en fonction de ses besoins au moment de la journée du glanage, où chacun trouvera la quantité et la qualité qu’il lui faut pour faire sa bière, faire son pain, soigner ses animaux …
C’est le triomphe d’une agriculture paysanne qui produit des richesses pour les besoins de la communauté. Il ne s’agit pas d’un paradis, les conditions de vie sont rudes, les contradictions au sein du peuple vives au point de rendre trois étrangers responsables de l’incendie, jusqu’à les supplicier, sans aucune forme de procès. Une tendance au soupçon qui n’a pas vieillie et au penchant qui conduit à se considérer comme une victime, à voir en l’autre un agresseur et un ennemi, jusqu’à l’emprise d’une véritable paranoïa.
Mais ce pays, ces gens se le sont construit, l’administrent, l’habitent, lui ont donné une âme, des couleurs, une topographie qui respecte un pacte fertile avec la terre. Un pays cinématographié, mais pas imaginaire, car il ne cesse de mettre en perspective le mouvement qui secoue aujourd’hui notre monde paysan où certains font appel aux arbres, aux haies, aux fossés pour redessiner un paysage habitable contre ceux qui s’enlisent dans le productivisme, qui sont les héritiers des propriétaires du film n’ayant que faire des arbres dont les ombres ne rapportent rien. Plus de porcs ni de poules en liberté, tout doit être rationalisé pour accroître la rente foncière. Alors, un peintre pose son chevalet au beau milieu des champs, mais il ne s’agit pas d’un peintre, même si les apparences sont trompeuses, c’est un métreur qui dresse le plan de l’exclusion. Ses traits aplatissent les bosses, effacent les arbres, comblent les fossés, limitent et déplacent les haies. Un ancêtre du remembrement pour mieux façonner les enclosures destinées à l’élevage intensifs des moutons. La douceur de ses crayons crache le venin du productivisme. Il gagne sa vie en détruisant celle des autres, ce qui me fait penser au rôles des conseillers agricoles, agents du développement conventionnel qui répandent le « fumier du diable” ce désir sans retenue de l’argent qui commande. Il est là, le véritable ennemi.
Ce film dur, ce film beau, ce conte lumineux sur la fin d’une paysannerie et de son départ forcé de la terre, construit à la fois le visage d’un passé qui serait celui de l’exode rural et celui du présent, le retour nécessaire aux soins dont la terre et nous mêmes avons besoin pour en finir avec le marché mondial et retrouver les circuits courts, seuls capables de revivifier le tissus rural et de redonner du sens à la culture de la terre. A la fin, celui qui se propose de rester seul, se cogne le front sur le rocher rituel, va labourer et semer, avant de mettre le feu au château. Même s’il partait, il les aura fécondés les sillons. C’est tout simplement le geste d’une promesse du retour à la terre. Un film qui m’a réconcilié avec le cinéma où triomphe une singulière cinégénie audiovisuelle, au service d’un merveilleux conte sur la rente foncière, avec l’articulation d’une pensée critique féconde, grosse d’une rare énergie
Anatole BERNARD