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La ferme des Bertrand : entre émotion et perplexité

La sortie de La ferme des Bertrand, de Gilles Perret, semble arriver au moment le plus opportun : elle constitue un hommage à un groupe d’agriculteurs et à leur travail à l’heure où les paysans sont obligés de défendre leur outil de travail contre Macron, Bruxelles et l’Empire étasunien. Mais, malgré la force d’émotion du film, on peut se demander s’il éclaire vraiment la situation actuelle.

Le film reprend des images d’un premier documentaire, en noir et blanc, de Marcel Trillat, en 1972, d’un premier documentaire de Gilles Perret, de 1997, « Trois frères pour une vie », dont La ferme des Bertrand prend la suite. On suit donc, sur 50 ans, une famille d’éleveurs de Quincy, en Haute Savoie (près de Genève), remarquable en ce qu’elle a réussi à préserver son exploitation à travers trois transmissions : trois frères ont d’abord repris la ferme de leurs parents, puis un de leurs neveux, avec sa femme Hélène, et maintenant un fils et un gendre d’Hélène. Le héros du film, c’est André, seul survivant de la fratrie originelle : au fil des trois films (et sur la belle affiche du film), on le voit vieillir et se recroqueviller (dans le troisième film, il a dû abandonner l’étable et limiter ses activités au poulailler). On suit d’abord les trois frères, puis André seul et ses descendants, dans leur vie quotidienne, dans l’étable, au pré, dans leur cuisine, en train de préparer leur soupe, ou de prendre un café arrosé, versé jusqu’à ras bord, dans des verres duralex (à cette occasion, on voit même le patriarche, leur père, la toute première génération). C’est donc le bilan de toute une vie que fait André, une vie de sacrifices (tous trois sont restés célibataires), et de dur travail, puisque, faute de capitaux, les trois frères ont dû tout faire à la force des bras (on les découvre même au départ dans une activité de casseurs de pierres).

Tous les critiques relèvent la force des paroles d’André, leur impact sur le spectateur : la plupart d’entre nous ont encore des souvenirs de grands-parents paysans, souvenirs d’enfance qui imprègnent toute notre vie, aussi chacun peut-il voir en André un grand-père ou un père. Voilà un film qui montre la vraie vie, loin de tous ces films adultérés, idéologisés, dont les héroïnes bovaryennes n’ont d’autre problème que de « s’émanciper » du « patriarcat » et les héros de savoir si leur sexe leur convient ou non. C’est donc avec une profonde empathie qu’on voit le film : la vie des Bertrand, c’est la nôtre, telle qu’elle s’écoule, d’une saison à l’autre, d’une génération à l’autre, et on sort du cinéma la gorge un peu serrée.

Mais André n’a rien d’un nostalgique : il a toujours pris le parti de la modernité, c’est-à-dire de la machinisation, au point que maintenant ses petits-neveux ne descendent de leur tracteur que pour suivre la gestion des bêtes sur l’ordinateur, et ne pensent plus à fignoler à la main le travail de la machine. Et sa nièce Hélène, qui va prendre sa retraite à plus de 65 ans, va être remplacée par une lourde machine à traire.

Cependant, ce parti-pris de modernité suscite moins d’empathie, pour diverses raisons.

D’abord, une raison qu’on peut taxer de sentimentale : on souffre de voir les bêtes soumises à un protocole imposé par les machines (tels des Palestiniens à un check point) et défiler une par une sur des espèces de potences où elles sont traites. La mise à bas d’une vache est encore plus pénible : l’éleveur tire sur les pattes avant du nouveau-né avec une corde pour accélérer la naissance (j’avais vu pire dans un film danois où le petit veau était attaché avec une chaîne sur laquelle l’éleveuse tirait comme une malade) ; la suite est encore pire : on écarte brutalement les pattes du veau : « Celui-là, c’est un mâle, il ira à la boucherie ». Puis on voit Hélène le nourrir au biberon en disant : « Il tète le lait de sa mère ». Peut-être, mais il ne connaîtra jamais sa mère, ni elle son petit, puisque les veaux sont élevés dans des boxes à part.

Il y a quelque chose de fondamentalement pervers dans l’élevage (et je ne parle même pas des poussins mâles jetés dans la broyeuse – pratique à laquelle on a théoriquement mis fin). Mais la solution n’est certainement pas de nous gaver d’insectes, et il faudrait en tout cas commencer par interdire l’importation de poulets ukrainiens produits dans d’abominables méga-usines.

Autre chose laisse perplexe dans ce film : oui, il est d’actualité parce qu’il y est question d’agriculteurs ; mais les Bertrand sont-ils représentatifs de leur profession ? On a parlé à propos du film de « conte de fées », et, effectivement, ils sont contents de leur sort, et la nouvelle génération peut même s’octroyer des vacances. Mais ils sont protégés par l’AOP Reblochon, qui leur garantit des prix convenables. Les agriculteurs qui manifestent aujourd’hui un peu partout en Europe de l’Ouest, ceux qui ont investi le Salon de l’Agriculture où paradait Macron (comme je ne regarde pas la télévision, je l’imagine en habit et culotte à rubans et perruque poudrée), luttent pour leur survie, et l’investissement en machines sophistiquées les endette irrémédiablement ; parmi eux, on compte, selon une statistique, un suicide tous les deux jours, selon une autre, deux suicides tous les jours.

La ferme des Bertrand est un film réussi (sans doute ce qu’on peut voir de mieux actuellement sur les écrans) et émouvant ; mais on peut s’étonner que le militant Gilles Perret, l’auteur en 2007 de Ma Mondialisation, produise un film aussi irénique. André conclut : « Notre vie est une réussite économique, mais un échec humain » (dans le domaine affectif) : si, sur le plan humain, il faudrait aussi parler de la satisfaction d’avoir mené à bien leur projet, sur le plan économique, il faudrait nuancer, tant leur prospérité (relative, bien sûr) paraît marginale dans la situation actuelle.

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COMMENTAIRES  

01/03/2024 09:55 par THOMAS ML

Un documentaire sain , qui remet les choses à leur place. J’y ai retrouvé des scènes de mon enfance et cela m’a émue.

01/03/2024 11:51 par Assimbonanga

Pas la mise à bas !!!
La mise-bas.

01/03/2024 11:53 par Assimbonanga

"parmi eux, on compte, selon une statistique, un suicide tous les deux jours, selon une autre, deux suicides tous les jours"
Quand c’est flou, y a un loup !!!

02/03/2024 15:51 par taliondachille

mais les Bertrand sont-ils représentatifs de leur profession ?

Que de fois j’ai lu ou entendu cette petite phrase à propos d’un documentaire...
Que signifie "représentatif ?" Que cela représente 51% de la problématique ? A cette aune on ne ferait jamais de documentaire.
J’imagine mal Gilles Perret se lever le matin et se dire "tient ! J’ai une idée, je vais faire un documentaire représentatif !"
On a plutôt une tranche d’humanité inter-générationnelle, vous savez, ce truc qu’a anéanti le capitalisme.

Si vous voulez faire un documentaire représentatif, faites-le sur les techno-zombis, y’en a plein les rues et le métro...

03/03/2024 09:27 par Assimbonanga

A savoir : l’agriculteur n’est pas un salarié, c’est un chef d’entreprise. Le terme administratif c’est chef d’exploitation.
Il est propriétaire de l’outil de travail.

Le revenu mensuel généralement donné entre 350 et 1000€ résulte d’un savant calcul en défiscalisation d’où on déduit les emprunts, investissements, amortissements. Du coup, avec un si faible revenu mensuel, l’exploitant est non imposable sur le revenu et ses gosses obtiennent les bourses scolaires.

04/03/2024 09:23 par THOMAS ML

IL faut toujours qu’ y en aient qui cherchent toujours la petite bête, faute d’orthographe, de statistique,... et à part ça elles sont où vos émotions, votre émerveillement ? Votre vie doit être bien triste et amère ! Ou alors, un article sensible et des avis machos ? On vit pas dans le monde des bisounours mais quand même un peu de simplicité et de sentiments ça fait pas de mal, et y’a pas de mal à se faire du bien comme dit l’autre !

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