« Je suis accablé par la pauvreté intellectuelle des médias français »
- Pierre Puchot : Comment avez-vous vécu, vous qui connaissez bien la France pour y avoir été longtemps en exil, la manière dont les élections et la victoire d’Ennahda ont été traitées par la presse française ?
– Moncef Marzouki : Je suis un homme qui, en France, serait plutôt classé comme un homme laïque, de gauche. J’ai vécu en France et j’ai toujours été accablé par l’aveuglement des élites françaises sur la réalité du monde arabe. J’ai écrit un livre en 2004, Le Mal arabe, un autre en 2009, Dictateurs en sursis, dont nous avions parlé (relire ici l’entretien que nous avait alors accordé Moncef Marzouki), et dans lesquels j’ai essayé d’expliquer que les grilles d’analyse étaient complètement fausses, que les oeillères idéologiques empêchaient de voir la réalité et la complexité de l’autre côté de la Méditerranée.
Islamiste ne veut pas dire terroriste, il y a un spectre extrêmement large de l’islamisme qui va d’Erdogan en Turquie aux talibans. En Tunisie, l’islamisme est un mouvement conservateur de droite avec une connotation religieuse. J’ai essayé alors d’expliquer d’autres lois, comme celle de l’osmose, c’est-à -dire la dynamique qui a fait que dans les années 1970 et 1980, les deux groupes, les laïcs de gauche nationalistes et les islamistes, se sont pour partie rapprochés.
Des laïcs se sont rapprochés de l’islam, sans pour autant abandonner leurs conceptions de la politique, et des islamistes se sont littéralement convertis à la démocratie et aux droits de l’homme. Cette osmose est complètement méconnue par les Français, qui en sont restés à des schémas stéréotypés, ce qui les a empêchés de comprendre et de prévoir les révolutions arabes.
J’ai l’impression que les amis français, car je me définis toujours comme un francophone et un francophile, sont en train de passer tout à fait à côté de ce qui arrive dans le monde arabe, et cela me fait mal au coeur. Les Anglo-Saxons sont beaucoup plus pragmatiques, et avec eux, on peut discuter.
Avec les Français, parfois, les bras m’en tombent, et je me dis qu’ils sont vraiment prisonniers de leurs schémas mentaux, ne comprennent rien à rien dès qu’il s’agit du monde arabe, et vont tout louper. Parce que si l’on part du principe que c’est l’islamisme qui a triomphé en Tunisie, je dis non ! Il y a 60% de Tunisiens qui n’ont pas voté pour Ennahda. Il ne faut pas oublier que le CPR défend l’Etat civil, les droits de l’homme, les droits de la femme, et qu’il est partie prenante du gouvernement. Et nous serons des sentinelles absolument intraitables sur ces questions. Le monde arabe est en train de se transformer, et il va falloir se bouger un peu pour suivre ce qui se passe.