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"Les alarmes d’Alumine", Christiane Givord.

Jeudi 23 Décembre 2004

Vingt ans de journalisme, fin de l’épisode un, l’héroïne part. Dix ans de contes plus tard, un beau mariage, celui des deux côtés de la page :
« Le Courrier » invite Christiane Givord à déposer un conte dans sa corbeille, joli cadeau de Noël. En capitale sur le ruban du paquet, une devise : les contes ne sont pas faits pour les enfants, mais pour ceux qui veulent devenir grands. Donc pour chacun qui prend la peine de lire un journal. Voilà , à vous.

Alumine a un mouchoir, un gros mouchoir à carreaux, qui lui vient de sa grand-mère. C’est un objet rarissime : Alumine a onze ans, mais depuis cent ans au moins, il n’y a plus pour se moucher, pour s’enlever les miettes ou le fard, que des mouchoirs en papier. Mais Alumine a un mouchoir, reçu une fois de sa grand-mère, c’est un grand mouchoir à carreaux, si grand qu’elle peut se l’attacher autour de la tête, autour du cou ; ou si elle se blessait, il serait une écharpe au bras. Pour l’école un jour, elle l’a attaché en bandeau autour du front. Les garçons ont ricané :
- Tu veux retenir tes derniers cheveux ?
Elle l’a noué autour du cou. Le maître l’a pris à part, d’un air grave :
- Qu’est-ce que tu caches sous ce foulard ? Est-ce que tu as essayé de mourir ?
Alumine ne veut pas mourir, même si plein d’enfants qu’elle connaît hésitent, même si vivre est vraiment étroit. Par exemple, son mouchoir : c’est fou ce qu’il peut énerver sa mère. Il faut dire : sa mère a des lubies. Entre autres, elle hait les animaux. L’autre jour elle est arrivée du travail, Alumine regardait l’holoTV, elle avait fait une grosse image qui remplissait tout le salon. Elle aime bien ça, Alumine, quand l’hologramme semble pousser dehors les murs de la maison. L’âne était gros comme un éléphant, le boeuf avait la gueule pleine de foin, sa mère a crié : « Quelle horrible odeur ! » et qu’en plus, ils allaient faire caca.
- Mais Maman, c’est un hologramme ! a protesté Alumine. Si ça arrive, je te promets, je nettoie avec mon mouchoir...
C’était une provocation. La mère d’Alumine détestait ce mouchoir, qui lui venait de sa grand-mère, sa mère à elle, la mère de la mère. Alumine s’en servait pour ne jamais rien oublier, elle faisait des noeuds au mouchoir. Le matin elle pensait : il y a ceci, et cela, et cela, pour chaque chose à faire, un noeud. Quand le point était accompli, elle défaisait le noeud du mouchoir.
Le soir, elle regardait le tissu bien lisse. Si un noeud n’était pas défait, elle s’interrogeait : voyons, qu’est-ce que j’ai oublié et pourquoi ? Et elle revenait en arrière, une pensée avant l’autre, une action avant l’autre, tous les enchaînements ; elle remontait la ligne, examinait les carrefours. Une fois retrouvé le point où elle s’était égarée, elle défaisait le noeud, et s’endormait.
Plus personne n’utilisait des moyens pareils, des agendas de bouts de ficelle, pour gérer sa journée. A chaque porte de l’habitation où elle vivait avec sa famille, entre les pièces aussi, à l’entrée, dans l’ascenseur, dans l’holomobile, il y avait des écrans, avec des yeux et des voix. On posait la main sur un gant rempli de tâteurs cyber, la machine captait votre programme, puis vous signalait tout au long du jour le pas à pas de ce que vous deviez faire. C’étaient des super machines, avec voix et couleurs cordiales animées en continuo ; pour la mère d’Alumine, ce mouchoir était un torchon.
Ce soir-là , quand elle a trouvé Alumine avec deux bestiaux dans le salon, quand la gamine a fait le geste de nettoyer sous les bêtes avec son carré de coton, elle s’est vue tourner en bourrique, elle a attrapé le mouchoir et l’a jeté au dévaloir. Puis elle a changé de programme sur l’holoTV et branché le dîner en pressant sur deux coins d’une grosse boîte en pâte rose qu’elle venait de ramener.

Alumine connaît bien le dévaloir. Elle marche à l’ascenseur, presse le dernier bouton, niveau moins trois, descend à pied par l’escalier au niveau moins sept. L’autoroute est au niveau zéro, l’holotrain au niveaux moins un. Ici en bas, il n’y a pas d’éclairage, on voit tout en lumière du jour, il n’y a pas de tube autour de la tour, on peut sentir le vent, ou la pluie sur la peau. Alumine est sortie quelquefois déjà , elle a souvent espéré la pluie, mais elle n’a jamais eu cette chance. Elle en a lu des morceaux dans les livres, à l’école, on lui a expliqué, elle a vu des tas d’holopluie, pluie de montagne, pluie de mousson, pluie de typhon.
Elle a quand même été contente, présentement, qu’il ne pleuve pas. Elle repère le dévaloir au milieu des autres conduits, elle enlève sa ceinture, la passe sous le tuyau de métal, attrape la boucle de l’autre côté, tire un bon coup. Voilà , ça cède. Dans le haut, là , le mouchoir qui vient d’arriver.
Elle l’a pris, l’a bien secoué, plié, puis roulé dans sa poche. Elle s’est mise à marcher, mais n’a pas repris l’escalier.
Le sol est couvert de gravier, plein d’épines, Alumine ne sait pas où aller. Elle n’a pas voulu partir, n’a rien préparé, rien imaginé, surtout pas qu’il ferait nuit ou presque. Sous les piliers de l’autoroute, au pied du tube qui protège les tours faites de maisons entassées, vivent des gens sans travail, sans adresse, mais pas sans abri : ils construisent des paravilles avec des pans de parpaings à bulles qui s’abattent parfois des tours ou des voies de trains surélevées.
Ils n’ont pas de programme toute la journée, si ce n’est de trouver à manger, donc ils n’ont pas besoin de mouchoir, même si quelques-uns ont une holoTV. Alumine ne les connaît pas, ils ne connaissent pas Alumine, ils la laissent passer sans la regarder, personne ne s’intéresse à personne. Alumine aimerait seulement qu’il pleuve.
Combien de temps elle a marché ? Au bout d’un temps, c’est devenu rose devant elle. Quand il a commencé à faire jour, elle s’est assise sur une grosse pierre pour faire des noeuds à son mouchoir. Mais elle n’avait rien à quoi penser, rien à préparer, rien à ne pas oublier, et elle était trop fatiguée, trop affamée, trop égarée pour avoir le coeur et le souffle d’inventer un programme pour sa journée.
Le soleil n’était pas levé, mais il faisait de plus en plus jour. Elle a vu qu’elle était arrivée au bord de la mer. Sur la plage, il y avait trois personnes assises, côte à côte sur un squelette de baleine aux os complètement blanchis. Les trois regardaient le large. Alumine d’abord n’a pas bougé, observé, attendu. Quand le soleil a brisé l’horizon de rayons rouges et tremblants, elle a traversé la plage, s’est assise à côté des autres, une femme, deux hommes.
C’est la vieille qui a parlé, par-dessus l’énorme baluchon déposé entre ses jambes. Elle a dit :
- Gamine aux mains vides, qu’est-ce que tu viens faire par ici ? Est-ce que tu cherches quelqu’un, quelque chose ? Est-ce que tu as perdu tes parents ?
- Et vous ? a répondu Alumine. Dans l’instant elle a eu peur, elle se conduisait comme une gamine aux mains vides. Alors elle a sorti son mouchoir et s’est mise à faire des noeuds.
- Laisse Martha, dit l’homme d’à côté. Il avait une grosse tête, large surtout à l’endroit du front, haut en-dessus des lunettes antiques à monture de cercles noirs. Ca lui faisait les yeux très bleus, tout entourés de poils blonds délavés. Il avait l’air infiniment bon, sa bouche pâle et lasse souriait en parlant.
- Nous sommes trois perdus, a-t-il dit. Moi j’étais géologue, le meilleur, j’écoutais chanter les volcans, je me fichais bien des diamants qu’on voulait me faire trouver, et de l’or et de l’uranium. Je cherchais l’adresse des étoiles dans les graffitis cachés sous la terre.
 »Un jour, c’était au désert, j’étais égaré, je devais trouver mon chemin en calculant l’arc des étoiles - par chance, j’avais bien appris les tables -, quand j’ai vu briller dans le sable une petite pierre précieuse : c’était un rubis de rien, une goutte de sang, même pas poli. Je l’ai pris, mis dans ma poche. J’avais perdu mon honnêteté.
- On perd pour rien, a dit le second. Moi j’ai perdu la femme que j’aimais. Elle ramassait des cailloux blancs, une seule sorte de cailloux, réguliers, à peau lisse, au grain de poussière de craie. Nous marchions souvent ensemble, elle se baissait, examinait, remplissait ses poches. Un jour, j’ai vu dans le sentier ma pierre : elle était grise comme de l’étain, cheveux d’épine, la gueule fendue, un trou pour l’oeil, un ogre, un masque. Quand je la lui ai montrée, Amélanine a crié, elle s’est enfuie éperdue, hurlant en courant. Je ne l’ai jamais revue.
Il était blond, un peu trop gros, des courtes jambes. A voir le bon teint de ses joues, roses sous le soleil levant, Alumine n’aurait jamais cru au malheur qu’il racontait. La vieille Martha était tout en noir, maigre, avec un chapeau de perle et une voilette déchirée qui flottait sous le vent de mer comme un oiseau éparpillé.
- J’ai dû bien serrer mon ballot plein de chaussures dépareillées, de cahiers, d’écharpes, de briquets, de blousons, de ballons de football. C’était à mes fils partis à la guerre, à mes petit-fils, à mes amants, aussi aux disparus sans guerre. On vient un matin les chercher, ou ils parlent trop au travail, au supermarché, endormis à l’holoTV, on passe leur adhésion au crible, puis on leur coupe la langue et les pieds.
Pourquoi fais-tu des noeuds à ton mouchoir ?
- C’est pour ne pas oublier, a répondu Alumine. Quand ce qui doit être fait est fait, j’enlève le noeud à mon mouchoir. Le soir, s’il en reste un, je cherche où j’ai pu me tromper.
- Alors si tu prenais mon ballot... si tu n’as pas pu le livrer à la fin de la journée, ton mouchoir te dirait le soir où tu aurais dû bifurquer ? Après on saurait où aller...
- Tu me retrouverais aussi Amélanine ? a demandé l’homme au caillou de gueule.
- Je te donne le petit rubis, a proposé le géologue, une pierre de lien, si tu fais bien, tu ne manqueras jamais de rien, elle te gardera honnête.
Alumine n’avait pas de projet, elle a tendu la main, reçu le caillou masque tordu, puis le rubis, qui entrait juste dans le trou du caillou : avec la petite pierre rouge comme oeil, ça faisait gueule de chien. Elle a roulé l’assemblage dans le mouchoir, a fait un noeud à chaque bout, l’a serré autour de son front, en bandeau, en lampe de mineur, a chargé le ballot sur sa tête, a tourné le dos à la mer, s’est mise à marcher dans la plaine, sans savoir où se diriger, essayant juste d’aller droit.
C’est alors qu’elle a vu la pluie, elle venait par là , la vraie pluie, un rideau blanc sur le ciel gris. Elle s’est réjouie. Mais quand la pluie a été sur elle, cinglant ses bras comme des épingles, battant ses flancs comme des cordes, elle a posé le baluchon. Dedans, elle s’est pris un blouson, et deux chaussures non pareilles, parce qu’il y avait maintenant des flaques. Elle a remonté sa charge sur sa tête, ça faisait parapluie. L’orage bramait à présent, les éclairs se déchaînaient, et bientôt il a neigé. Les flaques ont commencé à geler, et tous les trois pas, Alumine glissait. Le vent était si fort par moments que la neige fouettait son visage, c’est pour ça qu’elle n’a pas entendu le chien. Aussi, il venait par derrière.
A son premier passage, il a arraché la manche du blouson. A son deuxième passage, Alumine a eu le temps de lever le pied : le dogue est parti avec le soulier, a secoué bien fort la tête pour l’arracher à sa mâchoire. Puis il est revenu en hurlant. Alumine lui a jeté le ballot à la gueule. Il a éventré la toile, s’est mis à mâcher les bouts de cuir, a trouvé une vieille carte, un manuscrit en peau de veau, avec lequel il est parti.
La tempête s’est calmée dans la nuit. Au matin, neige fondue, sol séché, Alumine assise au milieu du gâchis, tout est éparpillé autour d’elle. Le soleil monte. Elle a raté. Elle enlève le mouchoir de son front, il est sec, les noeuds ont tenu bon, elle sent encore roulés dans les plis le caillou dru, le rubis lisse, un masque avec oeil d’ogre, de géant.
Mais les noeuds sont trop serrés, Alumine a beau faire, beau pester, elle n’arrive pas à délier le tissu devenu tout mou, tout usé, pâli, une vraie chiffe molle, serré comme une vieille ficelle. Elle force, se fait mal aux doigts, cherche autour d’elle un bois, une pierre, un bout de fer, met la main sur un clou, objet archéologique, enfile la pointe, il est rouillé, pousse, tire, ça se déchire. C’est comme si son coeur lui-même de vieux tissu s’ouvrait. Voilà , c’est le mouchoir de sa grand-mère, son trésor. Elle vient de le massacrer.
Quand sa première larme est tombée sur le carreau rouge tout râpé, le noeud de gauche s’est dégagé. A la seconde larme, autre éclipse, le mouchoir est tout dénoué. A la troisième larme, il se met à grandir à la vitesse d’un ballon qu’on gonfle, comme une bulle de savon qui enfle, comme un fleuve qui descend vers la mer. Il déborde les genoux d’Alumine, couvre le sol et les collines. Comme une peau lui poussent des prairies, des arbres en fleurs, une place entourée de maisons : on y entre par un portail surmonté d’une grosse cloche qui sonne à toute volée. Il y a plein de gens, mille oiseaux décollent d’une seule aile, un âne brait sur le gazon, les bisons traversent la rivière, un boeuf les regarde en mâchant du foin sec mélangé de fleurs. La porte du jardin grince. Dans un grand berceau d’osier, les bras ouverts rit un bébé, il fait la la, li li et aussi lo lo. Sur l’herbe un chien est couché, gueule d’étain, oeil de rubis, il jappe quand la mère arrive : c’est Amélanine, elle sent le chanvre, l’eau de Cologne et le crottin, elle donne la main à Martha qui se tourne vers Alumine :
- Tu as trouvé où était l’erreur ? Ne t’y trompe pas : c’est là demain.

Christiane Givord


- Source : Le Courrier de Genève www.lecourrier.ch

- Illustrations CFK

URL de cet article 1967
  

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