Règlement de comptes et stabilité économique. Ces deux éléments peuvent sembler contradictoires, mais pas pour le Premier ministre turc, Recep Tayyip Erdogan. Renforcé par sa large victoire aux élections municipales de dimanche, avec 46 % des voix pour son parti islamo-conservateur, l’AKP, le chef du gouvernement a promis d’ « éliminer » ses adversaires assimilés à des traîtres et des comploteurs. « Ils vont payer, nous irons les chercher jusque dans leur cachette », a-t-il martelé dimanche soir, devant des milliers de ses partisans enthousiastes. Une revanche pour ce chef de gouvernement accusé de corruption et de dérive autoritaire, illustrée récemment par une fermeture de twitter et de Youtube qui a mis la Turquie, pourtant candidate à l’entrée dans l’Union européenne, au niveau de la Corée du Nord en matière de liberté d’expression. Ces accusations ont laissé de marbre les soutiens traditionnels de l’AKP en zone rurale, mais aussi à Istanbul, conservé par les pro-Erdogan, et à Ankara. Le parti laïc d’opposition, le CHP, n’a obtenu que 28 % des voix au niveau national.
Perspectives de confrontation
Vainqueur de tous les scrutins organisés en Turquie depuis 2002, Tayip Erdogan risque de se sentir invincible. Au point de se lancer dans une chasse aux sorcières au sein de la justice et de la police (deux institutions infiltrées par la secte islamique d’obédience atlantiste Gülen, avec laquelle il était allié mais qui est devenue son ennemi juré) ? Le chef de gouvernement a en tout cas montré sa détermination en faisant limoger ou muter des centaines de juges et de policiers en janvier, accusés d’instrumentaliser une enquête anti-corruption visant ses proches. Le think-tank Tesev, considéré comme proche du pouvoir, estimait hier que Tayip Erdogan considérera que sa victoire lui donne mandat de « nettoyer la police et la justice, ainsi que les médias ». Kemal Kiliçdaroglu, le chef du CHP, disait hier craindre pour la démocratie turque.
Ces perspectives de confrontation ne troublent pas les marchés financiers, qui sont visiblement convaincus, comme le ministre des Finances, Mehmet Simsek, que la réduction du risque politique soutiendrait la demande domestique. La lire turque a ainsi bondi de 2 % hier, à 2,1468 pour 1 dollar, au plus haut depuis le début de l’année et la Bourse d’Istanbul a gagné 2 % à l’ouverture.
Tayip Erdogan est libre désormais de se présenter à la première élection présidentielle au suffrage universel direct du pays, en août. Mais les tensions domestiques vont rester préoccupantes, avertissait hier la division pays émergents de Barclays Plc dans une note. D’autant plus que l’économie turque a singulièrement ralenti. La croissance 2013, divulguée hier, n’a pas dépassé 4 %, alors qu’elle était la plus élevée du monde derrière la Chine il y a quelques années. Pour 2014, elle devrait osciller entre 2,3 % et 3 %.
Dorothée Schmid : « Erdogan va continuer à nettoyer l’appareil d’Etat »
Dorothée Schmid est spécialiste de la Turquie à l’Institut français des relations internationales. - WPC
Comment l’AKP a-t-elle réussi à gagner, malgré les scandales de corruption et accusations d’autoritarisme ?
L’AKP est un parti solide, capable de rassembler largement, discipliné, mieux organisé que l’opposition et fortement implanté localement, notamment grâce à des réseaux de clientèle. Le CHP, lui, est totalement absent de certaines régions. L’AKP dispose en outre en Tayyip Erdogan d’un leader combatif, galvanisé par les élections. Une partie des électeurs a été effectivement troublée par les scandales ou la fermeture de twitter, mais les fidèles d’Erdogan y ont vu au contraire un complot contre le pays, conformément au discours d’Erdogan selon lequel la patrie est en danger. Il a réussi habilement à se présenter comme une victime en éludant les questions de fond sur la corruption ou sur les projets d’invasion de la Syrie évoqués dans la vidéo qui a fuité sur youtube. On a l’impression d’une certaine passivité politique, avec une ambiance un peu glaçante hier soir, à Istanbul.
Cette victoire ouvre-t-elle une période de chasse aux sorcières ?
Tayyip Erdogan a déjà bien commencé, avec le limogeage en janvier de centaines de juges, procureurs et policiers. Il va continuer, puisqu’il estime que cette victoire électorale lui donne la légitimité d’appliquer son programme, qui prévoyait explicitement de « nettoyer » l’appareil étatique de ses ennemis. On assiste à une appropriation de l’Etat par le parti AKP et par ses réseaux clientélistes. Pour occuper un poste de responsabilité dans l’administration, pour pouvoir s’exprimer librement dans les médias, il faudra être estampillé membre ou au moins sympathisant de l’AKP. La période où Erdogan s’appuyait sur des alliés, comme la secte Gülen avant se brouiller avec elle, est révolue. Il y a quelques années la démocratie turque, quoique très perfectible, était fondée sur une sorte de « concurrence » entre divers pouvoirs. L’objectif est « d’atomiser » les contre-pouvoirs institutionnels et sociaux, afin que l’AKP assure sa domination sans faille sur le jeu politique.
Aborde-t-on malgré tout une phase de plus grande stabilité institutionnelle ?
A court terme, sans doute. C’est ce dont se sont persuadés les marchés financiers ce matin. Mais l’économie demeure fragile car, en raison du déficit de la balance des paiements, elle dépend de l’afflux de capitaux à court terme assez volatiles. Des capitaux qui peuvent obliquer à tout moment vers d’autres pays émergents, vers un Occident qui redémarre, ou en fonction des taux d’intérêts. A long terme, les investisseurs peuvent considérer que la Turquie demeure attractive, car elle a un marché intérieur dynamique et a besoin de développer ses infrastructures. Mais sa position de plate-forme incontournable pour se développer au Proche Orient est affaiblie par le fait que la Turquie a actuellement de mauvaises relations avec quasiment tout le monde dans la région.
Yves BOURDILLON