10 commentaires

Quelques remarques sur le "Sofagate"

Résumons :

Le 6 avril 2021, à Ankara, dans le cadre d’une rencontre diplomatique au plus haut niveau entre l’UE et la Turquie, Ursula von der Leyen, présidente de la Commission Européenne, s’est vu assigner un sofa, placé à quelque distance du président du Conseil de l’UE, Charles Michel, et du président turc Erdogan. Symétriquement, sur le sofa situé en face de Mme von der Leyen, se trouve le ministre des Affaires extérieures turc.

Mme von der Leyen manifeste son étonnement devant cette disposition.

Comment interpréter cet événement ?

1) Partons de la clé de lecture à peu près universellement utilisée comme clé principale dans les médias italiens (et pas seulement), c’est-à-dire que ce serait l’expression du sexisme/machisme d’Erdogan.

Or, on sait qu’en Turquie, pays qui a vu une alternance entre les vieilles majorités laïques liées aux militaires, et des gouvernements de type islamiste, se livre depuis un certain temps une bataille, politique et culturelle, entre une composante de la société fortement occidentalisée, majoritairement urbaine, et l’intérieur du pays, islamiste et traditionaliste.

Selon les paramètres culturels occidentaux (partagés par une partie de la société turque), la vision du monde du traditionalisme islamique est « machiste ». C’est même pratiquement l’archétype du « machisme ».

Ceux qui, comme l’auteur, partagent ce cadre culturel, n’éprouvent aucune difficulté pour stigmatiser cette vision du monde et pour la considérer, justement, comme « machiste ».

Mais, à ce niveau, disons anthropologico-culturel, la question que nous devrions poser n’est pas :

« Pourquoi n’est-il pas comme moi, qui suis si culturellement exemplaire ? », mais : Qui est habilité à corriger les cadres culturels d’autrui ? ».

Oui, parce que, de la même façon, un intellectuel islamique pourrait se mettre à nous faire matin et soir des sermons sur le fait que nous sommes une société sans dieu, sans pitié pour les « perdants », avec une jeunesse désorientée, des familles à la dérive, sans respect pour les personnes âgées, avec des gens qui vendraient leur grand-mère pour un smartphone, etc, etc.

Et en ce qui concerne ces critiques – que beaucoup d’entre nous n’auraient pas de mal à accepter – nous devrions malgré tout répondre que, oui, merci, ce sont des problèmes que nous essayons de traiter, nous, avec nos moyens et nos lois, et qu’il devrait s’occuper de ses propres problèmes.

Certes, commencer à nous libérer du sentiment atavique de supériorité façon « fardeau de l’homme blanc », qui se met dans la situation de lancer des engueulades morales à tout le monde, ce serait là un premier signe de maturité.

2) Mais, arrivés là, nous devons faire un pas en arrière.

Il s’agit ici d’une rencontre diplomatique, c’est-à-dire quelque chose de soigneusement préparé par des personnes qui traitent ces questions depuis toujours. Donc, penser qu’à l’origine de ce geste, il y a simplement le tour d’esprit machiste d’Erdogan, c’est, de façon évidente, stupide.

Les appareils qui organisent ces rencontres connaissent parfaitement les interlocuteurs et leurs attentes. La façon dont on traite les autres dans une rencontre diplomatique n’est jamais l’expression d’une simple « disposition culturelle instinctive ».

Ainsi, quand le roi Salman d’Arabie Saoudite vient nous rendre visite, nous ne nous refusons pas à recevoir ses femmes parce que, chez nous, la polygamie est un délit.
Nous pouvons le désapprouver intérieurement, mais, diplomatiquement, il sera traité suivant un protocole qui va au-devant des attentes culturelles d’autrui.

Si ce n’est pas le cas, c’est qu’on a voulu envoyer un signal politique. Si le protocole négocié a été violé, nous sommes devant un geste public, symbolique, spectaculaire et prémédité.

Donc, la question qui aurait dû animer le débat politique italien n’est pas le « sexisme d’Erdogan », qui est une lecture des faits digne d’une classe de 4ème, mais le sens politique éventuel de l’acte.

Et là, les questions auraient pu être :

Sommes-nous seulement devant un geste destiné à satisfaire le front interne conservateur en Turquie ?

Ou s’agit-il d’une attaque personnelle due aux critiques exprimées par Mme von der Leyen à l’égard d’Erdogan il y a quelques semaines ?

Ou s’agit-il d’une façon de donner une priorité à la représentation des Etats (Michel) plutôt qu’à celle de la Commission (von der Leyen) ?

Ou peut-être s’agit-il d’un geste de mépris par lequel Erdogan veut faire voir à tous qu’on peut infliger n’importe quelle avanie à l’UE, parce que ces gens ont beau faire la morale à l’univers entier, ils viennent après cela négocier le chapeau à la main pour qu’on garde les migrants loin de chez eux (car il ne faudrait pas que les belles âmes progressistes doivent jamais voir les problèmes en face, voire dans leurs zones résidentielles).

Ces questions, et d’autres semblables, seraient d’un niveau politique intéressant à discuter. Questions embarrassantes, mais politiquement intéressantes. Et pas, par pitié, le sexisme d’Erdogan, comme si nous étions appelés à corriger un garnement mal élevé.

3) Il y a enfin une troisième option, que j’ai refusé jusqu’à la fin de prendre en considération parce que, tout en m’attendant au pire en ce qui concerne la manipulation médiatique, je pensais qu’elle avait des limites.

Arrivé au dernier échange d’explications officielles, la Turquie persiste à dire que c’était là exactement le protocole convenu.

Du côté européen, aucun démenti n’est arrivé, seulement la recommandation générale : « Cela ne doit plus arriver » (adressée à qui ? Au corps diplomatique lui-même ?).

Voilà, si les choses sont vraiment ainsi, toute l’histoire est simplement un spectaculaire montage médiatique, fait pour coller au seul canon d’interprétation resté sur pied en Occident, c’est-à-dire la « naturalisation » et « privatisation » de la sphère politique, qui fait que toutes les questions semblent s’adresser seulement à des troupes d’adolescents (concentrés sur le sexe, l’âge, la race, le bullying, etc), et qu’il n’existe qu’une superstructure, et pas de structure (comme il convient à des adolescents qui ne travaillent pas pour vivre, et dont l’unique problème est de se confronter aux opinions de leurs parents).

La politique réduite à une obsession pubertaire (« Il me regarde ? », « Il ne me regarde pas ? », « Pourquoi il me regarde ? », « Il me respecte ? », « Il me méprise ? », etc.).

En somme, on est passé de : « Ce qui est personnel est politique » à : « Toute la politique, ce sont des embrouilles personnelles ».

Si ce niveau d’aveuglement n’était pas tragique, il serait ridicule.

 https://sinistrainrete.info/articoli-brevi/20159-andrea-zhok-un-paio-di-osservazioni
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COMMENTAIRES  

13/04/2021 08:19 par irae

J’y ai juste vu deux gros machos et même deux gros impolis. Que le belge s’assoie bien tranquille tout sourire en dit long sur la marge de progrès de nos sociétés à prétention égalitaire.
Quant à erdogan s’il n’est pas capable de mettre ses convictions machistes dans le cadre de ses fonctions de coté il n’est pas professionnel ou si c’est de la bonne grosse provoc c’est puérile.
Car je ne crois pas une seconde à la boulette.
Quant à la ursula encore une incapable d’habiter sa fonction. Ce n’est pas une femme qui a été humiliée c’est la présidente de l’UE. Elle apporte de son côté la preuve que nous sommes le paillasson planétaire sur qui les autres peuvent s’essuyer les pieds. Moi j’aurais tourné les talons et ne serait revenue qu’après rectification du dispositf ou m’en serais allée.
Je condamne les 2 muffles a être livrés à une horde de femen en furie.

13/04/2021 09:27 par chb

Le « représentant des états » a-t-il tenté d’incarner l’introuvable diplomatie UE aux dépens de Mme von der Leyen, ou les turcs auraient-ils arnaqué les services protocolaires pour une pantalonnade people à la Chaplin ?

13/04/2021 13:40 par Phil

@irae Von der Layen n’est pas la présidente de l’UE ...elle est la présidente de la Commission européenne, nuance. Il faut savoir qu’il se passe pour l’instant ici à BXL une passe d’armes entre elle et Michel, la Commission désirant affaiblir le Conseil européen (Michel), c’est en tous cas ce qu’il se murmure dans les milieux où l’on s’autorise à penser comme aurait dit Coluche.

Que Charles Michel soit un goujat, c’est très probable, mais que Von der Layen soit un épigone de Thatcher l’est tout autant. Ce qui est certain c’est que ce sont des nains politiques.

13/04/2021 14:52 par Manant

Un article qui fait remonter l’espoir : un homme réfléchit, se pose des questions, écarte les préjugés, se garde de juger et indique qu’il y a, quelque part, un problème. Lequel ? À vous d’y réfléchir, je vous ai communiqué les données sans en exclure aucune. Cela s’appelle le libre-arbitre. Il avait été enseigné, il fut un temps, par des gens qu’on appelait : des humanistes.

13/04/2021 17:47 par irae

OK Phil ursula est la présidente de la commission qui est l’organe exécutif de l’UE, bon j’ai fait un parallèle un peu rapide avec le chef de notre exécutif. Ne change rien au fond de l’affaire.
Sur le thatchérisme la comparaison forte avec les faible et faible avec les forts se tient.

13/04/2021 18:47 par Xiao Pignouf

Superbe et imparable analyse qui laisse le champ libre à la réflexion des lecteurs.

14/04/2021 08:15 par carlito

Excellent Sofa-gate, Merci le Derviche

Le maïtre des cérémonies en son palais s’est fait plaisir :
 montrer le triste Charles Michel pour ce qu’il est un gros bof vaniteux
 mettre Der Leyen dans le rôle, si féminin, de la victime impotente
 riculiser l’Union européiste et ses fausses "valeurs" dont on ne soulignera jamais assez l’ypocrisie humanitaire

et les envoyés l’ont si bien compris qu’ils en sont resté coits

l’UE complices des crimes commis en Syrie, en Irak, en partenariat avec Erdogan ; mais payant celui-ci (et nettement moins les malheureux Grecs crucifiés par la Troïka).
L’Ue et ses tambours Otaneux, qu’ils crèvent enfin.

Très bonne article, merci pour ce moment.

14/04/2021 10:38 par Assimbonanga

Mme von der Leyen a dit "Hum..." et la face du monde en a été changée.
Bon, c’est sûr, vaut mieux réfléchir avant de réagir impulsivement. C’est quoi les dessous des dessous de ces histoires de chipie ? Y a quoi d’autre encore dans ces finasseries de diplomatie à 3 bandes ? On est loin de tout savoir et on a déjà oublié comme monsieur Junker était un alcoolique bien dissimulé dans le protocole et soutenu par les dirigeants politiques humains et compréhensifs qui le prenaient par le coude pour le remettre sur la trajectoire de l’estrade. C’est quoi ce bordel ? Nous en bas, on a du mal à suivre.

14/04/2021 11:12 par cunégonde godot

Trop bon M. Erdogan.
Le statut réel de Mme Von der Leyen est celui d’un fonctionnaire. Elle n’était donc protocolairement à sa place ni sur un fauteuil ni sur le canapé...

14/04/2021 11:46 par Assimbonanga

Le statut réel de Mme Von der Leyen est celui d’un fonctionnaire ? Ah ? Comme quoi ? Comme un agriculteur qui vit sur ses subventions européennes ? N’est-elle pas élue, c’est à dire soumise à l’aléatoire de l’élection, contrairement à un fonctionnaire embauché sur un contrat pour un travail précis ?

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