RSS SyndicationTwitterFacebookFeedBurnerNetVibes
Rechercher

Colonisateurs et colonisés

L’autre jour, j’assistais à une belle discussion de thèses ayant pour objet des auteurs de ce qu’on appelle les études postcoloniales (« post colonial studies »).

Tout était intéressant mais, tandis que j’écoutais des arguments de Frantz Fanon, Edward Saïd, etc, j’ai eu, à un certain moment, ce que les psychologues de la Gestalt appellent une Intuition (Einsicht, Insight).

On parlait de la façon dont les études postcoloniales cherchent à affaiblir les théories philosophiques, linguistiques, sociales et économiques au moyen desquelles les colonialistes occidentaux avaient « compris » les peuples colonisés en projetant sur eux leur propre auto-perception.

J’écoutais comment on analysait la nature psychologiquement destructrice du colonialisme qui, en imposant une identité coloniale asservissante, attaquait même la santé mentale des peuples soumis.

Ces blessures psychologiques, cette pathogénèse psychiatrique se produisent dans la mesure où le regard colonial ôtait au colonisé la capacité de se percevoir en tant qu’« être humain pleinement réussi », parce que et tant qu’il ne réussissait pas à être indiscernable du colonisateur.

Mais une telle assimilation totale était destinée à ne jamais se produire, à être toujours contemplée comme un idéal étranger bien que désiré. Par conséquent, le subordonné était condamné à une demi existence, dans une sorte de monde de deuxième classe, irréel.

Cette dignité inférieure par rapport à la culture colonisatrice finissait par inculquer une mentalité à la fois servile et frustrée, perpétuellement insatisfaite.
Face au risque de perpétuelle dislocation mentale, une partie des colonisés réagissait en essayant de faire comme si leur situation de subordination était justement ce qu’ils avaient toujours désiré.

D’un autre côté, avec la consolidation de la domination coloniale, la capacité même à organiser son existence d’une manière différente de celle du colonisateur s’amenuisait, car il y avait de moins en moins de gens qui se souvenaient du monde « d’avant ».

Le dernier pas, décisif, était l’adoption de la langue du colonisateur, que le colonisé parlait naturellement toujours d’une façon infra-optimale et reconnaissable en tant que dérivée. A partir du moment où les colonisés commencent à adopter la langue des colonisateurs, ils importent le regard des oppresseurs et leurs structures d’aliénation : en intériorisant le regard des oppresseurs, le colonisé finissait par générer des formes d’auto-racisme systématique.

Ainsi donc, tandis que j’entendais toutes ces choses, je raisonnais, comme nous faisons tous, en assumant que « nous » étions les colonisateurs et les autres les colonisés.

Mais alors, d’un coup, se produisit le basculement gestaltique, l’intuition.

D’un coup, j’ai vu que nous imaginer comme ce « nous », c’était, là aussi, le fruit de notre intériorisation de la culture des colonisateurs.

Après avoir été colonisés par les Anglo-américains, nous, en tant qu’italiens, ou méditerranéens, avons adopté leur regard au point d’imaginer que « nous » étions comme eux, que c’était nous qui avions sur la conscience des siècles de traite des esclaves et d’exploitation coloniale impérialiste, avec lesquels nous devions régler nos comptes (en mettant en valeur quelques épisodes pathétiques et ratés en Libye et dans la Corne de l’Afrique, comme si nous jouions dans la même catégorie que les professionnels (1)).

Dans ce dernier demi-siècle, nous avons adopté pleinement et sans bruit toutes les dynamiques des peuples assujettis, nous imaginant que la « vraie vie » c’était celle qui nous arrivait en tant qu’imaginaire d’outre-océan, oubliant tout ce que nous avions et étions pour nous projeter dans l’existence supérieure des colonialistes, prêts à assumer leurs péchés dans l’espoir que cela nous assimile, au moins de ce point de vue, au modèle inaccessible.

Cette sorte d’existence à moitié, craintive et heureuse d’être soumise, mais frustrée du fait que nous sommes encore toujours loin du modèle, a créé des vagues d’un auto-racisme inépuisable, et a brûlé toutes les possibilités de renaissance.

Toute notre culture, de la culture populaire à la culture universitaire, s’est lancée, dans une mesure de plus en plus large, dans ce processus de mimèsis, imaginant que si nous baragouinions quelques néologismes anglais ou si nous en farcissions les documents officiels (des programmes scolaires aux directives ministérielles), nous acquerrions magiquement la puissance de notre bien aimé oppresseur.

En tant que pays sous occupation, nous nous sommes imaginé que nous étions les « alliés » des occupants et, tandis que nous nous gargarisions de notre sagacité dans la dénonciation, partout dans le monde, des « gouvernements fantoches », nous ne voyions pas ceux qui se succédaient (et se succèdent) chez nous.

Dans toute cette histoire de fausse conscience proclamée, dont il faudrait raconter les péripéties dans un livre à part, nous sommes toujours restés un degré en dessous de la connaissance de ce que nous sommes et pouvons.

Aujourd’hui, alors que les orientations de la puissance occupante montrent des signes de désintérêt à notre égard – sauf comme plate-forme de décollage pour des chasseurs-bombardiers (2) – aujourd’hui, peut-être, se présente, pour la première fois depuis trois quarts de siècle, la possibilité de sortir de cette situation de fausse conscience.
Nous serons peut-être sous peu capables de nous appliquer aussi le regard de l’émancipation coloniale à nous-mêmes. Ce sera une prise de conscience douloureuse, et des forces énormes s’y opposeront, mais le processus est lancé et, avec la dégradation fatale de notre situation intérieure, il émergera de plus en plus.

Notes de la traductrice

(1) La France, elle, a eu, certes, un véritable empire colonial, mais toujours limité par le dynamisme supérieur de la Grande-Bretagne et, maintenant, n’existant qu’avec la permission des Etats-Unis.

(2) L’auteur se réfère à la plus importante des 120 bases étasuniennes implantées sur le territoire italien, celle de Sigonella, sur la côte est de la Sicile, qui joue un rôle essentiel dans le dispositif militaire de l’OTAN et des Etats-Unis, lors de la Guerre du Golfe, comme aujourd’hui : c’est de là qu’est parti le 30 janvier 2020 le drone d’attaque qui a tué le général iranien Qasem Soleimani, c’est de là que décollent les drones qui fournissent en permanence, dans le cadre de la guerre en Ukraine, des renseignements sur les mouvements des troupes russes.

»» https://sinistrainrete.info/articoli-brevi/23470-andrea-zhok-colonizza...
URL de cet article 38148
  

Même Thème
Impérialisme humanitaire. Droits de l’homme, droit d’ingérence, droit du plus fort ?
Jean BRICMONT
Jean Bricmont est professeur de physique théorique à l’Université de Louvain (Belgique). Il a notamment publié « Impostures intellectuelles », avec Alan Sokal, (Odile Jacob, 1997 / LGF, 1999) et « A l’ombre des Lumières », avec Régis Debray, (Odile Jacob, 2003). Présentation de l’ouvrage Une des caractéristiques du discours politique, de la droite à la gauche, est qu’il est aujourd’hui entièrement dominé par ce qu’on pourrait appeler l’impératif d’ingérence. Nous sommes constamment appelés à défendre les (...)
Agrandir | voir bibliographie

 

Ce que vous faites peut paraître insignifiant, mais il est très important que vous le fassiez.

Gandhi

Le DECODEX Alternatif (méfiez-vous des imitations)
(mise à jour le 19/02/2017) Le Grand Soir, toujours à l’écoute de ses lecteurs (réguliers, occasionnels ou accidentels) vous offre le DECODEX ALTERNATIF, un vrai DECODEX rédigé par de vrais gens dotés d’une véritable expérience. Ces analyses ne sont basées ni sur une vague impression après un survol rapide, ni sur un coup de fil à « Conspiracywatch », mais sur l’expérience de militants/bénévoles chevronnés de « l’information alternative ». Contrairement à d’autres DECODEX de bas de gamme qui circulent sur le (...)
103 
L’UNESCO et le «  symposium international sur la liberté d’expression » : entre instrumentalisation et nouvelle croisade (il fallait le voir pour le croire)
Le 26 janvier 2011, la presse Cubaine a annoncé l’homologation du premier vaccin thérapeutique au monde contre les stades avancés du cancer du poumon. Vous n’en avez pas entendu parler. Soit la presse cubaine ment, soit notre presse, jouissant de sa liberté d’expression légendaire, a décidé de ne pas vous en parler. (1) Le même jour, à l’initiative de la délégation suédoise à l’UNESCO, s’est tenu au siège de l’organisation à Paris un colloque international intitulé « Symposium international sur la liberté (...)
19 
Analyse de la culture du mensonge et de la manipulation "à la Marie-Anne Boutoleau/Ornella Guyet" sur un site alter.
Question : Est-il possible de rédiger un article accusateur qui fait un buzz sur internet en fournissant des "sources" et des "documents" qui, une fois vérifiés, prouvent... le contraire de ce qui est affirmé ? Réponse : Oui, c’est possible. Question : Qui peut tomber dans un tel panneau ? Réponse : tout le monde - vous, par exemple. Question : Qui peut faire ça et comment font-ils ? Réponse : Marie-Anne Boutoleau, Article XI et CQFD, en comptant sur un phénomène connu : "l’inertie des (...)
93 
Vos dons sont vitaux pour soutenir notre combat contre cette attaque ainsi que les autres formes de censures, pour les projets de Wikileaks, l'équipe, les serveurs, et les infrastructures de protection. Nous sommes entièrement soutenus par le grand public.
CLIQUEZ ICI
© Copy Left Le Grand Soir - Diffusion autorisée et même encouragée. Merci de mentionner les sources.
L'opinion des auteurs que nous publions ne reflète pas nécessairement celle du Grand Soir

Contacts | Qui sommes-nous ? | Administrateurs : Viktor Dedaj | Maxime Vivas | Bernard Gensane
Le saviez-vous ? Le Grand Soir a vu le jour en 2002.