« Camarades, camarades ». Quand on use en commun ses semelles sur le parcours d’une manif unitaire, en voyant flotter la banderole FO dans les environs, la remarque tombe presque toujours : « Ah ! Ça fait quand même mal de défiler avec Force Ouvrière, le syndicat inventé par la CIA ». Voilà, à vie FO est habillé de sa bannière étoilée. On en reste là sans plus de questions posées sur l’histoire syndicale. On sait, au fil des temps, les divisions, scissions et les abus de pouvoir, mais on ignore l’ignominie qui a frappé la CGT en 1939. Ignorance rompue par le dernier livre qu’Annie Lacroix-Riz vient de publier au Temps des Cerises : Scissions syndicales, réformisme et impérialismes dominants, 1939-1949.
Je suis d’accord avec vous ce titre long comme un boa est du genre à faire décamper le lecteur. Et il aura tort puisque l’étude musclée de l’historienne met à la lumière le visage hideux de certains responsables de la CGT d’avant-guerre. Ceux qui ont ouvert des gouffres sous les pieds de leurs militants, leur argument à ce suicide étant de lutter contre « le danger communiste ». Avec leur volonté de pouvoir, c’était leur bonne raison de passer de la lutte des classes au nazisme... Le livre de Lacroix-Riz passe cet épisode du mouvement ouvrier à la paille de fer et ça fait mal. Vous allez dire « Ah bon ! Incroyable, Lacroix-Riz a rejoint Courtois au comptoir de l’histoire, celle qui enchante monsieur Gattaz ? ». Eh bien non, la professeure continue de rouler pour le faible contre le fort. Ce n’est pas parce que, comme les trains, elle roule à gauche qu’elle n’a pas de point de vue sur le chef de gare, fut-il cégétiste.
Son livre regorge d’horreurs concernant les actes et trahisons, en rafale, commis par le courant munichois de la CGT. A sa tête on trouve Léon Jouhaux, anti communiste compulsif et munichois frénétique. Prudent, il délègue à son coadjuteur, l’infâme René Belin, la charge de structurer un pan de la CGT qui soit capable de brandir le drapeau de la collaboration. Pour exprimer ses pensées moisies il détient la publication Syndicats. A une époque où un journal ne sert pas qu’à allumer le feu, les idées de Belin font des ravages chez trop de militants. Reconnaissons à ce Belin le peu de logique de son engagement puisqu’il passe sans moufeter de la défense de la classe ouvrière au service de Vichy. Ville d’eaux où il va devenir ministre du Travail et de la Production nationale de Pétain et aussi signer les lois anti-juives du 3 octobre 1940. Un bon citoyen tranquillement mort dans son lit sans autres tourments : gracié en 49. Il serait injuste de punir un tel serviteur qui a tenté d’édifier une CGT sans un seul militant communiste à l’intérieur.
Dans le premier chapitre de son livre, Annie Lacroix-Riz se livre à une réflexion sur L’étrange défaite, l’ouvrage de l’historien Marc Bloch qui, dès 1940, a le courage de dresser le bilan du fiasco, avant de finir exécuté en tant que résistant. Bloch cloue en première place les militaires au tableau du déshonneur, l’historien lui-même mobilisé, a vécu à bout portant les épisodes de la « drôle de guerre ». C’est là qu’il a pu mesurer l’inanité du commandement. Bloch fustige aussi une droite qui a refusé de « s’informer sur le monde », « la haute bourgeoisie appuyée par la finance et la presse », considérant Hitler comme un bienfait ou un moindre mal. La gauche n’est pas épargnée puisque Bloch stigmatise les ouvriers « trop bien payés et pas assez mobilisés dans l’effort de guerre ».
Pour Lacroix-Riz, qui avec Le choix de la défaite a publié la Bible sur les origines de la guerre, le propos de Bloch, même 75 ans plus tard, mérite d’être revisité. Le « sabotage » dénoncé par Bloch est essentiellement le fait de ceux-là qui, à l’intérieur de la CGT, avaient
choisi Hitler. Avec Belin ils préfèrent le chancelier moustachu à l’esprit du Front Populaire, un Front qui, allez savoir, s’il venait à reprendre force, serait bien capable de conduire le PC à la tête de la France. S’il a comme source de revenus première ses combines et le détournement des cotisations, le groupe « pacifiste » a d’autres cordons à sa bourse. Par exemple les francs de Jean Courtrot « l’idéologue en chef » de la banque Worms. Aux quelques journalistes qui s’étonnent de voir le CGT se diviser aussi radicalement, les amis de Belin répondent « les communistes de la CGT n’agissent pas pour défendre la cause ouvrière, ils sont là pour « faire la révolution »... Et Léon Jouhaux, prudent patron de la CGT, approuve discrètement les putschistes. Des militants qui peuvent également compter sur le soutien des Renseignements Généraux. Lacroix-Riz n’épouse pas l’analyse de Bloch selon laquelle des ouvriers rêveurs et paresseux auraient saboté leur travail. Pour elle, cette attitude, quand elle a existé, a été dictée et financée par le patronat.
Ça ne va pas vous étonner mais, la guerre terminée, toute la clique dirigeante de la CGT, celle regroupée derrière le journal Syndicats, est recyclée par le patronat. Plus que jamais l’objectif est de poursuivre la lutte « contre l’hydre marxiste ». Les Etasuniens débarquant avec de grosses valises de dollars et leurs idées capitalistes viennent au secours d’une cause qui est désormais au cœur de la Guerre froide. L’American Federation of Labor et sa tête de pont en Europe Irving Brown vont jouer à fond une carte, la création de syndicats qui ne veulent que le mieux pour le patronat. C’est toute cette bataille entre ce qui va devenir le monde ultra libéral et celui du travail qu’analyse Lacroix-Riz, au travers de l’histoire syndicale avec, comme toujours chez elle, le poids des documents.
Un Marc Bloch étonné avait écrit dans L’étrange défaite : « Les chefs des principaux syndicats qui comptaient parmi les puissances de la République se sont, en une alliance étrange, rencontrés sur les routes de la capitulation avec les ennemis de leur classe et de leurs idéaux »... Le chaos de 39-45 passé, la trahison, moins voyante, est toujours là, et c’est sans honte ni obstacles, qu’avec une pluie de dollars Léon Jouhaux, en 1947, va lancer Force Ouvrière et recevoir le Prix Nobel de la Paix en 1951 !
Pour en revenir à l’éclatement de la CGT, les choses vont encore mieux si l’on se met bien dans le crâne, et on le doit, la contribution essentielle du syndicat, débarrassé de ses renégats, à la Résistance et la libération de la France. Parmi les 27 fusillés de Chateaubriand, on compte sept secrétaires de fédérations de la Confédération : Désiré Granet (papiers et cartons), Jean Grandel (postes) Charles Michaels (cuirs et peaux), Jean Poulmarc’h (chimie), Henri Pourchasse (cheminots), Jean-Pierre Timbaud (métallurgie) et Jules Vercruysse (textiles). Et les martyrs qui n’avaient pas leur carte CGT, étaient des communistes. La signature du pacte germano-soviétique n’a pas mis de frein à leurs actions. Attitude incomprise du « philosophe » Onfray quand il s’en vient donner en seconde mort au malheureux Guy Môquet accusé de n’avoir jamais été résistant. Une prise de position qui devrait imposer le silence à vie de cet agité du bocage (Normand). Parmi les autres résistants, ayant appartenu à la CGT avant ou après la guerre, on peut citer Ambroise Croizat, Henri Rol-Tanguy, Henri Krazucki, Lucien Sampaix, Benoit Frachon, et ajouter à leur gloire celle de ces anonymes généralement honoré au coin d’une rue par quelques fleurs séchées accrochées à une plaque in memoriam en décrépitude. Ce nécessaire rappel pour être clair : dire que la bande à Belin et une partie de la CGT a choisi Hitler n’est pas écrire que le syndicat fut collabo. Non, puisqu’il était dans la Résistance à la première heure et l’appel lancé par Charles Tillon le 17 juin 40 est là pour le prouver.
Si la lumière que braque Lacroix-Riz semble arriver bien tard, c’est la faute à ces règlements scélérats qui ont trop longtemps interdit l’accès aux archives, surtout brûlantes. Pas grave, le livre est quand même à l’heure. Au moment où l’on passe le Code du travail au hachoir on voit se dessiner un nouvel espace pour les ennemis des travailleurs. La porte est ouverte à la création de micro syndicats newlook, capables de guider au mieux des intérêts du Medef et la gestion hollando-macronnienne du nouveau monde du travail.
Jacques-Marie BOURGET
Scissions syndicales, réformisme et impérialisme dominants 1939-1949, Annie Lacroix-Riz, éditions Le temps des cerises. 15 euros.